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On dirait que les médias ne peuvent traiter qu’un seul sujet à la fois. Dès qu’on commence à y voir plus clair sur un mono-sujet, aussitôt on n’en parle plus. Un clou chasse l’autre…
Et pourtant, la démocratie durable exige de penser dans la durée. Pas dans l’instant.
Je me pose donc les questions de fond que tout le monde se pose, même si depuis deux jours on parle d’autre chose. Il s’agit de la France, qui n’est plus en fureur, mais qui a toujours la jaunisse.

1. Comment en sommes-nous arrivés là ? 2. Où donc tout cela peut-il aller ? 3. Où donc certains voudraient-ils aller ? 4. Où donc Macron peut-il aller ?
1. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Une fois entendu le discours du chef de l’Etat (10 décembre 2018, 20h), rien n’est réglé : le problème de fond demeure. Il dépasse largement la seule France. Il n’y a encore aucune solution solide et sérieuse 1° pour recentrer le néolibéralisme mondialisé, dont trop de gens ne veulent plus ; 2° pour remplacer le compromis social-démocrate mis à mal par la mondialisation et la révolution industrielle numérique.
Le président a-t-il ouvert une véritable perspective susceptible de pointer dans ces directions ? Il ouvre à demi le portefeuille et annonce une grande concertation. Celle-ci pourrait mener à quelque chose si le problème de fond était posé. Le sera-t-il ? Il faudrait une hypothèse de travail commune et déjà des concepts, à affuter.
C’est muni de ces instruments, déjà traduits en pré-projets de lois, et déjà testés auprès de divers auditoires, qu’il eût fallu arriver au pouvoir. Et c’est sous couvert d’une telle perspective d’avenir, que le président Macron eût pu faire accepter des sacrifices raisonnés au peuple français, tout en bénéficiant de la confiance et de l’autorité européenne et internationale absolument nécessaire à un projet ambitieux, qui ne peut pas réussir dans un seul pays à la fois. Le président paye donc son impréparation. Pas d’équipe suffisante, pas de projet mûri, de grandes intuitions certes et de l’enthousiasme, une culture générale, mais il manque une pensée plus forte et une imagination plus audacieuse. Il est le dos au mur. Il voulait présenter une vision d’avenir. Il en est réduit à sauver les meubles. Ses chances de succès ne sont pas nulles mais elles sont minces.
2. Où donc tout cela va-t-il aller ?
A mon avis, il aurait fallu que, cyniquement, il accorde deux à trois fois plus de concessions matérielles, ou qu’il renonce à son programme de candidat pour une vision puissante ouvrant sur l’espérance. L’immense jacquerie actuelle ne va probablement pas cesser, même si elle peut se détendre pour un moment.
Elle ne mènera à rien d’autre qu’à un immense gâchis s’il n’y a pas d’élites pour la conduire, dotées d’une vision claire de l’avenir. Les partis d’opposition, modérés ou populistes, n’ont pas le début d’un projet sérieux de remplacement du néolibéralisme mondial technocratique qui sévit.
Le psychodrame protestataire auquel nous assistons, et qui s’est assuré désormais un relais chez les lycéens, risque ainsi de devenir une fin en soi. Les petites décisions prises dans urgence ne feront guère que traiter les symptômes tout en aggravant la maladie.
Par exemple, la simple augmentation du SMIC de 10% aura inévitablement pour conséquence de faire augmenter le chômage. Les classes moyennes, sur lesquelles repose la démocratie durable, sont les grandes absentes de son discours. Ce sont pourtant elles qui vont payer la note alors que ce sont elles qui sont sans cesse mises à contribution, bien qu’elles souffrent moins que les classes populaires qui manifestent.
Donc, la tension va se reconstituer, à supposer qu’elle s’apaise, et nous devons prévoir : hystérie populaire, faux semblants du pouvoir impuissants et surtout morosité de la désespérance. Qui nous en fera sortir pour de bon ? Va-t-on aller jusqu’à la révolution et la crise de régime ?
3. Où donc certains voudraient-ils aller ?
Certains séditieux ne sont pas dépourvus de vision. Ils ne disparaitront pas. Ils pourront profiter du désordre endémique pour tenter de remettre à l’ordre du jour diverses formules totalitaires, néo-communistes, trotskystes ou islamistes. D’autres peuvent estimer que l’avenir consiste dans la démondialisation radicale : la réorganisation de chaque économie sur une base strictement nationale, autarcique ; le renfermement de chaque nation dans sa propre culture et sa propre population.
