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par Henri Hude

À chaque siècle, l’Église est fichue 

Je demandais un jour à Jean Guitton quel enseignement principal il avait tiré de ses longues études d’histoire de l’Église. Il me répondit sans hésiter : « À chaque siècle, c’est foutu (sic). Et pourtant l’Église est toujours là. Ma conclusion, c’est que l’Église est pistonnée. » On appelle cela, en apologétique, la preuve par la perpétuité de l’Église.

Cet argument suppose l’action des saints, qui montrent l’image vivante de Jésus, sa présence, et il suppose aussi, plus encore que l’action des persécuteurs, celle des scandaleux, dont le contre-témoignage aurait normalement suffi à renverser n’importe quelle autre institution. Mais il y a le visage de Jésus. C’est lui qu’on aime. Alors on reste. Et on a raison de rester. Parce qu’on ne peut pas être chrétien sans Église. Et qu’elle est aussi une chose humaine, toujours à réformer, dans sa tête et ses membres.

Un homme demandait un jour à mère Teresa de Calcutta : « Que faut-il changer en premier lieu dans l’Église ? » Elle lui répondit : « Toi et moi. »

Elle avait mille fois raison.

Pire que les scandales, évidemment scandaleux, il y a la bonne conscience de tous ceux (toi et moi) qui vont se prendre pour des gens bien, à cause de deux ou trois vices qu’ils n’ont pas.

Une courte nouvelle du Décameron 

Comme mes amis étaient étonnés (et à vrai dire un peu scandalisés) de me voir si placide, et qu’ils faisaient une tête d’enterrement, et parce que je n’aime pas la tristesse, je me suis permis de les renvoyer à la lecture d’un document, le Décaméron de Boccace, écrit au XIVsiècle. La seconde nouvelle de la première Journée a rapport à nos interrogations présentes.

À Paris, un marchand de soieries, nommé Jeannot de Chevigny, essaye de rapprocher de la religion chrétienne un de ses amis intimes. Ce dernier l’écoute avec plaisir et a envie de se faire baptiser, mais décide, avant de franchir le pas, de faire le voyage de Rome. Catastrophe ! se dit le bon Jeannot. S’il voit la corruption des mœurs romaines, il ne se convertira jamais. Il essaye donc de dissuader son ami. Rien n’y fait. L’autre fait donc le voyage de Rome. Il y constate de ses yeux l’ampleur des dégâts parmi le clergé et la curie.

Je cite : « Du plus grand jusqu’au plus petit, tous étaient corrompus, adonnés à toutes sortes de plaisirs naturels et contre nature, n’ayant ni frein, ni remords, ni pudeur ; la dépravation des mœurs était portée à un tel point parmi eux, que les emplois, même les plus importants, ne s’obtenaient que par le crédit des courtisanes et des gitons. » Boccace exagère sans doute dans sa satire, mais enfin le tableau n’était probablement pas très édifiant.

Jeannot, accablé et d’avance résigné, voit donc revenir de Rome son ami, qui lui rend compte en ces termes de son voyage et de ses observations : « La cour de Rome est bien plutôt, selon moi, le foyer de l’enfer que le centre de la religion. » Mais sa conclusion paradoxale est de demander à être baptisé sans délai, car, explique-t-il à Jeannot ébahi, puisqu’un tel clergé n’a pas été capable de détruire la religion, il faut à l’évidence qu’elle bénéficie d’un secours divin.

Que voit-on à la télé ?

« Mais quand même, insista un de mes amis, ce midi, à la télévision j’ai encore vu… » Sans attendre la fin de la phrase, je lui demandai : « Que voit-on à la télévision ? »

Il me répondit que ce n’était pas bien de faire le procès des médias et qu’il attendait mieux d’un esprit de ma qualité.

Je lui répondis que ma question sur la télévision n’était ni morale, ni politique, mais épistémologique. Agacé, il mit fin à la conversation en invoquant un rendez-vous à l’autre bout de la ville. C’est pourtant bien d’épistémologie (la science de ce qu’est le savoir), ou plutôt de théorie critique de la connaissance (la science des limites du savoir), qu’il s’agit ici.

Kant et la télévision

Une des preuves du génie de Kant (1724-1804), c’est d’avoir fourni une excellente philosophie de la télévision, cent cinquante ans avant que celle-ci ne fût inventée.

Ce qui suit pourra sans doute parfois sembler un peu technique, et je prie les lecteurs de m’en excuser, mais le fruit de la lecture vaut ici, je crois, l’effort qu’elle exige.

