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Raphaël DARGENT

De la liberté des nations à la fraternité universelle

De référendums en dissolutions, du discours de Brazzaville à l’indépendance de l’Algérie, la politique de Charles de Gaulle obéit à un principe directeur : la souveraineté nationale et populaire. Ainsi, loin de tout césarisme ou de nostalgie de l’Empire français, le Général apparaît-il comme un authentique démocrate et un homme de paix.  Mieux : en se faisant le héraut de la liberté des nations, il servit la grandeur de la France.

Longtemps on fit de François Mitterrand un moderne et de De Gaulle un homme du passé. Longtemps on accusa, à la suite de l’auteur du Coup d’Etat permanent, le Général d’être tenté par le pouvoir personnel, absolu et autoritaire tel Louis XIV ou Louis Napoléon Bonaparte, quand plus tard c’est lui, de Gaulle, qui démissionna en 1969 dès le premier désaveu populaire et que c’est l’autre, François Mitterrand, qui préféra « la cohabitation » à la démission en 1986, refusant ainsi la sanction populaire. Qui était le plus respectueux du peuple ?  Longtemps on fit mine d’oublier, sous le règne mitterrandien, que c’est le Général qui permit l’indépendance de l’Algérie en 1962, et que François Mitterrand, quelques années plus tôt, alors ministre de l’Intérieur sous la IVe République, répétait à l’envi : « L’Algérie, c’est la France ». Qui était le plus attaché à la liberté des nations ? Aujourd’hui, le temps a fait son œuvre de justice : de Gaulle apparaît pour ce qu’il fut, c’est-à-dire un démocrate et un humaniste. Toute la classe politique, à la suite des Français, le redécouvre. Á tel point que bien peu d’hommes – et de femmes ! –  politiques socialistes se réclament actuellement du « mitterrandisme » quand nombre d’entre eux, en quête d’une haute caution morale, n’hésitent plus à se référer à Charles de Gaulle. Aujourd’hui, c’est de Gaulle qui appartient au XXIe siècle et c’est Mitterrand qui est en passe d’être oublié. C’est dire si le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe d’indépendance et de démocratie, principe au cœur de la pensée du Général, redevient, après une éclipse de trente ans, notre contemporain.

La souveraineté comme principe directeur

Quand de Gaulle entre dans l’histoire le 18 juin 1940, il place d’emblée l’indépendance, la liberté, c’est-à-dire la souveraineté, comme ressort de son engagement. Le 22 juin, il clôt son discours par « Vive la France libre dans l’honneur et dans l’indépendance » et le 24 il appelle à rendre « la liberté au monde et la grandeur à la Patrie », liant déjà, comme il le fera vingt ans plus tard,  les deux termes de liberté et de grandeur. En cela, Charles de Gaulle s’inscrit pleinement dans la tradition issue de la Révolution française qui consacra le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Sans doute en juin 1940  pourrait-il faire sienne cette leçon de Maximilien Robespierre qui déclarait le 2 janvier 1792 : « La plus grande extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis. » Grand lecteur d’Ernest Renan, de Gaulle ne peut manquer de connaître ce passage de Qu’est-ce qu’une nation ? au sujet du destin de l’Alsace-Moselle : «  Si des doutes s’élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d’avoir un avis sur la question. » Ainsi, l’indépendance nationale, le choix par les peuples de leur propre destinée, est sans nul doute l’épine dorsale de la pensée de Charles de Gaulle et ce qui motive son action en 1940 et la motivera dans toutes ses décisions ultérieures. Précisons qu’il s’agit chez lui non pas tant d’une idée acquise par les lectures personnelles ou la formation intellectuelle qu’un réflexe naturel, fait de simple bon sens et de patriotisme.

