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Observations du secrétariat général de la CNCDH relative à la proposition de loi « visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs »

Alors que le mouvement social des gilets jaunes continue de mobiliser chaque samedi des milliers de personnes, l’Assemblée nationale s’apprête à débattre cet après-midi en séance publique d’une proposition de loi «visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs»(PPL). Outre le renforcement des sanctions visant certains comportements,cette proposition de loi accorde de nouveaux pouvoirs aux autorités administratives. Dans cette période d’inter-mandature de la CNCDH, le secrétariat général alerte les députés sur les risques engendrés par cette proposition de loi, en s’appuyant sur la doctrine de la CNCDH en matière d’encadrement des libertés fondamentales, doctrine inspirée des standards nationaux et internationaux (Le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’homme, rappellent régulièrement que les restrictions aux libertés doivent être nécessaires , adaptées et proportionnées) .

Le secrétariat général souhaiterait d’abord saluer la suppression en commission des Lois de l’article 1er de la proposition de loi qui prévoyait d’instituer des périmètres de sécurité sur les «lieux de la manifestation, à leurs abords immédiats et à leurs accès».Ce dispositif était directement inspiré de la loi de lutte contre le terrorisme du 30 octobre 2017 (loi SILT, art. 1er), elle-même empruntée au régime de l’état d’urgence. Or, la CNCDH s’est régulièrement employée, ces dernières années,à mettre en garde les pouvoirs publics contre la contamination du droit commun par un droit d’exception particulièrement attentatoire aux libertés fondamentales.

Article 2

L’article 2 de la PPL a déjà fait l’objet d’un communiqué de presse de la CNCDH. En donnant le droit au préfet d’interdire de manifester, à titre préventif, une personne à l’égard de laquelle il «existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public» et parce qu’il «appartient à un groupe ou entre en relation de manière régulière avec des individus incitant, facilitant ou participant à la commission de ces mêmes faits», la PPL soulève des risques importants pour la liberté de manifester sans même apporter une réponse appropriée aux débordements violents.

Si l’objectif est d’interdire aux «casseurs» de manifester, l’arsenal juridique existant y répond déjà : une personne poursuivie pour des faits de violence,ou ayant commis des dégradations,lors d’une manifestation,peut d’ores et déjà faire l’objet d’une peine complémentaire d’interdiction de manifester. Par ailleurs, le droit pénal actuellement en vigueur(en autorisant des réquisitions du procureur sur des infractions telles que la participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de dégradations art. 222-14-2 du code pénal permet déjà d’intercepter des personnes jugées «suspectes» par les autorités en amont d’une manifestation, comme l’illustre-de manière inquiétante d’ailleurs-les très nombreuses interpellations menées notamment à l’occasion des manifestations du 8décembre. Par ailleurs, s’il est aisé de contrôler des supporters de football à l’entrée d’un stade, il en va autrement d’un contrôle des personnes participant à une manifestation, de surcroît si celle-ci n’est pas déclarée. Enfin, et surtout, étant donné le caractère particulièrement vague des motifs susceptibles de justifier l’interdiction préventive de manifester et le fichage des personnes visées, ces mesures de police constituent une atteinte disproportionnée à la liberté de manifester.Là encore, la CNCDH ne peut que rappeler ce qu’elle dénonce depuis l’état d’urgence: des personnes sont privées de liberté parce qu’elles sont suspectées, sans nécessité de rapporter de preuves tangibles, de constituer une menace pour l’ordre public.

Article 3

Alors que la PPL prévoyait à l’origine de créer un nouveau fichier destiné aux personnes privées de manifester, par la voie administrative ou par la voie judiciaire, la Commission des Lois a estimé plus judicieux de les intégrer au fichier des personnes recherchées (FPR). La CNCDH a déjà par le passé mis en garde,à plusieurs reprises,les pouvoirs publics à l’égard de la création de nouveaux fichiers ou de l’extension du champ d’application des fichiers existants. Les risques de violation du respect de la vie privée engendrés par ce fichage l’emportent sur les bénéfices que les autorités pourraient en tirer pour le maintien de l’ordre.

