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 par François-Bernard Huyghe

 Animés par «la liberté des anciens», les Français qui défilent depuis novembre sont mus par le désir d’exister comme «sujets politiques», selon Jean-Bernard Huyghe, coauteur de Dans la tête des Gilets jaunes. Face à un gouvernement qui répond par le mépris, le directeur de recherche à l’IRIS craint une montée aux extrêmes.


Docteur d’Etat en Science politique, habilité à diriger des recherches, François-Bernard Huyghe est directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste de communication et de stratégie d’information. Auteur d’une vingtaine d’essais, il a notamment publié Fake News, la grande peur (éd. VA, 2018) et, avec Damien Liccia et Xavier Desmaison, Dans la tête des Gilets jaunes (éd. VA, 2019). Suivre sur Twitter : @HuygheFb


 Vous publiez l’un des premiers livres écrits sur les «gilets jaunes». Vous avez fréquenté les rassemblements, les manifestations à Paris ou en province. Que pouvez-vous dire de la violence de ce mouvement ?

François-Bernard HUYGHE. – Il faut commencer par dire qu’elle est plurielle. J’ai pu observer quatre «accusés» aux motivations divergentes. D’abord les purs casseurs-pilleurs venus aux premières manifestations à Paris – du moins je n’en ai vu qu’au début – et pour la prédation. Il y a ensuite l’extrême-droite annoncée avec force effets rhétoriques par les ministres («chemises brunes», «venus pour tuer», «adorateurs de Vichy») et que l’on ne retrouve guère dans les arrestations. Dès lors, deux possibilités : soit ils sont diaboliquement lestes, soit leur nombre n’est pas vraiment proportionnel à celui des électeurs de Marine le Pen dans la population (32% des suffrages exprimés). Il y a aussi une extrême-gauche qui me semble se réduire à l’action de black blocs. Paradoxalement leur goût de l’uniforme «à la ninja», leur manœuvre coordonnée et silencieuse, leur style stratégique commando, leur comportement tribal ne correspondent pas vraiment à un imaginaire «de gauche». Leur emploi de la violence est concentré dans le temps et sur des objets emblématiques (banques, voitures de luxe), sauf accrochages de hasard avec des identitaires. Elle répond sans doute au projet de frapper les signes du système et de créer de la tension en attendant l’insurrection qui vient. C’est si subtil que cela ressemble à de la provocation policière… évidemment inimaginable dans notre bel État de droit (rires).

N’y a-t-il pas aussi de simples «gilets jaunes» ?

Oui, il y a des «gilets jaunes» si je puis dire authentiques, souvent primo-manifestants, dont on peut expliquer l’engagement physique soit par le constat que la violence paie en termes publicitaires et médiatiques, soit par une forme d’indignation de se voir gazer et bâtonner comme des délinquants, alors qu’ils vivent dans l’idée que le peuple qu’ils représentent est légitime.

Que traduit toute cette violence ?

L’affrontement prend le caractère à la fois d’une sorte de carnaval où chacun renverse ses interdits et d’un rituel de défi. Il est le rendez-vous du samedi où l’on reviendra chaque fois dans la lice plus résolu encore pour affronter les mêmes. Nous sommes nettement passés dans une guerre de position : personne n’a de Bastille ou de palais d’Hiver à prendre, ni d’usine ou de faculté, bref aucun territoire à défendre. Il s’agit d’user les forces morales et physiques de l’adversaire. Car les «gilets jaunes» subissent aussi une violence physique : dix-huit énucléations et quatre mains arrachées, cela peut faire peur, et, en tout cas, cela contraste, pour le moins, avec les modes de maintien de l’ordre admis dans les autres démocraties occidentales. Mais la violence est aussi symbolique, avec l’éternelle sommation qui leur est faite ou à leurs partisans, de se désolidariser de toute violence même par le silence, de ne pas l’excuser même inconsciemment, de repousser les démons de l’antisémitisme, de la radicalisation et toutes les phobies. Bref d’être moralement impeccables suivant des critères qui feraient passer toutes les révoltes de notre histoire, de 1830 à 1968, pour des brutalités criminelles innommables.

Violence physique et symbolique de chaque côté, n’y a-t-il pas un vrai risque de montée ?

Je n’exclus pas du tout ce risque. Il y a d’abord un effet boomerang d’exaspération des «gilets jaunes» : devant se défendre sans cesse contre un procès en complotisme, en débilité, en bestialité ou en néo-nazisme, ils se sentent d’autant plus niés comme sujets politiques. Ce qui est précisément l’objet de leur révolte, donc ce qui les met en colère et ainsi de suite en un cercle vicieux.

