Cette nuit qui peut faire vaciller la France

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Tension près des Champs Elysées samedi en fin d’après-midi.
© Getty Images

Après une journée de manifestations relativement calme de prés de 125 000 «gilets jaunes» à travers la France, la nuit s’annonce risquée dans plusieurs grandes villes, où les casseurs ont remplacé les protestataires. Le récit à Paris, de la Place de la République à la Gare Saint-Lazare…

Deux visages des manifestations parisiennes. Deux réalités qui, cette nuit, peuvent transformer plusieurs villes françaises en poudrières. D’un coté, la place de la République où s’achève, à la tombée de la nuit, la marche pour le climat remplie de «gilets jaunes» plutôt débonnaires, venus réclamer la «convergence des luttes sociales et écologiques». Leurs pancartes, brandies à bout de bras, réclament au choix l’augmentation immédiate de 30% du salaire minimum, la promotion des régimes vegan et la mobilisation internationale contre le dérèglement climatique, tandis qu’une banderole «Rendez l’argent» flotte sur la célèbre statue. De l’autre, à une heure de marche au milieu d’un cortège ininterrompu de protestataires et de barrages policiers, des scènes de pillage autour de la gare Saint-Lazare. Des groupes de jeunes y défoncent la devanture d’un Starbucks avec le pilier d’un abribus démonté. La façade d’un McDonald’s est dépecée et quelques sièges ont été jetés sur le bitume pour constituer une barricade. Le boulevard Poissonnière pue le plastique brulé. Premiers tirs de gaz lacrymogènes. Plus tard dans la soirée, retour à la République noyée à son tour sous les lacrymogènes. La place si symbolique est évacuée manu militari. Pas question, pour les forces de l’ordre déployées en masse depuis l’aube, de laisser s’installer une nuit de violences urbaines.

Violences à Bordeaux

Les chiffres disent pour l’heure la violence maitrisée. 125 000 manifestants recensés dans toute la France selon le ministère de l’intérieur. Plus de 60 personnes blessées à travers la France. Près de 1400 interpellations dans le pays. 975 gardes à vues à 18 heures. Des heurts à peu près partout. Des violences inédites à Bordeaux et Toulouse. Une journée de protestation contenue grâce à l’impressionnant dispositif de sécurité. Pas moins de 89 000 membres des forces de l’ordre mobilisés en France pour cette journée, dont 8000 à Paris.  A Bordeaux, lors d’affrontements violents, un homme jeune a été touché à la main, apparemment arrachée par une grenade. D’autres personnes ont été blessées.

A Paris, les Champs Elysées n’ont pas été de nouveau le théâtre de scènes de pillages. Mais partout vers 20 heures, les «gilets jaunes» continuaient d’assiéger l’avenue. Fragile équilibre. La violence est en embuscade dans tous les interstices du quadrillage mis en place par les forces de l’ordre. Sur les Grands boulevards, à hauteur du cinéma Le Grand Rex, une simili-barricade de pneus et de poubelles renversés barrent l’artère. On se retourne.  Autour de nous, les gilets jaunes à l’allure joviale et sympathiques semblent avoir disparu avec la tombée de la nuit. Les masques noirs ont remplacé les écharpes pour masquer les visages et se protéger des gaz. Les coups de pieds résonnent dans les vitrines restées ouvertes. Sur la place de la République laissée derrière nous, le slogan «La ZAD est partout» fait remonter à la surface les plus mauvais souvenirs des fameuses «zones à défendre».

Des manifestants venus pour en découdre

Les protestataires de l’ultra-gauche, qui ont passé la journée dehors à réclamer hausse de salaires et démission d’Emmanuel Macron, laissent peu à peu la place à d’autres types de manifestants, venus aussi pour en découdre. Eux parlent de revenir samedi prochain, de ne rien lâcher. Ils égrènent le montant des «insupportables» factures à payer. Tous disent gagner entre 1 200 et 1 700 euros par mois. Puis le mot «révolution», entonné avec ferveur par ces jeunes désireux de faire entendre leur cri contre les inégalités croissantes, n’a soudain plus le même goût. D’une rue à l’autre ou presque, la situation peut virer au chaos. «Le week-end dernier, la journée avait été violente dès le début raconte un trentenaire, vétéran «gilet jaune», originaire d’Alsace. Là, cela va bouger dans les heures qui viennent. C’est cette nuit que tout peut vaciller. Personne n’est contre nous. Même ceux qui en bavent à cause de nos blocages»

Fabrice est un «gilet jaune» quinquagénaire descendu de Longwy, en Lorraine. Il est fonctionnaire territorial, payé 1800 euros par mois. Lui et quelques amis sont venus à Paris en voiture, de nuit, pour ce quatrième samedi de mobilisation consécutif. Il sait que quelques rues plus loin, la casse est à l’ordre du jour. Il reconnait les contradictions des Français qui veulent à la fois être davantage protégés et payer moins d’impôts. Le pouvoir d’achat est selon lui la clé. Son gilet affiche «30% de hausse du Smic» écrit en gros. Un autre «gilet jaune», en roller sur le boulevard Voltaire, à hauteur de la Place Léon Blum, distribue des tracts réclamant l’instauration immédiate d’un revenu universel «d’au moins 600 euros par mois».

«Ils ne pourront pas nous maitriser»

Les violences? Gilles, un des Lorrains rencontrés place de la République, les juge «nécessaires». Il se demande ouvertement «comment l’on peut vivre à Paris». Un autre manifestant provincial nous demande la direction des Champs Elysées. «On est en France. Sans violences, rien ne bouge. Tant que le pouvoir n’a pas peur, il n’écoute pas» dit-il. Comment en finir? «Dissoudre l’Assemblée ou faire démissionner Macron, je ne vois que ces deux options poursuit un gaillard harnaché, avec casque de moto sur la tête. Il parle du stage qu’il doit bientôt commencer, mais se dit ce samedi soir «en mode castagne»». Poursuite des manifestations ou pas? «Bien sûr que l’on va continuer. On n’a plus rien à perdre. On est des milliers dans Paris à ne rien vouloir lâcher. Ils ne pourront pas nous maitriser»

Le calcul des forces de l’ordre françaises était de tenir et d’empêcher la constitution de grands groupes de manifestants. Mais sur le terrain, la «fièvre jaune» est à son pic: les images des lycéens arrêtés en fin de semaine dernière sont sans cesse citées comme exemples des abus de pouvoir répétés de l’exécutif. Un groupe de manifestants se réunit, après une journée de heurts, dans une rue adjacente à la gare Saint-Lazare. Les téléphones portables crépitent. Chacun fait circuler photos et commentaires sur les réseaux sociaux. «Il vont multiplier les bavures. C’est obligé. On les tient». Le concert des sirènes est presque ininterrompu, à quelques dizaines de mètres des grands magasins fermés et barricadés derrière les planches que des groupes de jeunes tentent d’arracher.

Si la nuit s’enflamme et qu’une partie de la capitale française est de nouveau blessée, le gouvernement pourra difficilement prétendre pouvoir maitriser l’incendie face à des activistes qui, entre eux, se disent désormais «insurgés». Le réveil de Paris endolori, dimanche matin, dira l’aggravation ou non de cette «révolution» que beaucoup de Gilets Jaunes réclament ouvertement.

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