Si le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se traduit dans l’ordre de la politique extérieure par l’expression de la souveraineté nationale, il se traduit dans l’ordre de la politique intérieure par l’expression de la souveraineté populaire, c’est-à-dire par la démocratie. D’ailleurs, dans l’esprit de Charles de Gaulle, indépendance et démocratie sont liées : elles expriment les deux versants de la liberté. Ainsi déclare-t-il à Londres le 27 mai 1942 : «  La démocratie se confond exactement, pour moi, avec la souveraineté nationale. La démocratie, c’est le gouvernement du peuple par le peuple, et la souveraineté nationale, c’est le peuple exerçant sa souveraineté sans entrave. » (1) C’est pourquoi, après la lutte pour l’indépendance française, de Gaulle veillera-t-il toujours dans sa pratique politique à s’appuyer sur le suffrage populaire, qu’il s’agisse de confirmer sa propre légitimité, de solliciter l’opinion des Français sur des questions essentielles, de modifier les institutions ou encore d’acter le processus de décolonisation. Fallait-il être de mauvaise foi, et lui faire un mauvais procès, pour l’accuser d’instrumentaliser le référendum à des fins personnelles et n’y voir que les plébiscites du Second Empire ? En matière institutionnelle, n’était-ce pas éminemment démocratique d’organiser un référendum constitutionnel le 21 octobre 1945 sur l’Assemblée constituante et ses pouvoirs ? de faire ratifier par le peuple la Constitution de la Ve République  le 28 septembre 1958 ? de faire encore en sorte que depuis le 28 octobre 1962 le Président de la République soit élu au suffrage universel, réforme majeure sur laquelle aujourd’hui certains parlementaires partisans d’une VIe République aimeraient secrètement pouvoir revenir ? En matière coloniale, n’était-ce pas éminemment respectueux du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes de permettre à la Guinée de Sékou Touré de quitter librement la Communauté française ? au reste de l’Afrique équatoriale et occidentale française de faire de même un peu plus tard ? de procéder le 8 janvier 1961 à un référendum sur l’autodétermination de l’Algérie et de faire approuver les accords d’Evian par l’ensemble des Français le 8 avril 1962, consacrant ainsi l’indépendance du pays?  En matière de réformes, n’était-ce pas être à l’écoute du peuple que d’annoncer le 24 mai 1968, en pleine crise, et pour la résoudre, l’organisation prochaine d’un référendum sur la participation des étudiants aux grandes orientations de l’Université, référendum qui dut être ajourné du fait de la tournure des évènements ? Enfin, était-ce une attitude césarienne que de quitter immédiatement le pouvoir, et ce sans grandiloquence, le 27 avril 1969, s’estimant désavoué par le peuple, au terme d’un référendum sur la réforme du sénat et des régions perdu par 52,41% des suffrages, quand ses successeurs, n’ayant que le mot de « démocratie » à la bouche, renâclent décidément à tirer les conséquences politiques élémentaires de leurs désastres électoraux ?

Certes, de Gaulle n’aimait pas les partis mais c’est à tort que ses adversaires voyaient dans cette animosité le signe d’un esprit autoritaire et anti-démocratique. Il est vrai que de Gaulle, à l’expression des partis censés représenter le peuple, préférait l’expression du peuple lui-même. « Il n’y a qu’un souverain : le peuple, déclarait-il devant l’Assemblée consultative provisoire le 28 juillet 1945. Une Assemblée souveraine, dans quelle mesure l’est-elle ? Dans la mesure où le peuple lui en a donné les pouvoirs. Un point, c’est tout. Oui, le peuple seul est souverain. » (2) Qui prétend que la représentation nationale est toujours représentative ? En l’absence de référendum, la récente Constitution européenne par exemple, rejetée par plus de 55% des Français, fut sans conteste ratifiée à plus de 90% par leurs représentants. Où est la démocratie ? C’est pourquoi, sur les sujets fondamentaux, de Gaulle optait pour le référendum et c’est pourquoi, dans les moments de crise, il souhaitait via la dissolution qu’on en appelât directement au peuple pour résoudre les blocages et trancher les décisions. «  Je crois, disait-il, qu’en France la meilleure cour suprême c’est le peuple et que, lorsqu’il y a divergence ou impossibilité d’accorder le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, ou bien lorsque le pouvoir législatif ne parvient pas à dégager une majorité ( …) le meilleur arbitre est alors le peuple. Il faut se résoudre à demander au peuple de trancher. C’est cela le vrai fonctionnement de la démocratie. Je suis convaincu qu’une des faiblesses de la IIIe République (…) c’est qu’en fait, dans la Constitution de 1875, le droit de dissolution n’existait pas. »(3) Dissoudre l’Assemblée pour que le peuple redistribue les cartes et redevienne maître du jeu, c’est ce qu’il fit lui-même avec succès le 30 mai 1968.

