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le grand débat, les doléances, les hauts fonctionnaires, les impôts, les taxes
© AP Photo via Pool Photo/Ludovic Marin ©
Déjà près de 6500 réunions publiques, et ce n’est pas fini: jusqu’au 23 mars, le pays débat, entre cahiers de doléances et discussions sur le terrain, tandis que le président Macron se livre à des performances marathons. Mais que veulent donc les Français
Ils n’étaient pas là pour Emmanuel Macron. François et Jacqueline, boulangers retraités du Morvan, ne se sont pas déplacés le 7 février lors de la halte du président français à Autun (Saône-et-Loire) pour le «grand débat national». Eux ont préféré attendre le 16 pour la réunion publique à l’Hexagone, la grande salle municipale. Un lieu moins historique que la sous-préfecture où le chef de l’Etat a fait halte, près de cette place du Champ-de-Mars où déambula jadis un jeune aspirant officier au Collège d’Autun nommé… Napoléon Bonaparte.
Pour ce couple qui se dit «sans étiquette politique», le «grand débat» devrait être, pour le président, un «moment d’écoute»: «On a fait 30 kilomètres pour dire ce que l’on a sur le cœur, explique l’époux, carnet en main. La clé, c’est de faire comprendre à ceux qui nous dirigent des évidences simples. Trop d’impôts tuent le petit commerce. Trop de normes asphyxient les artisans. Et des lois comme les 35 heures hebdomadaires sont un poison parce qu’elles compliquent la vie pour les patrons et ôtent l’envie de travailler.» L’un comme l’autre espèrent que la France changera à l’issue de ces milliers de rencontres. «Si on nous a demandé notre avis pour rien, alors, il ne faudra pas s’étonner que la colère l’emporte aux élections», prédit François, dépité d’avoir voté Macron «parce que [sa] jeunesse lui inspirait confiance».
Rendre des comptes
Autun est le visage de la France qui souffre et veut être entendue. Les rues qui montent vers la cathédrale arborent toutes des devantures fermées, barrées de panneaux «A vendre». Résultat: le débat organisé à l’Hexagone à partir de 14h tourne très vite autour de la fiscalité, du rôle des élus et des services publics. Les retraités dominent l’assistance. Un micro circule, tenu par un adjoint au maire centriste, Vincent Chauvet. Une dame insiste pour que le «très mauvais accès à internet» dans les communes rurales figure en tête du futur «cahier de doléances». Une autre propose que les ministères et le parlement publient chaque mois leurs dépenses, «parce qu’ils nous doivent des comptes». Son voisin suggère, lui, que la réforme annoncée des retraites en 2019 abroge les «privilèges» des hauts fonctionnaires «qui se refilent les postes et cumulent les pensions». Terrain houleux, mais applaudissements nourris. A trois heures de Paris, les «élites» sont dans le collimateur des Morvandiaux.
Changer la France? Les idées foisonnent. Pas de grandes réformes. Mais plein de changements effectifs, concrets. Le «gaspillage» de l’argent public est dénoncé. La distance entre les administrés et le gouvernement, «trop loin des départements», revient en boucle. Tout tourne, plus ou moins, autour de l’Etat, «obèse», oublieux de ses administrés. André est maire d’une commune de la Nièvre. Il raconte comment les préfets «bombardent» les édiles «d’oukases» tombés d’en haut. «L’Etat ment, manipule.» Le débat s’enflamme sur les fonctionnaires, car… ils sont nombreux dans la salle. «En France, le terrain ne compte pas. Les énarques décident sur la base de chiffres qui ne signifient rien», tranche un autre. Un historien amateur se plaît à rappeler ce qu’étaient, en 1789, les «cahiers de doléances». Il s’agissait alors de rapports envoyés par les paroisses en vue des Etats généraux convoqués par Louis XVI. Déjà, les impôts venaient en tête avec cette phrase, qu’il lit, sur «l’égalité de contribution par un impôt unique». Tout changer pour que rien ne change…
En mode tristesse
Le «grand débat» est un inventaire. Tout y passe. Maires et conseillers départementaux prennent leur revanche sur la tornade Macron et sur les «gilets jaunes». Le premier fait aujourd’hui tout pour les séduire. La colère des seconds inquiète. A Autun, seuls quelques «gilets jaunes» étaient à l’Hexagone. Autre réalité: l’absence chronique de jeunes. Ceux qui parlent sont souvent des militants associatifs. Les femmes s’expriment beaucoup. Parole libérée? Cadrée en tout cas. Le maire a demandé d’«éviter les dérapages». Résultat: sur l’immigration, les discussions sont bien plus policées que sur les ronds-points. Un participant réclame les chiffres des regroupements familiaux «par département». Un autre demande la «préférence nationale» pour les emplois. Personne ne croit aux chiffres officiels. «Combien d’étrangers irréguliers sont renvoyés? Qu’on le dise», lâche François, notre boulanger.
