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Le président Macron, huitième de la VeRépublique, en sera-t-il le dernier ? Cette question, certains se la posent. Elle incline à éclairer la situation présente et à en scruter le futur au moyen d’une comparaison entre Charles De Gaulle et Emmanuel Macron.

Pour bien comprendre De Gaulle, il faut lire Le fil de l’épée, son livre de 1932. Car il s’y est peint tout entier. Ouvrons-le page 62 (édition Perrin, 2015, préface par Hervé Gaymard). Nous y trouvons d’abord l’homme jupitérien, avec « la passion d’agir par soi-même » et la « rudesse dans les procédés ». « Assuré dans ses jugements et sûr de sa force, il ne concède rien au désir de plaire. » Il a le courage de « parler net » (p.70). De plus, « un tel chef est distant, car l’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement. » Son pouvoir « ne va pas sans mystère » (p.76). « Au-dessous de lui, l’on murmure tout bas de sa hauteur et de ses exigences » (p.62). Mais on le suit, surtout dans les temps difficiles, car dans la crise, c’est à lui qu’on peut se fier pour nous conduire à bon port.
L’expérience montre que les Français ne sont pas contre Jupiter, à certaines conditions. Au contraire, ils sont trop égalitaires pour ne pas aimer un élément capétien de monarchie populaire. C’est pourquoi De Gaulle a pu construire sa synthèse de République et de monarchie, une « monarchie républicaine », selon la formule de Maurice Duverger, adaptée au caractère des Français. Les faits ont montré que ces derniers n’ont pas reproché d’emblée à Emmanuel Macron sa posture jupitérienne, surtout après s’être sentis tant de fois ridiculisés par l’anomalie hollandaise du « président normal ».
Mais pour De Gaulle, cette conduite jupitérienne, qui ne peut être une simple posture théâtrale, n’est pas tolérable sans réciprocité. En effet : « Récipro-quement, la confiance des petits exalte l’homme de caractère. Il se sent obligé par cette humble justice qu’on lui rend. Sa fermeté croît à mesure, mais aussi sa bienveillance, car il est né protecteur. » (p.62) Ainsi Jupiter se sent-il « exalté » par la confiance des humbles. Cela ne va pas sans une estime sincère envers eux, qui le sentent, et qui pour cela, l’apprécient, même quand ils le trouvent incommode. Pour cette raison et dans cette mesure, il les apprécie. Il sent leur besoin de « sécurité », de protection. Cette protection, il la leur accorde, et la fidélité devient réciproque. Les petits sentent qu’il n’est pas d’abord solidaire des grands, mais du peuple entier et d’eux-mêmes en priorité, et qu’il souffre de la jalousie des grands, comme eux-mêmes de leur égoïsme et de leur indifférence. Et puis, Jupiter tient à ce que ce contrat entre lui et le peuple soit « plus onéreux » pour lui-même que pour les autres. On ne lui reprochera jamais de recevoir fastueusement les dirigeants des pays étrangers, parce qu’on sait qu’il mène une vie de travail, simple et presque austère, marque de son désintéressement. Telle est la réciprocité qui fait que les Français supportent pendant dix ans Jupiter.
Macron, au contraire, a affiché sa familiarité avec les grands et les gros, il a traité les petits avec mépris, ou (ce qui est aussi grave) il leur en a donné l’impression. Sa femme et lui ont trop donné l’impression aussi de profiter des jouissances et avantages du pouvoir. C’est donc premièrement faute d’avoir imité cette réciprocité généreuse, que le président Macron a été pris en grippe par ceux sur lesquels tout monarque républicain doit par priorité s’appuyer. Je ne vois guère dans l’histoire que Charles X, et aussi Marie-Antoinette, pour avoir été détestés à ce point et de cette façon. Cette comparaison n’est rassurante pour personne.
