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Natacha Polony , Directrice de la rédaction

C’est un article du New York Times qui était passé un peu inaperçu en France. Il date du 23 mai 2018 et s’intitule : « Ce sont les centristes qui sont les plus hostiles à la démocratie, pas les extrêmes ». L’auteur, David Adler, chercheur en science politique, expliquait comment il avait compilé les résultats de deux études mondiales parmi les plus exhaustives sur les analyses d’opinion, pour comprendre le rapport des citoyens à la démocratie, en fonction de leur positionnement sur l’échiquier politique. Conclusion, aux Etats-Unis comme dans nombre de pays européens, dont la France, les gens s’identifiant comme centristes étaient beaucoup plus méfiants envers des « élections libres et équitables » que ceux qui se positionnaient à l’extrême gauche ou à l’extrême droite. Leur soutien aux droits civils était nettement moins marqué, tandis qu’ils étaient plus nombreux à souhaiter un « chef fort ».

On comprend qu’une telle révélation n’ait pas été relayée avec trop de ferveur de ce côté-ci de l’Atlantique, où l’élection de Jupiter nous fut présentée comme le sauvetage de la démocratie face aux menaces des populistes de tous bords.

Huit mois plus tard, et après une collection automne-hiver au ton jaune vif, l’étude prend toute sa saveur. Il y a, bien sûr, cette loi qui, sous prétexte de lutter contre des casseurs pour lesquels existe un arsenal juridique sous-utilisé, s’emploie à restreindre pour l’ensemble des citoyens la possibilité même de manifester, laissant à la puissance administrative le soin de décider si la personne visée « constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Quand plusieurs membres du gouvernement considèrent que la « peste brune » défile, la menace à l’ordre public est vite constituée.

Cette loi n’est pourtant que l’aboutissement d’une logique à l’oeuvre depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Elle éclate dans les prises de position tonitruantes des soutiens médiatiques du génie de l’Olympe, certains ayant même, au plus fort du mouvement des « gilets jaunes », suggéré l’usage de l’article 16 de la Constitution, celui qui donne les « pleins pouvoirs » au président de la République pour gérer une crise. Il est apparu durant cette période ce que la campagne présidentielle, pour les quelques observateurs qui n’étaient pas frappés de l’étrange épidémie de cécité enamourée, avait laissé entrevoir : derrière les mises en scène de démocratie participative, la volonté farouche de se prémunir contre un peuple qui a la fâcheuse tendance à mal voter. Les plus fervents macronistes sont la déclinaison française de ces démocrates américains qui ne furent nullement gênés par les révélations sur la triche organisée au sein de leur parti pour écarter Bernie Sanders au profit de Hillary Clinton. Quand un candidat « raisonnable » propose de lutter contre les « prurits populistes », quels qu’ils soient, tous les moyens sont bons. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit nullement de défendre la démocratie, mais de défendre un système économico-politique considéré comme le meilleur pour garantir la stabilité et la prospérité. Quitte à le défendre contre l’ignorance coupable des peuples, qui persistent à ne voir que le chômage de masse et leurs fins de mois difficiles au lieu de s’extasier sur le progrès garanti par l’avènement du grand marché global. Emmanuel Macron ne gouverne pas pour le peuple français mais pour la préservation de ce système, au besoin contre une large partie du peuple.

Ce phénomène de radicalisation centriste nous raconte le bouleversement du paysage politique bien plus sûrement que toute dissertation sur la fin du clivage gauche-droite. Nulle « troisième voie » dans le macronisme. La colère engendrée par quatre décennies de marche forcée vers la dérégulation, le libre-échange, l’abandon de toute protection non seulement des salariés, mais surtout des filières industrielles et agricoles, la financiarisation de chaque domaine de l’action humaine, et la paupérisation par la logique du low cost, aboutit à des formes diverses d’insurrection, certaines par le vote – d’où la montée des partis dits populistes –, certaines dans la rue, parfois dans la violence et la haine. Et ces insurrections deviennent le prétexte pour réduire les libertés publiques, mais aussi les capacités de décision de citoyens considérés comme des irresponsables, ou pis, des ennemis du bien commun. Ce faisant, on ouvre un boulevard aux extrêmes, dans un concours de radicalité.

L’autoritarisme d’un Emmanuel Macron, qui semble surprendre certains observateurs, est la traduction décomplexée de cette certitude absolue, chez les néolibéraux, de détenir une vérité plus importante à préserver que la démocratie. Il appartient donc à ceux qui veulent éviter le chaos et les haines d’opposer à ces radicalités diverses la défense de la démocratie, des libertés publiques et de la confiance en ceux que George Orwell appelait les « gens ordinaires ». Tout dogme détenteur du bien absolu conduit, un jour ou l’autre, au totalitarisme.

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