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Bachar el-Assad, Etats-Unis, La France, La Turquie, Les Kurdes, Syrie
Jean-Pierre Filiu
Le pari occidental sur une milice kurde pour lutter contre Daech en Syrie était voué à l’échec, un échec qui s’avère aujourd’hui désastreux.

Les FDS affichant, en octobre 2017 à Rakka, le portrait géant d’Abdullah Öcalan, le fondateur et leader du PKK
Les Etats-Unis et la France ont commis une erreur stratégique majeure en s’appuyant exclusivement sur les Forces démocratiques syriennes (FDS) pour lutter contre Daech en Syrie. Les FDS sont en effet dominées par la milice kurde du Parti de l’Union démocratique (PYD), organiquement liée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont elle est la branche syrienne. Il fallait beaucoup d’aveuglement pour croire qu’une milice étrangère par le recrutement (kurde) et par l’idéologie (gauchiste) à la population (arabe et sunnite) de la vallée de l’Euphrate pourrait y stabiliser la situation, une fois le pseudo-califat de Daech renversé. Le retrait de Syrie annoncé par Trump le mois dernier ne fait qu’accélérer la crise d’une construction que le très lourd tribut payé par les FDS au combat contre Daech ne rend pas moins fragile. A l’heure où l’attention internationale se concentre sur le risque d’une offensive turque contre les FDS, il n’est pas inutile de revenir aux fondamentaux de l’équation kurde en Syrie.
LE REFUS DE COLLABORER AVEC LES REVOLUTIONNAIRES SYRIENS
C’est à Barack Obama que revient la décision, à l’été 2014, de s’appuyer sur les seules FDS en Syrie comme partenaire au sol de l’offensive menée par les Etats-Unis contre Daech. Le président américain a toujours nourri la plus grande méfiance à l’encontre des groupes révolutionnaires, majoritairement arabes et sunnites en Syrie. Il leur reproche tout à la fois leur fragmentation organisationnelle et leur noyautage islamiste. Ce sont pourtant de tels groupes qui, engagés depuis 2011-12 dans une guérilla révolutionnaire contre le régime Assad, ont lancé en janvier 2014 leur « deuxième révolution », cette fois contre Daech, qu’ils sont parvenus à expulser d’Alep et du nord-ouest du pays. La principale vulnérabilité de ces groupes réside dans le fait qu’ils sont obligés de combattre sur deux fronts, contre le régime Assad, d’une part, et contre Daech, d’autre part.
Tel n’est pas le souci du PYD/PKK qui peut d’autant plus facilement se concentrer sur Daech qu’il entretient une collaboration ancienne avec le régime Assad: le chef et fondateur du PKK, Abdullah Öcalan, a résidé à Damas, sous la protection des renseignements syriens, de 1984 à 1998, période durant laquelle le PKK assumait des fonctions supplétives de maintien de l’ordre dans le Nord-est du pays; Bachar al-Assad, afin de diviser l’opposition en 2011, a légalisé le PYD, lui accordant un véritable monopole sur la scène kurde de Syrie, jusqu’alors marquée par le pluralisme partisan et la diversité d’opinions. Des milliers de guérilleros du PKK quittent alors la Turquie vers la Syrie, dans le cadre de négociations menées entre Öcalan, emprisonné depuis 1999, et le gouvernement Erdogan. Ce transfert permet au PYD d’assurer sa domination sur le « Rojava », ainsi que le Nord-Est de la Syrie, majoritairement kurde, est désormais dénommé. Le tout avec l’accord du régime Assad, qui continue d’entretenir une présence discrète dans la zone.