Kant croit que notre esprit ne peut jamais atteindre la « réalité en soi », et qu’il peut seulement s’en construire une image, qu’il appelle le « phénomène ». Selon lui, nous ne pourrions donc savoir ce qu’il en est vraiment du « réel », de « la réalité ». Nous serions enfermés dans le « phénomène », qui, après tout, ne ressemble peut-être en rien à la « réalité », laquelle en plus n’existe peut-être même pas. Comme certains l’ont pris pour un fou, il a protesté par une réponse qui lui semblait excellente, et qui de fait est extrêmement subtile, mais où plusieurs esprits chagrins ont vu la confirmation de leur diagnostic. En un mot, peu importe la « réalité en soi » pourvu qu’on ait une conscience vive de la « réalité empirique », c’est-à-dire du caractère articulé, structuré, et intersubjectif, du « phénomène », caractère qui suffit à le différencier d’un rêve, ou d’une apparence, ou d’une hallucination, ou d’un délire. Mon avis sur la théorie kantienne de la connaissance importe peu ici, car notre sujet présent, c’est que comme théorie du rapport du téléspectateur à la réalité du monde, le kantisme est éblouissant.

L’erreur fondamentale, pour Kant, consisterait à croire que nous connaîtrions le réel. Il flétrit cette erreur fondamentale du terme de « dogmatisme ». Ce terme suffit à faire comprendre qu’il y a là quelque chose de très bête ou de très méchant. Le commun des mortels, qui ne s’en doute pas, appelle simplement cela « bon sens » ou « réalisme ». Eh bien, le téléspectateur est exactement ce que Kant appelle un « dogmatique ».

L’absence d’esprit critique

Quelle est l’illusion du téléspectateur, chaque fois qu’il ne prend pas le temps de réfléchir ? Celle-ci : il croit voir la « réalité en soi », par exemple : la « réalité de la Syrie, ou de l’Irak », ou la « réalité du Vatican », ou celle du festival de Cannes. Mais il connaît seulement l’image, le « phénomène » dans lequel ces réalités se traduisent – et que lui présente la télévision. Et ce phénomène est un bref extrait, sélectionné selon des critères non-dits, structuré par un discours cohérent, en général idéologique et moralisant, qui est censé le distinguer nettement des songes inconsistants ou des hallucinations. L’argument ici ne vaut rien. Les psychiatres savent que les paranoïaques sont très cohérents : leur délire est un rationalisme. Bref, l’illusion fondamentale du téléspectateur consiste à croire qu’il connaît la réalité, à partir du moment où il connaît l’image, le « phénomène » télévisuel, et que ce « phénomène » est vrai parce qu’il est, ou semble, cohérent.

La preuve de son illusion, c’est qu’inversement, ce dont il ne peut percevoir l’image est pour le téléspectateur comme n’existant pas. Et une image qui ne se vend pas devient la preuve que la chose n’existe pas. Un demi-million de prêtres dignes et généreux ne font pas un phénomène et donc n’existent pas. Un demi-million de morts non filmés dans le Sud-Soudan, au Yémen, ou ailleurs constituent aussi une « chose en soi », inconnaissable et sans intérêt pour le débat. Par contre, un manifestant recevant une claque d’un agent de police sous l’œil d’une caméra, voilà qui constitue un « phénomène », donc une « réalité empirique », et qui tourne en boucle, et qui peut enfler à l’infini jusqu’à devenir une affaire d’État.

La « réalité en soi » et le « phénomène »

Un élément de bon sens perdure dans la théorie kantienne. C’est la réalité « extérieure » qui produit en nous des impressions sensibles et donc, en un sens, cette image de la réalité. Par « extérieure », entendez la chose en soi, et pas simplement l’extériorité d’un phénomène spatial par rapport à tel autre phénomène extérieur, par exemple, cet arbre et notre corps. (Si vous n’avez pas compris la phrase précédente, c’est un bon test que vous n’êtes pas critique, mais « dogmatique ».)

Ceci s’applique aussi à la télévision. Bien sûr que les images ont été tournées quelque part. À moins de pure manipulation et d’imposture (il y en a), les images projetées sont quand même le plus souvent extraites d’une réalité en soi, et telle qu’elle était il y a peu de temps. Le téléspectateur reste donc non sans raison réaliste au fond : « Sans la réalité en soi, il ne pourrait pas y avoir d’image, de phénomène. »

Soit. Mais les formes de l’image, ses proportions, sont-elles celle de la réalité ? Ne sont-elles pas, plutôt, des créations de l’Esprit ou de la Puissance qui a pouvoir de sélectionner les éléments de l’image, de les appréhender sous un certain angle et perspective, de le structurer selon certaines formes, d’en déclarer la signification – pouvoir de constituer le « phénomène » ?