Le champion de la liberté des nations

 Comment ce que de Gaulle souhaitait pour la France, à savoir l’indépendance et la démocratie, la souveraineté nationale et populaire, aurait-il pu le refuser aux autres peuples et pour le monde ? C’eût été non seulement une incohérence mais une indignité. Charles de Gaulle ne défendait pas seulement le principe de souveraineté pour l’honneur, pour l’intérêt supérieur des patries ou par simple bon sens : il le revendiquait parce que c’était moral, il le revendiquait par humanisme. Selon lui, le droit de chaque peuple à disposer de lui-même ressortissait de sa dignité. Paul-Marie de la Gorce, parmi d’autres, a fort bien vu la chose : « La prise en charge par-dessus tout de la nation française l’a conduit à la prise en compte de l’existence des autres nations, par delà l’extraordinaire diversité de leurs cas, et à distinguer ainsi l’essentiel parmi la foule des données qui se présentaient à lui. Comme aussi son action tout entière tendue vers l’indépendance de la France impliquait logiquement, comme il le fit, la défense de l’indépendance des autres nations, de l’Europe à l’Afrique, de l’Amérique à l’Asie. » (4)

Charles de Gaulle avait pourtant un jugement mesuré sur la colonisation. Dans le contexte actuel de repentance généralisée, il n’est pas inutile de relire les confidences qu’il fit à Alain Peyrefitte ou à son propre fils. S’il n’est pas tendre au sujet de l’assimilation française (« Les peuples colonisés supportent de moins en moins leur colonisateur. Un jour viendra où ils ne se supporteront plus eux-mêmes. En attendant, nous sommes obligés de tenir compte des réalités….. (…) Nous avons fondé notre colonisation, depuis les débuts, sur le principe de l’assimilation. On a prétendu faire des nègres de bons Français. On leur a fait réciter : « Nos ancêtres les Gaulois » ; ce n’était pas très malin. » (5), il reconnaît tout de même les aspects positifs que peut avoir le fait colonial. En évoquant la colonisation des Gaulois par les Romains, il dit : « Il ne faut pas le regretter, car ces derniers leur ont appris l’Etat, l’administration, l’architecture, les routes, la monnaie, le droit écrit et le code civil, la discipline militaire, les arts, l’agriculture organisée, la métallurgie, le négoce maritime et j’en passe. Seuls les peuples imbéciles ne reconnaissent pas la colonisation, même si elle n’a pas toujours été tendre à cause de leur propre barbarie. Ils oublient qu’ils ont été colonisés parce qu’eux-mêmes étaient incapables. » (6) Digressant au sujet de l’Indochine, il insiste : « Les Américains ont toujours considéré que la colonisation était de l’exploitation. Mais c’est d’abord le développement ! On voit bien qu’ils n’ont pas été colonisés par les Romains. Qu’aurions-nous été sans les administrateurs de César, même s’ils n’ont pas toujours été tendres avec nous ? » (7)