« L’ENNEMI DE LA FRANCE, C’EST DAECH »
Les Etats-Unis avaient en 2007 fait le choix, couronné de succès, de s’appuyer en Irak sur des milices arabes et sunnites, dites du « Réveil » (Sahwa), pour lutter contre la branche locale d’Al-Qaida. Les jihadistes ont pu, à la faveur du retrait américain d’Irak en 2011, se reconstituer en « Etat islamique », profitant du fanatisme anti-sunnite du Premier ministre Maliki en Irak et des facilités offertes par le régime Assad. Obama, pour les raisons exposées plus haut, n’a jamais voulu soutenir des groupes arabes et sunnites dans la lutte contre Daech. A la recherche d’un partenaire kurde et fiable, il est très déçu par la faible pugnacité des peshmergas (combattants kurdes) du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), après la chute de Mossoul, en juin 2014, alors que les guérilleros du PKK résistent avec acharnement dans le massif irakien du Sinjar, sanctuaire de la population yézidie. La libération par le PYD, en janvier 2015, de la ville syrienne de Kobané, après une bataille sanglante avec Daech, achève de sceller la collaboration entre le Pentagone et le PKK en Syrie.
Les combattantes et les combattants kurdes, dont le courage est indéniable, ont bénéficié à Kobané d’un soutien aérien massif des Etats-Unis. Un tel soutien n’a jamais été apporté aux révolutionnaires syriens, qui auraient partout pu, s’ils avaient disposé d’un tel appui, renverser le rapport de forces. La question devient de toutes façons rhétorique avec l’intervention directe de la Russie en Syrie, en septembre 2015, qui sauve sans doute le régime Assad et qui coïncide avec la décision française de contribuer à la campagne américaine contre Daech en Syrie. Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, martèle que « l’ennemi de la France, c’est Daech, Bachar, c’est l’ennemi de son peuple ». Cette posture est endossée par Emmanuel Macron après son élection de mai 2017, dans une continuité affichée avec François Hollande. La France, en réduisant son engagement en Syrie à la seule lutte contre Daech, se prive, comme d’ailleurs les Etats-Unis, de tout principe de légitimité alternatif à celui du régime Assad, toujours reconnu comme représentant de la Syrie à l’ONU.
LES AMBITIONS REGIONALES DU PKK
La suite est connue et elle était parfaitement prévisible. Les FDS/PKK, une fois sorties des zones majoritairement kurdes, sont bien moins efficaces sur un terrain qui leur est hostile. La prise de Rakka, en octobre 2017, s’accompagne d’évacuations négociées avec les FDS de centaines de combattants de Daech, ainsi que de frappes indiscriminées qui laissent la ville à l’état de ruines. Les FDS organisent, dès la libération de Rakka, une cérémonie à la gloire d’Öcalan (voir la photo ci-dessus), qui choque profondément la population locale. Quinze mois plus tard, la reconstruction de Rakka n’a pas sérieusement débuté, car les FDS sont surtout préoccupées par le quadrillage d’une population qu’elles traitent collectivement avec suspicion. La situation de Rakka se retrouve dans tout l’Est de l’Euphrate, majoritairement arabe et sunnite, où Daech ne peut que jouer du ressentiment anti-FDS. L’état-major du PKK, sonné par l’annonce de Trump sur le retrait américain de Syrie, ouvre immédiatement des pourparlers avec le régime Assad, espérant négocier un retour limité du régime en contrepartie du maintien de l’essentiel de l’autonomie du « Rojava ».
Un tel désastre n’a été rendu possible qu’en occultant la réalité syrienne par le biais de deux prismes idéologiques: l’idéologie d’une lutte contre Daech qui pourrait être artificiellement disjointe de la lutte contre le régime Assad; l’idéologie d’un « Rojava » autogéré, alors que la sécurité du PKK (Assayich) y a toujours le dernier mot. A ces deux prismes idéologiques se sont ajoutés les clichés culturalistes opposant de « gentils » Kurdes, par définition « progressistes », à de « méchants » Arabes, par essence « obscurantistes ». La coalition menée par les Etats-Unis a ainsi misé sur le seul PKK, alors même que la Syrie n’est pour ce parti kurde qu’un théâtre secondaire, par rapport au front prioritaire que reste à ses yeux la Turquie. Le refus d’encourager une alternative proprement syrienne au totalitarisme jihadiste a conduit tout droit à la tragique impasse d’aujourd’hui. Le peuple syrien, dans ses composantes arabe et kurde, en émerge une fois encore comme le perdant absolu, abandonné qu’il est à la vengeance barbare du régime Assad ou au retour de flamme de Daech.