Mais cette absence de réciprocité explique seulement le côté affectif de la crise. Car elle a aussi un côté rationnel. « Vienne la crise, écrit De Gaulle, c’est lui, l’homme de caractère, que l’on suit », car « il lève le fardeau de ses propres bras» On ne lui sait pas gré seulement de son effort généreux, mais d’abord du succès des affaires du pays. De Gaulle a été élu pour finir une guerre, donner au pays sa constitution naturelle et le réformer pour lui rendre son rang et lui rouvrir un avenir. Et il l’a fait. Macron a été élu pour faire de grandes choses et il n’a rien fait de grand.
Il est très clair qu’il ne pouvait pas réformer sans prendre des décisions sortant du cadre de la doctrine commune, à laquelle s’étaient tenus ses prédécesseurs. Les règles des traités européens sont d’utiles garde-fous et il faut s’y tenir contre les démagogues, forts en gueule mais intellectuellement impuissants, « humeurs brouillonnes et inquiètes » qui nous auraient ruinés. Mais elles constituent aussi une de ces funestes doctrines a priori auxquelles on se tient en France par ce «goût du système », qui est selon De Gaulle le contraire de l’esprit classique et le défaut fréquent de l’esprit français. De Gaulle analysait ainsi les échecs de la France comme des échecs de la rationalité (4èmeconférence, De la doctrine). Pour réformer la France en 2017, il fallait être capable, non pas de serrer la ceinture sans conviction, non pas de vider les caisses et faire sauter la banque, mais de mettre de côté la doctrine : et ainsi sauver la liberté économique au prix de l’orthodoxie néolibérale et l’Europe au prix de l’orthodoxie européenne.
Les Français ne reprochent à Macron ni d’avoir été Jupiter, ni de les avoir conviés à l’effort, mais de leur avoir fait croire qu’il avait pris la mesure du problème et qu’il avait la résolution de mettre en œuvre des solutions audacieuses et vraiment au niveau des enjeux. Or il est malheureusement trop clair, quand on voit le niveau absurde des dépenses, qu’il n’a même pas été capable (pas plus que ses prédécesseurs) de mettre en œuvre une banale politique d’austérité à la bruxelloise, et à bien plus forte raison s’est-il montré incapable de nous faire sortir de cette logique où nous avons le choix entre la faillite et la récession (plus la révolution). « Les volontés, les espoirs » ne s’orientent plus vers lui « comme le fer vers l’aimant ».
La constitution gaullienne est indispensable pour réformer le pays. Sans elle, il s’enfoncerait dans l’immobilisme et le chaos. C’est à cela qu’il faut penser en priorité. Car « si une bonne constitution ne fait pas à elle seule le bonheur d’un peuple, une mauvaise peut suffire à faire son malheur ». Mais cette bonne constitution a été faussée parce que plusieurs des successeurs de De Gaulle, incapables d’exister au niveau présidentiel, ont voulu donner quand même l’impression de présider, en dévorant simplement la fonction du premier ministre. Le quinquennat fut à cet égard une erreur grave. Un président jupitérien, s’il préside vraiment, est plausible. Un premier ministre jupitérien est non seulement ridicule, mais insupportable. Par ailleurs, la constitution a aussi été faussée par une inscription illogique dans une structure fédéraliste qui ne convient ni à l’Europe, ni à la France.
De Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, a eu son mai 68. « De Gaulle démission!», « Dix ans, ça suffit ! », criaient les manifestants. Macron est là depuis dix-huit mois et il vit la même chose. Faudra-t-il qu’on dise de lui ce qu’écrivit De Gaulle au sujet de Trochu, dont nous avons tous oublié le nom : « Mêlé, jeune encore, aux grandes affaires, dont il avait le sens et l’expérience, il se trouva porté au faîte du pouvoir à un moment décisif pour la patrie. Il ne lui manquait rien, pour jouer un grand rôle national, sinon l’audace de l’entreprendre et la fermeté de s’y tenir»? Ou, prenant la mesure de ses devoirs et regagnant la confiance des Français, verra-t-il « jouer en sa faveur l’alternance du destin », « comme le vent redresse l’arbre après l’avoir penché » ?