Cependant, un tel jugement, empreint de bon sens – qualité qui fait visiblement défaut à nos temps manichéens –, n’enlève rien à son attachement in fine à la libre disposition des peuples de leur destin. C’est en vertu de ce principe qu’il contestera la volonté hégémonique des deux superpuissances pendant la Guerre froide et se fera le champion de la liberté des nations. Á Peyrefitte encore, il confie, dans le contexte de décolonisation : « Les Américains et les Russes se croient la vocation de libérer les peuples colonisés et se livrent à une surenchère. C’est le seul point qu’ils ont en commun. Les deux super-grands se présentent comme les deux anti-impérialistes, alors qu’ils sont devenus les deux derniers impérialistes. »(8) C’est encore en vertu de ce principe qu’il prononce le célèbre discours de Phnom Penh le 1er septembre 1966 condamnant l’entêtement américain dans la guerre du Vietnam et le tonitruant « Vive le Québec libre ! » de 1967 (il confirme alors à Peyrefitte que « la question est que le peuple français du Canada ait la pleine disposition de lui-même. »(9). L’hégémonie, fût-elle américaine, il ne la supporte pas, ni sur l’Asie, ni sur le Canada, ni sur l’Amérique latine, ni a fortiori sur la France ou sur l’Europe. « Nous avons procédé à la première décolonisation jusqu’à l’an dernier, déclare-t-il le 4 janvier 1963. Nous allons passer maintenant à la seconde. Après avoir donné l’indépendance à nos colonies, nous allons prendre la nôtre. L’Europe occidentale est devenue, sans même s’en apercevoir un protectorat des Américains. Il s’agit maintenant de nous débarrasser de leur domination. »(10) Conformément à cette résolution, il quittera le commandement intégré de l’OTAN et agira en la matière afin de « garder la libre disposition de nous-mêmes. »(11)

Une France indépendante dans une Europe indépendante, voilà définie la politique étrangère que veut promouvoir le général de Gaulle. Il n’y a là aucun anti-américanisme primaire mais juste la volonté de voir émerger un monde fondé sur l’équilibre des puissances et la liberté des nations. Pour lui, le projet européen se doit d’être un projet populaire, décidé par les peuples eux-mêmes, voulu par eux et non construit à marche forcée depuis les bureaux bruxellois. Dans sa conférence de presse du 14 novembre 1949, il est on ne peut plus clair : « L’organisation de l’Europe, dit-il, est une chose énorme, extrêmement difficile et qui, à mon sens, implique un acte de foi populaire. Les institutions de l’Europe doivent naître des Européens, c’est-à-dire d’une manifestation démocratique, par le suffrage universel, des citoyens de l’Europe. »(12) Le 7 août suivant, il précise sa pensée quant à la manière de procéder : « « Pour que l’unité européenne devienne une réalité vivante, et non plus un sujet international de dissertation ou un vain et coûteux ensemble de Comités, il faut qu’elle procède directement d’un grand mouvement populaire et de la volonté exprimée par les masses de l’Europe libre. Le premier acte de sa création doit être un référendum au suffrage universel, organisée à la fois dans tous les pays intéressés et par lequel les peuples décideront d’abord de s’unir… »(13) Qu’un tel référendum à l’échelle de toute l’Union européenne n’ait à ce jour jamais vu le jour a de quoi interpeller sur la nature réellement démocratique du projet.

Quant à la construction d’une Europe indépendante, de Gaulle sera souvent seul à la vouloir, nos partenaires préférant presque toujours rester dans le giron atlantiste et sous la dépendance, certes bienveillante, des Etats-Unis.

