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par Alexis Feertchak

Les «fake news» poussent les journalistes à «fact-checker». Ce souci d’objectivité est un piège si l’on simplifie à outrance le réel, par nature complexe, craint le fondateur d’iPhilo, Alexis Feertchak, lui-même journaliste. Au contraire, ne faut-il pas donner toute sa place à l’incertitude, garante d’un meilleur pluralisme ?


Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l’Université Paris-Sorbonne après un double cursus, Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et rédacteur en chef d’iPhilo, qu’il a fondé en 2012. Il est par ailleurs membre fondateur du think tank de géopolitique Geopragma.


Journaliste dans l’un de nos quotidiens nationaux, je préparais il y a quelques jours un article sur le référendum d’initiative citoyenne et, plus particulièrement, sur une question assez pointue, celle du rôle que pourrait jouer le Conseil constitutionnel si ce dispositif venait à voir le jour.

A l’aide des maigres souvenirs de mes cours de droit constitutionnel, je m’attelais à la lecture d’articles juridiques, mais rien n’y faisait : je ne parvenais pas à comprendre un point technique – le contrôle de constitutionnalité du référendum d’initiative partagée, petit frère du RIC introduit en 2008 – qui, pourtant, était au cœur de mon sujet. J’appelais un éminent professeur de droit, mais celui-ci m’avoua avoir lui-même quelques doutes et me conseilla de demander son avis à un haut magistrat, fin connaisseur du dossier. Celui-ci m’expliqua que ces doutes étaient parfaitement fondés puisque, cette forme de référendum n’ayant jamais été appliquée, il n’était pas possible de savoir de quelle façon le Conseil constitutionnel interpréterait, le jour venu, les dispositions en question. J’étais passé en quelques minutes d’une incertitude subjective à une incertitude objective, ce qui était nettement plus rassurant. Il me suffisait dans mon article de conjuguer les verbes au conditionnel et d’expliquer à mon lecteur que, non, on ne savait pas tout.

Le conditionnel, cet absent

Et pourtant, faites l’exercice, vous verrez : le conditionnel est fort rare dans les médias. La reconnaissance d’une forme d’incertitude l’est tout autant. Une information, il faut que ce soit du béton ! De l’indicatif, vous dis-je, de l’indicatif. Cette tendance va s’accélérant au fur et à mesure que se développent les désormais célèbres «fake news» – ou tout simplement «fausses nouvelles» en français. Devant cette menace grandissante, pullulent aujourd’hui dans la sphère médiatique des «décrypteurs» chargés contre vents et marées de rétablir la vérité. Les anglo-saxons parlent à cet égard de «fact-checking». Fact : fait. Albert a mangé une pomme. C’est un fait simple. Le vérifier n’est guère compliqué. Mais prenons un autre proposition qui est aussi un fait en ce sens qu’elle est entonnée partout et a donc une influence sur le réel : «Si un Brexit dur sans accord passe, l’économie britannique s’effondrera». Courage pour le «fact-checkeur» chargé de déterminer le vrai du faux… Il faudrait en réalité que celui-ci commence en préambule par exprimer la propre incertitude voire les profonds dissensus des acteurs de la science économique en la matière, ce qui cadre mal avec l’esprit même du «fact-checking», qui veut des réponses. A l’inverse, la répétition de ce qui n’est dès lors qu’une doxa – «un Brexit sans accord sera une catastrophe» – alimentera la colère de ceux qui pensent cette proposition invalide. Parmi ces derniers, si certains pourront défendre des raisonnements censés – «pour le Royaume-Uni, les perspectives de croissance ne se trouvent pas en zone euro, mais davantage en Asie ; une indépendance commerciale retrouvée est donc une bonne chose» -, d’autres, certains d’être seuls contre tous dans la manifestation de la vérité, tomberont mécaniquement dans l’univers des «fake news».

Pour passer mes journées au téléphone avec des chercheurs – en ce qui me concerne sur des sujets le plus souvent géopolitiques – je me rends compte à quel point les certitudes sont rares face à l’actualité, le conditionnel et les adverbes de modération étant presque toujours de rigueur. Et souvent, cette incertitude fondamentale, omniprésente lors de la préparation de l’article, disparaît lors de sa rédaction. Prenons un exemple passé paradigmatique : l’élection de Donald Trump. Je me souviens des sondeurs sérieux qui répétaient à raison que les études d’opinion se situaient dans la marge d’erreur et que leur prévisibilité était encore grevée par le système complexe de l’élection présidentielle américaine. Mais rien n’y a fait : le soir de l’élection, à minuit, la plupart des chaînes de télévision annonçaient la victoire d’Hillary Clinton. La raison aurait voulu, non pas d’annoncer la victoire de Trump, mais de dire humblement : «nous ne savons pas». Ne faut-il pas parler d’une forme de «fake news» collective ?

Prenons maintenant le traité d’Aix-la-Chapelle sur les relations entre la France et l’Allemagne. Des anonymes et des responsables politiques ont cru bon de décréter sur les réseaux sociaux que la France allait partager son siège au Conseil de sécurité de l’ONU avec l’Allemagne voire que Berlin récupérerait l’Alsace et la Lorraine. Il n’est pas besoin d’argumenter sur le fait que ces deux propositions sont rigoureusement fausses. Fake news ! On a pu alors voir plusieurs articles de presse résumer à grands trait les articles du traité. Décidément non, impossible de trouver un partage de siège onusien ou l’abandon d’une région ! Ouf, c’était gros ! Laissez passer, il n’y a rien à voir. La bataille de la vérité est gagnée, l’indicatif peut triompher.