Il est malheureusement très clair que ces choix ne peuvent à terme conduire qu’à des dictatures néo-fascistes ou néo-communistes, non pas comme dans le passé, mais sur le mode postmoderne. En l’absence de nouvelle vision sérieuse, telle ou telle de ces tentatives pourrait peut-être avoir quelque chance de réussite, si une main de l’étranger pouvait les pousser. Le recours à l’armée serait-il alors nécessaire ? Nous n’en sommes pas là.
4. Où donc Macron peut-il aller ?
Le président de la République reste en grande difficulté, car il est isolé.
Par son image de progressiste dogmatique, il s’est aliéné les conservateurs. Ce terme mérite une explication. Par « conservateurs », je n’entends pas ici les gens qui ont peur des casseurs, ni la Manif pour tous, mais d’abord (car c’est ce qui est pertinent sur le sujet de Gilets jaunes) tous ceux qui souhaitent conserver en l’état les institutions, droits et privilèges reçus des générations précédentes.
La solitude d’Emmanuel Macron démontre qu’il y a, dans notre pays, une majorité de « conservateurs », qui va bien au-delà des gilets jaunes. Elle démontre aussi qu’à part lui, il n’y a pas grand monde, dans la classe politique, à essayer de formaliser une vision d’avenir pour le pays. Mais sa vision n’est pas populaire en l’état, sans doute parce qu’elle n’est pas assez centriste, au meilleur sens du mot, pour les raisons que nous avons essayé de dire plus haut.
De plus, le péché originel de sa présidence est le « coup d’Etat légal » qui a volé la présidence aux Républicains. Inutile d’y revenir, mais cela explique en partie sa solitude actuelle.
De plus, il n’a pas de parti, il s’est isolé de toutes les organisations et il a vexé une infinité de gens… A défaut de vision, le président isolé ne retrouvera une base politique minimale que s’il arrive à construire une transition acceptable entre les traditions nationales démocratiques et sa vision de l’Europe, entre les droits sociaux et la France entrepreneuriale qu’il imagine. Sinon les oppositions furieuses convergeront. La tentation, l’espoir – et peut-être les chances – de le mettre à bas seront alors forts.
Chacun peut admettre de bonne foi que personne n’aurait fait ou vraiment mieux ou vraiment pire que le président Macron, en l’absence de pensée directrice suffisante pour l’avenir. Le peuple français n’est pas composé de veaux. « Le plus têtu de tous les peuples », comme l’écrit The Economist, refuse tout simplement de réformer sans perspective crédible et équitable. La Constitution ne permet pas aujourd’hui le départ du Chef de l’État et son expulsion par la rue est inacceptable. Son départ à cause de pressions et de manœuvres serait un second coup d’Etat semi légal détruisant l’Etat de droit.
Pour autant, si le président ne trouve pas de meilleure vision, il est condamné à se survivre impuissant pendant encore trois ans et la France à ramer dans le marécage. Le rôle principal du président est de prendre acte du problème de fond et de favoriser la recherche d’une pensée commune véritablement innovante, pour trouver les solutions qui nous sortent tous du trou.
Le second acte de sa présidence ne peut commencer que par un acte d’humilité. Le plus gros à cet égard reste à faire. Pas seulement humilité de caractère mais de pensée. Pas de pensée de détail, mais dans les principes. Emmanuel Macron doit reconnaître ouvertement que le néolibéralisme a fait long feu, que lui-même a sous-estimé les difficultés et voulu forcer trop de gens à faire trop de choses qu’ils détestent, sans leur offrir ni perspective ni contreparties suffisantes. Ce qu’il doit dire aux Français, c’est qu’ils peuvent s’en prendre à lui s’ils en ont envie, mais qu’ils ne gagneront rien à le crucifier, parce que le problème dépasse infiniment sa personne et sa geste technocratique.
On peut redouter que sa présidence soit durablement paralysée, ou même qu’à plus ou moins longue échéance elle finisse mal. Toutefois, en l’absence de concurrents vraiment crédibles, de vision alternative rationnelle et non extrémiste, et surtout à défaut d’un goût soudain des Français pour l’aventure et la violence, ce mouvement risque plutôt de pourrir dans la désespérance.
Mais si Emmanuel Macron veut faire plus que survivre en tapant dur et en faisant semblant d’exister, il doit déjà briser son isolement et se souvenir que le pouvoir est impuissant sans l’autorité qui vient d’une vision de l’avenir et du fond vivant de la culture substantielle. Car il y a une culture française et une culture européenne.