Enfin, à l’échelle du monde, nul doute que de Gaulle n’aurait guère apprécié le principe d’ingérence, fût-elle humanitaire, qui régit parfois avec complaisance le droit dit international depuis plus d’une décennie, lui qui contesta fermement le 5 septembre 1960 l’immixtion de l’ONU dans le règlement de l’affaire algérienne précisant que « les nations Unies n’ont aucun droit à intervenir dans une affaire qui est de la compétence de la France » (14), lui qui contesta l’intervention d’une force internationale dépendant de l’ONU au Congo ex-belge à l’été 1960, refusant d’y participer et d’apporter une quelconque aide financière à cette intervention, qu’il assimilait à une ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat (15). En effet, la souveraineté de l’Etat, tout comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, lié à elle, était indépassable pour de Gaulle ; c’est encore cette ligne politique qu’il explicitera longuement dans sa conférence de presse du 4 février 1965, regrettant que l’ONU se soit éloignée de sa Charte fondatrice. Tout confirme cette vision géopolitique du Général fondée sur l’équilibre des puissances, la diversité des peuples et la liberté des nations. «  Il faut, disait-il à Peyrefitte, avoir une vision du monde cohérente. La nôtre suppose la non-dépendance. Nous devons avoir la disposition de nous-mêmes. Cela n’empêche pas de coopérer, ni de faire des affaires avec les autres. L’essentiel, c’est que nous prenions nos décisions nous-mêmes, sans laisser à personne le droit de nous les dicter. »(16)

Du discours de Brazzaville au drame algérien : décoloniser

 De Gaulle est certes un admirateur de Lyautey et d’une certaine grandeur coloniale mais ce n’est pas un officier de l’armée coloniale. Il n’a donc pas cet attachement si particulier qui liera d’autres officiers de son temps à l’Empire français. Par conséquent, et suivant les principes qu’on a dit, il assumera la nécessité de la décolonisation. Tout simplement parce que de Gaulle est aussi un pragmatique et qu’il prend en considération deux réalités incontournables : le coût des colonies et la volonté d’émancipation des peuples colonisés. Les raisons matérielles, « cartiéristes », de la décolonisation  coexistent bel et bien chez de Gaulle avec les raisons morales, les raisons humanistes. «  La colonisation, confie-t-il à Alain Peyrefitte, a toujours entraîné des dépenses de souveraineté. Mais aujourd’hui, en plus, elle entraîne de gigantesques dépenses de mise à niveau économique et social. C’est devenu, pour la métropole, non plus une source de richesse, mais une cause d’appauvrissement et de ralentissement.  (…)  le maintien des départements algériens dans la France nous coûterait non seulement un grave préjudice moral dans le monde, mais un effort ruineux ! Ce serait le tonneau des Danaïdes ! (…) Tant que nous ne nous en serons pas délestés, nous ne pourrons rien faire dans le monde. C’est un terrible boulet. Il faut le détacher. C’est ma mission. Elle n’est pas drôle. Mettez-vous à ma place ! Je ne fais pas ça de gaieté de cœur. »(17)

De toute façon, dès le discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, le Général avait prévenu : « En Afrique française, comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n’y aurait aucun progrès qui soit un progrès, si les hommes, sur leur terre natale, n’en profitaient pas moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seraient capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C’est le devoir de la France de faire en sorte qu’il en soit ainsi. Tel est le but vers lequel nous avons à nous diriger », et d’appeler pour ce faire à des « réformes impériales de structure. »(18) Á plusieurs reprises, il rappellera au cours de sa magistrature combien le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est essentiel pour lui, c’est-à-dire pour la France, et combien ce principe est depuis toujours dans la vocation française.