Article 3 bis

L’article3 bis de la PPL, introduit par les députés, prévoit l’examen régulier de la mise en œuvre des articles évoqués plus haut. Cela n’est toutefois pas satisfaisant: si les députés pressentent manifestement que ce texte de loi remet gravement en cause la liberté de manifester, il convient de le rejeter plutôt que d’entériner une nouvelle fois un recul des libertés, qu’il sera difficile de remettre en cause à l’avenir.

Article 4

En érigeant au rang de délit la contravention qui prohibe la dissimulation du visage au sein ou aux abords d’une manifestation, le législateur lui appliquerait désormais une peine d’un an d’emprisonnement et une amende de 15000 euros.Son libellé particulièrement approximatif ne manque pas d’inquiéter: tel qu’il est rédigé, le nouvel article dresse un filet répressif si large qu’il pourra couvrir des comportements sans lien avec des «casseurs». Toute personne se couvrant les voies respiratoires d’un foulard,pour éviter d’inhaler les gaz lacrymogènes, pourrait être interpellée et poursuivie sur le fondement de ce nouvel article.

En outre, cette nouvelle incrimination viendrait étoffer le champ des infractions pour lesquelles les officiers de police judiciaires pourront, sur réquisition du Procureur, procéder à des interpellations massives qui donneront lieu à de très nombreuses gardes à vue susceptibles de priver, à tort, des personnes de la possibilité de manifester (comme cela a pu être observé lors de la journée du 8 décembre).Il convient de rappeler que ces gardes à vue sans suite, qui sont une privation de liberté,ne peuvent pas faire l’objet d’un recours ou d’une quelconque réparation en l’état du droit actuel.

Article 6

L’article 6 de la PPL accroît le nombre d’infractions  pouvant donner lieu à une peine complémentaire.

Le délit de participation à un groupement «en vue de la préparation»de violences ou de dégradations, dont la conformité au principe de légalité est discutable au demeurant,ou bien encore l’organisation d’une manifestation sans déclaration préalable aux autorités,peuvent désormais donner lieu à une interdiction de manifester. Pour défendre la création de cette peine complémentaire devant le Conseil constitutionnel en 1995 ,le gouvernement d’Edouard Balladur insistait sur le fait qu’elle ne concernait que des infractions caractérisant un «grave dévoiement [du droit de manifester] au regard des valeurs démocratiques»: il s’agissait d’infraction allant de deux ans d’emprisonnement à vingt ans de réclusion criminelle. Or, le délit de participation à un groupement susceptible de commettre des dégradations est sanctionné par une peine d’un an.Quant à l’organisation d’une manifestation sans déclaration, elle est passible de 6 mois d’emprisonnement.En permettant au juge, pour ces infractions,d’assortir la sanction pénale d’une peine complémentaire d’interdiction de manifester, le législateur dévoierait la raison d’être de cette dernière et serait manifestement disproportionnée.

La même observation vaut pour l’extension aux personnes reconnues coupables d’organiser une manifestation sans déclaration préalable du large éventail des peines complémentaires (interdiction de séjour, interdiction des droits civiques, civils et de famille notamment) déjà prévues pour le port d’une arme dans une manifestation(3 ans de prison). Là encore,la PPL remet en cause la proportionnalité de la réponse pénale, au terme d’une logique qui place sur le même plan des actes violents et des faits, par eux-mêmes non violents. Elle assimile en définitive des manifestants non respectueux de l’obligation de déclarer un regroupement sur la voie publique à des «casseurs».Il importe de rappeler ici que la Cour européenne protège la liberté de manifestation même si son organisation ne respecte pas le cadre légal national, pourvu qu’elle ne trouble pas l’ordre public.

La liberté de manifester est une liberté fondamentale protégée par les instruments internationaux des droits de l’Homme, au titre de la liberté d’expression et de la liberté de réunion. Justifier de nouvelles entraves à la liberté de manifester par l’existence dans notre droit d’interdictions visant les hooligans,c’est méconnaître que la liberté d’assister à un match de football n’est pas comparable à celle de manifester sur la voie publique. Les pouvoirs publics ne sauraient restreindre encore davantage la liberté de manifester, déjà fortement encadrée, sans porter atteinte à l’un des piliers d’une démocratie vivante.

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