Et pourtant non, l’indicatif ne s’impose pas si facilement lorsqu’il s’agit de commenter un traité dont la portée politique, symbolique et historique est aussi forte. Ce n’est pas parce que deux «fake news» énormes sont évidemment fausses que l’objet sur lequel elles portaient ne doit pas passer au tamis d’une analyse mesurée et prudente. Premier exemple : la présidence de la République estime que c’est l’approfondissement d’un traité historique, celui de l’Elysée. Le vent de l’histoire souffle dans le bon sens. Et pourtant, a-t-on suffisamment rappelé les prétentions françaises lors du traité de 1963 ? Il s’agissait pour De Gaulle de séparer l’Europe des Etats-Unis en s’appuyant sur le couple franco-allemand, mais cette initiative a été rendu caduque par Berlin qui a, dans un second temps, inscrit le traité de l’Elysée dans le cadre de l’OTAN. Le texte d’aujourd’hui, qui consacre encore davantage le rôle de l’alliance Atlantique, ne va donc pas, dès lors, dans le sens du texte de 1963 tel que pensé par les autorités françaises de l’époque.

De la prudence, mais pas de relativisme

Second exemple : prenons l’expression d’«Union européenne souveraine» que l’on trouve dans le préambule du traité d’Aix-la-Chapelle. L’Union européenne, qui n’est pas un Etat, serait souveraine ? Raisonnons : la France en fait partie. Or, notre constitution dispose en son article 3 que «la souveraineté nationale appartient au peuple». De souveraineté européenne, il n’est pas question dans notre Grundnorm, comme disent les Allemands. Concernant ces derniers, la Cour suprême de Karlsruhe a d’ailleurs clairement précisé à plusieurs reprises que l’Union européenne ne formait pas un ensemble national ou un peuple uni et que la nation allemande demeurait le seul fondement de la souveraineté. Dès lors, comment l’Union européenne, la France et l’Allemagne pourraient-elles être en même temps pleinement souveraines pour reprendre un adverbe présidentiel ? Il est possible de répondre à cette question dans un sens comme dans l’autre. On trouve par exemple dans les colonnes du Figaro un professeur de droit de l’Université Panthéon-Assas, Olivier Gohin, pour estimer que le traité est inconstitutionnel et nécessite la saisine du Conseil constitutionnel. Je suis sûr qu’il n’est pas difficile de trouver un professeur de droit pour dire que le texte est conforme à notre Constitution. Avec ma formation qui se limite à deux ans de droit public à Sciences Po, je ne me prononcerai pas… Mais en tant que journaliste, j’utiliserais le conditionnel, montrant par là que, non, ce traité n’est pas une évidence pour ceux qui ont raison et une abomination pour ceux qui ont tort.

Il ne s’agit pas là d’une forme de relativisme. Au contraire, que chaque citoyen se fasse en conscience une opinion tranchée sur la question. Mais respectons les règles épistémologiques élémentaires de prudence qui devraient s’imposer à toute personne dont la fonction consiste à poser des mots sur l’histoire en train de se faire. C’est toute la beauté du métier de journaliste et toute la difficulté de son exercice. Lorsque l’on a seulement quelques heures pour étudier, synthétiser et reproduire des événements économiques, politiques, juridiques qui, au-delà de leur complexité technique, représentent souvent un « fait social total » en ce sens qu’ils engagent toutes les dimensions de notre société, ne faut-il pas alors, prudemment, préférer parfois le mode du conditionnel à celui de l’indicatif ? N’est-il pas essentiel aussi, dans la mesure du possible, de toujours rapporter l’événement au contexte historique dans lequel il s’insère et qui dépasse souvent le temps médiatique ? Foncer tête baissée dans un «fait d’actualité» comme s’il n’était pas par nature d’une évidente complexité, n’est-ce pas faire fi de toute la richesse des affaires humaines ?

Assumer les limites de notre entendement

Au fond, c’est en assumant les limites de notre entendement et en précisant les contraintes épistémologiques auxquelles nous sommes confrontés que l’on parviendra peut-être à réduire le fossé grandissant entre la société et ses médias. «Je sais que je ne sais pas» vaut toujours mieux que «faisons comme si nous savions». Au contraire, «fact-checker» avec autorité voire autoritarisme sur des fondements fragiles ne revient qu’à produire des «fake news» du centre du système qui ne feront que décupler celles de ses marges. A l’inverse, c’est par une forme d’humilité assumée que l’on pourrait peut-être enrayer le colporteur de «fake news», qui, porté par une toute-puissance mortifère, cherche les certitudes de ses adversaires pour affermir les siennes. Mais il faut pour cela un journalisme à visage humain : il n’y a rien de pire qu’une information déshumanisée, froidement technique, durement procédurale, qui fait défiler ses dépêches impersonnelles sur un écran de télévision ou d’ordinateur comme si elles tombaient du ciel.

En 1955, dans Histoire et vérité, Paul Ricoeur écrivait : «Nous attendons de l’histoire une certaine objectivité (…) Est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu’elle peut ainsi faire comprendre (…) Cette attente en implique une autre : nous attendons de l’historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l’objectivité qui convient à l’histoire. Il s’agit donc d’une subjectivité impliquée, impliquée par l’objectivité attendue». Peut-être cette qualité de subjectivité vaut-elle aussi pour le journaliste qui œuvrera ainsi, en son âme et conscience, à une certaine objectivité de l’actualité.

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