C’est exactement, quoi qu’on en dît, ce qu’il fit pour l’Algérie. Jacques Soustelle peut exprimer de la rancœur dans L’espérance trahie, il se trompe quand il croit que de Gaulle voulut autre chose que ce qui était possible pour l’Algérie. Or, l’Algérie française était tout simplement devenue impossible.  Dans sa conférence de presse du 11 avril 1961, il s’explique longuement sur le sujet. «  Pour définir la politique de la France au sujet de l’Algérie, dit-il, on peut dire, évidemment, d’abord qu’elle vise à faire en sorte que cessent, d’une manière ou d’une autre, les combats et les attentats, parce qu’on ne peut rien construire dans la guerre. On peut dire aussi qu’elle tend à mettre les populations algériennes à même de décider librement de leur destin, car rien ne vaut, ni ne vaudra, qu’en vertu du droit des populations à disposer d’elles-mêmes. (…) Depuis Brazzaville, je n’ai cessé d’affirmer que les populations qui dépendaient de nous devaient pouvoir disposer d’elles-mêmes »(19) Á son fils, il confiera concernant le drame de l’Algérie, qui fut pour lui un douloureux dilemne : « Que pouvais-je faire alors ? Continuer la guerre indéfiniment contre un peuple qui voulait être indépendant ? (20) (…) «  Personne, je dis bien personne, sauf à ratiociner ici et là dans les journaux, n’a été capable de me suggérer une solution différente qui n’ait été chimérique. L’indépendance de l’Algérie était inéluctable. Des deux côtés de la Méditerranée, on ne pouvait plus attendre. Le peuple français ne l’aurait pas supporté sans ajouter encore et sans fin beaucoup plus de maux incommensurables. L’Histoire le confirmera. »(21)

L’autre grandeur de la France

Enfin, et c’est plus important, le Général, en se conformant au principe d’auto-détermination, réussit un prodige : faire de la décolonisation, c’est-à-dire d’un recul territorial et démographique, une avancée humaniste, d’un handicap géographique un atout géopolitique, faire tout simplement d’un apparent affaiblissement matériel une réelle force morale pour la France. De Gaulle, en épousant une évolution devenue inévitable, et bien que cherchant à en réduire la portée par la mise en œuvre de l’Union et de la Communauté françaises, n’abandonna pas la France à la nostalgie ni au sentiment du déclin, mais au contraire se servit du mouvement de décolonisation pour construire une autre grandeur pour la France, une grandeur non plus fondée sur l’étendue, sur la conquête, sur la domination culturelle, économique et politique mais une grandeur fondée sur la paix, la coopération et l’aide au développement. Ainsi Maurice Agulhon n’a-t-il pas tort d’écrire qu’«  une fois la fierté issue de l’Empire colonial devenue malaisée à justifier, désuète, douloureuse même, bref impossible à entretenir sauf à fabriquer une France enfermée dans l’amertume et dans la nostalgie, de Gaulle avait tout fait pour la remplacer par une fierté d’un autre type, la fierté anti-impériale. »(22) De Gaulle voit certes là l’intérêt de la France. C’est ce qu’il déclare le 11 avril 1961 : « Si je l’ai faite [la décolonisation], c’est aussi, c’est surtout, parce qu’il m’apparaît contraire à l’intérêt actuel et à l’ambition nouvelle de la France de se tenir rivée à des obligations, à des charges, qui ne sont plus conformes à ce qu’exigent sa puissance et son rayonnement. (…) C’est un fait : la décolonisation est notre intérêt et, par conséquent, notre politique. »(23)