Que se passerait-il si, après des morts dits par accident et presque tous dans le camp des «gilets jaunes», quelqu’un mourrait par arme ? Ou si des forces de l’ordre mettaient crosse en l’air ? La caractéristique de la violence est que chacun croit la sienne justifiée et qu’elle tend à l’escalade ou à l’usure.

S’il y a violence, c’est que la société est agitée par des passions qui s’entrechoquent…

Nous sommes dans un monde où tout le monde est fier de sa sexualité, de sa couleur de cheveux, de ses ancêtres inhabituels, de sa religion, de son poids. Le président de la République a voulu y ajouter la fierté de réussir avec le french style. Les «gilets jaunes», eux, ne cessent de répéter le terme de mépris. Dans ce monde, les fameux «petits mots» d’Emmanuel Macron ont joué leur rôle et polarisé la réaction sur sa personne, mais il est évident que cela vient de plus loin.

Les «gilets jaunes» sont ceux qui n’espèrent ni que leurs enfants fassent Erasmus, ni créer leur start-up, ni même avoir des services publics décents dans leur France dite périphérique. La seule fierté qui leur restait c’était d’oser se dire oubliés, inaudibles, invisibles justement. Partant d’une revendication sur la taxation du carburant – la taxe, vieux motif de révolte des provinces – ce furent des rassemblements où l’on pouvait fraterniser, voire raconter ses difficultés à des inconnus, mais surtout ressasser ce thème du mépris auquel on oppose la volonté :  «on tiendra» contre Macron et ses CRS. Pour convaincre que l’on n’est pas des cons, des vaches à lait, des beaufs, des bouseux, des Gaulois réfractaires qui n’osent pas traverser la rue… il ne restait qu’à se dire «le peuple». Et le peuple a le droit d’aller sur la plus belle avenue du monde, voire, pensent certains, chez lui à l’Élysée. On passe ainsi des centimes à la pompe à la démocratie directe.

Dans l’évolution de ces revendications, le gouvernement n’a-t-il pas joué avec le feu ?

Oui, les choses ont évidemment empiré quand le gouvernement mais aussi une bonne partie des élites ont voulu réduire le mouvement soit à un complot des complotistes (infiltrés par l’extrême droite, bruns dedans jaunes dehors, intoxiqués sur les réseaux sociaux par les Russes diffuseurs de fake news), soit au ressentiment des imbéciles (pas capables de s’organiser, de comprendre l’économie, de produire une revendication cohérente). Les «gilets jaunes» devenait la coalition des frustrés (n’y aurait-il pas des antisémites ?) et des jobards (ils n’ont même pas lu le traité de Marrakech !). Grosses haines et petits QI visant «en réalité» les valeurs de la République et la paix publique pour elles-mêmes.

On a dit tout ce qui pouvait dépolitiser le mouvement, en nier les bases économiques et sociales et surtout rabaisser cette fierté de la lutte. Dire aux gens qu’ils sont des barbares frustrés ultra-violents présumés nazis n’est évidemment pas la meilleure façon de les convaincre de s’associer à un «grand débat» qui ressemble à un séminaire d’entreprise. Entre la morale qu’aime tant invoquer notre époque et le pragmatisme efficace qu’elle se vante de pratiquer, il fallait laisser une place au politique, donc au conflit.

On a eu peur des passions politiques ?

C’est une passion égalitaire et hyperdémocratique : pas de chefs, pas de médiations, etc.  Elle relève de la «liberté des anciens» : celle de participer à la vie de la Cité. C’est le pendant d’une méfiance qui englobe les riches, la classe politique, les experts, les médias «mainstream» et tous ceux qui s’opposent au peuple économiquement, socialement, politiquement, idéologiquement et culturellement. Quand tout se polarise sur «en haut, en bas», on peut parler de populisme. Mais, même si nous n’avons guère entendu parler de Gramsci ou de Chomsky dans les manifestations, il nous semble y avoir entendu des idées qui se rapportaient à l’hégémonie idéologique ou à la fabrique du consensus par les médias. Autrement dit, plutôt que de dire «tous des pourris, tous des menteurs», les «gilets jaunes» pensent avoir entamé une longue lutte, au-delà des revendications concrètes, pour changer le pouvoir de représenter la réalité et de guider les esprits. Et cela ne s’arrêtera pas avec le dernier œil crevé ou avec la dernière manif «qui s’essouffle».

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