L’individu ordinaire, toujours selon Kant, vit plongé dans le « sommeil dogmatique ». En d’autres termes, il est un individu réaliste (comme tout le monde, y compris le philosophe kantien, quand il se contente de vivre sans spéculer). Il s’imagine que le monde est réellement spatial, réellement temporel, qu’il y a réellement en lui des causes et des effets, etc. Pour le philosophe (kantien), ces structures appartiennent bel et bien (et nécessairement) au « phénomène », qui n’est pas une simple illusion, mais elles n’appartiennent qu’au « phénomène » fabriqué par l’Esprit, pas aux « choses en soi ».

Je ne vais pas discuter ces points. A ceux qu’intéresserait une telle discussion purement philosophique, je me permets de signaler, entre quelques dizaines de milliers d’ouvrages, mon livre Prolégomènes. Mais je le répète, comme théorie de la télévision et du téléspectateur, c’est admirable.

Le « réel en soi » a imprimé dans la caméra une masse d’impressions informes, comparables à une pâte liquide ; cette pâte devient un « objet », un « phénomène », parce qu’elle reçoit une forme de récit et de discours ; elle se coule, en somme, dans les formes de l’Esprit qui la maîtrise, s’y solidifie, comme dans un moule à gaufres. Le « réel », source (probable ?) des impressions, n’est ni la pâte, ni le moule, ni la gaufrette. Qu’est-il ? On n’en saura jamais rien. Existe-t-il seulement ? À vrai dire, on n’en sait rien. Voilà ce qu’on voit à la télévision.

Sortir de la « Matrice» ?

Le téléspectateur vit donc très souvent plongé dans un « sommeil dogmatique ». Il ne se pose pas la question critique. Il s’imagine que « l’image télévisuelle nous livre la réalité ». Il se croit très critique, parce qu’il croit qu’il peut passer de l’image à la réalité. Il discute sans fin sur cette réalité qu’il a cru voir, alors qu’il est enfermé dans une image, qui ne lui montre que la réfraction d’une réalité quasi transcendante à travers le prisme d’un système de passions, de préjugés, d’ambitions et d’intérêts.

Le lecteur d’un roman de gare sait au moins qu’on lui a vendu un rêve. Sa naïveté a des limites. Mais celle d’un téléspectateur courant n’en a pas. Il croit qu’on lui parle du monde et qu’on lui raconte l’histoire du temps présent (ou passé).

Bien sûr il se méfie des journalistes et pense avoir un esprit critique, et la preuve, c’est qu’il commente sans fin l’actualité, il nie et critique ce qu’on lui a dit et montré. Mais il ne se rend pas assez compte que pour être dominé par le « phénomène » et coupé de la « réalité », il lui suffit justement de parler de ce dont il est question dans le phénomène. Même la critique entretient l’effet recherché par la projection du « phénomène » dans l’espace social. L’important, pour le Léviathan médiatique, c’est donc qu’on parle du thème qu’il impose, du phénomène qu’il projette, car si on en parle autant que cela, alors le phénomène s’impose de fait comme la réalité. Dès lors, qui s’excuse s’accuse, qui se défend s’enfonce, qui lutte se condamne.

Tout sujet extérieur au système de pouvoir de production de l’image, s’il accepte la thématique et la problématique du « phénomène » devient automatiquement un sujet dominé. Plus il tire sur sa corde, plus il s’étrangle. Il peut avoir à la fin l’impression de perdre pied et de tournoyer dans un monstrueux vortex, alors qu’il a seulement le vertige pour s’être laissé enfermer dans la lessiveuse médiatique, et parce qu’il y a confondu le réel et le phénomène.

Le téléspectateur croit découvrir des faits et les structures de ce monde de faits. Or le plus souvent, il ne fait que suivre les directions imposées, observer les structures d’un discours, dont le sens est principalement l’intérêt de la Puissance qui construit, constitue, structure le « phénomène ». Regardant le monde à travers des lunettes rouges, ou bleues, l’homme croit que le monde est rouge, ou bleu. Il le croira, jusqu’à ce qu’il ôte les lunettes.

Hobbes écrivait dans le Léviathan, que « l’art de gouverner les actions des hommes, consistait en celui de gouverner leurs opinions ». C’est encore plus vrai à l’âge de la télévision. Avec cette particularité, que l’opinion, ici, ne porte plus sur la « réalité », mais sur le « phénomène ».

Faire face à cette question, rationnellement, pour assurer la rationalité du débat public, c’est la condition de survie des démocraties.

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