Mais cela va plus loin encore. La plus grande France de De Gaulle dès lors, c’est celle de la grandeur d’âme. De Gaulle renoue pour ainsi dire avec la vocation éternelle de la France, telle qu’elle se manifesta par exemple aux temps de la Révolution française avec l’établissement des républiques-sœurs. Au-delà du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de Gaulle se fait ainsi le héraut de la construction d’un autre ordre international fondé sur la paix et la coopération. Le 14 octobre 1964, il s’exprime au Brésil : «  C’est par le droit des peuples à disposer entièrement d’eux-mêmes, par la marche de chacun d’eux vers le progrès moderne en vue, non pas d’enrichir des oligarchies intérieures ou étrangères, mais de libérer l’homme, où qu’il soit, quel qu’il soit, de la faim, de la misère et de l’ignorance, enfin par l’aide apportée par les Etats bien pourvus à ceux qui le sont moins, que nous, français, entendons voir cet ordre nouveau et fraternel s’instituer par toute la terre. »(24) Le 14 décembre 1965, il parle aux Français : « Nous, nous sommes ce pays-là, c’est conforme au génie de la France. Nous n’en sommes plus à la domination et à vouloir l’établir, mais nous sommes le peuple fait pour établir, pour aider la coopération internationale. C’est ça, notre ambition nationale aujourd’hui et, faute de celle-là, nous n’en aurions aucune, mais il nous en faut une et celle-là nous l’avons, elle est pour le bien de l’homme, elle est pour l’avenir de l’humanité, il n’y a que la France qui puisse jouer ce jeu-là et il n’y a que la France qui le joue. »(25) Le 10 août 1967, il y revient: « Ainsi peut-elle [la France], dans un monde que beaucoup d’abus anciens ou nouveaux tiennent en effervescence, soutenir, suivant sa vocation, le droit de chaque peuple à disposer de lui-même, droit qui est aujourd’hui le fondement nécessaire de toute confédération, la condition impérative de la concorde internationale, la base indispensable d’une réelle organisation de la paix. »(26)

De Gaulle, partant du droit de chaque peuple à la souveraineté, du droit de chaque peuple à l’indépendance et à la démocratie, souhaitait ouvrir la voie à un monde pacifié, divers et confraternel. Romain Gary fut un de ceux qui perçut le mieux cette dimension universelle et humaniste du Général. « De Gaulle, écrivait-il, ne limite plus sa vision à la seule France. Ce n’était certainement pas un nationaliste vieux jeu qui criait aux foules d’Algérie, les bras levés dans ce geste que tout le monde connaît maintenant et qui semble vouloir embrasser le ciel tout autour : « Il n’y a que deux voies qui s’offrent aujourd’hui à l’humanité : la guerre ou la fraternité. La France a choisi la fraternité. » »(27) Ce choix dictait une grande politique pour la France, mais les successeurs « démocrates » du Général, François Mitterrand en tête, relativisant toujours plus le principe de souveraineté, préférèrent pourtant participer à la construction d’un monde unipolaire et oligarchique. Un monde que de plus en plus de peuples,  dans la ligne du message gaullien, contestent aujourd’hui.

Raphaël DARGENT


  1. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome I, p. 194.
  2. Charles de Gaulle, Lettres, Notes et carnets, 1945, p.48.
  3. Charles de Gaulle, Discours et Messages tome II, pp.220-221.
  4. Paul-Marie de la Gorce, La Nation selon Charles de Gaulle et les nations dans le monde, in Charles de Gaulle et la Nation, Fondation Charles de Gaulle, éditions F.-X. de Guibert, 2002, p.199.
  5. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Quarto, Gallimard, 2002, p.68
  6. Philippe de Gaulle, De Gaulle mon père, Tome I, coll. Pocket, Plon p.578.
  7. Ibid, p.717.
  8. Alain Peyrefitte, opus cité, p.1056.
  9. Ibid, p.1557.
  10. Ibid, p.603.
  11. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome IV, Plon, pp. 383-384.
  12. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome II, p.325.
  13. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome II, p.303.
  14. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome III, p.243.
  15. A ce sujet, voir la Conférence de presse du 11 avril 1961 in Discours et Messages, Tome III, pp.294-296
  16. Alain Peyrefitte, opus cité, p.608.
  17. Ibid, pp. 71-73.
  18. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome I, p.373.
  19. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome III, pp.287-289.
  20. Philippe de Gaulle, opus cité, Tome II, p.264.
  21. Ibid, p.407.
  22. Maurice Agulhon, De la nation-empire à la nation anti-impériale in Charles de Gaulle et la Nation, opus cité, p.31.
  23. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome III, pp.290-292.
  24. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome IV, p.306.
  25. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome IV, p.432.
  26. Charles de Gaulle, Discours et Messages, Tome V, p. 201.
  27. Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France, Coll. Folio, Gallimard, p.39.

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