On croyait que les 80 km/h sur les routes secondaires, depuis cet été, seraient dénoncés dans cette région rurale. Erreur. C’est le rapport à la voiture en général qui fait débat. «Je préférerais prendre le bus ou le train que ma voiture, s’énerve une dame de 76 ans «sur la route tous les jours». Le problème est qu’on est coincé avec notre bagnole, qu’on nous a survendu le diesel et que maintenant, on nous surtaxe.». Cette France-là se défend d’être rétrograde. Réaliste, oui: «On n’est pas contre l’écologie. On est contre l’écologie à la parisienne, avec des pistes cyclables et des programmes Vélib’ qui coûtent des fortunes quand, ici, on a failli fermer la maternité d’Autun.» La nuit va tomber. Une centaine de personnes sont encore là. Un autre sujet s’impose et confisque, en mode tristesse, la fin de la discussion: le sort des Ehpad, les maisons de retraite. Les témoignages sont accablants. Manque de moyens, personnel démotivé et mal payé. La France qui vit mal a incontestablement trouvé son miroir avec ce «grand débat». Et après?
Jusqu’au 23 mars, la parole libérée
Les chiffres sont impressionnants et ils donnent le vertige sur le plan politique. Comment traduire en propositions législatives, et comment éviter surtout les frustrations populaires, lorsqu’un million de contributions «citoyennes» et plus de 3 millions de messages ont été déposés sur le site http://www.granddébat.fr, que plus de 6500 réunions publiques ont été organisées à travers la France, et que 2500 vont encore se tenir jusqu’à la fin de l’exercice, programmée pour le 23 mars?
Quatre thématiques
Du côté organisation, le «grand débat national» français a jusque-là bien fonctionné. En plus de deux ministres responsables, Sébastien Le Cornu et Emmanuelle Wargon, cinq «garants» ont été nommés en janvier pour le superviser, dont le politologue Pascal Perrineau (aux côtés de Jean-Paul Bailly, ancien patron de la Poste; Isabelle Falque-Perrotin, juriste; Nadia Bellaoui, de la Ligue de l’enseignement, et Guy Canivet, ancien membre du Conseil constitutionnel). Dans chaque département, un «référent» a été nommé par le préfet. Emmanuel Macron lui-même a payé de sa personne – à chaque fois durant près de cinq à sept heures d’échange – lors d’une dizaine de rencontres devant les maires, les jeunes (en banlieue, à Evry le 4 février) et les élus d’outre-mer. Et ce n’est pas terminé: la deuxième phase du débat qui démarre cette semaine va voir le gouvernement consulter les organisations syndicales et patronales, les associations d’élus et les principales associations représentatives de la société civile autour des quatre grandes thématiques retenues: la transition écologique, la démocratie et la citoyenneté, l’organisation de l’Etat et des services publics et la fiscalité.
Traitement informatique
Point d’orgue de cette ultime phase du «grand débat»: les Conférences citoyennes régionales qui se tiendront les 15 et 16 mars, et les 22 et 23 mars. Elles réuniront, en plus des élus de chaque région, de 70 à 100 citoyens tirés au sort, représentatifs de la «diversité sociologique». Tandis que, pendant ce temps, le traitement informatique des montagnes de contributions – la participation en ligne est ouverte jusqu’au 18 mars – devrait permettre, selon la Commission nationale du débat public – qui pilote l’opération depuis le 15 janvier – de dégager des «pistes prioritaires». La numérisation des «cahiers de doléances», l’archivage et le classement des textes sont pilotés par la Bibliothèque nationale de France. Les restitutions seront traitées, classées et analysées par l’institut de sondage OpinionWay et l’entreprise Qwam, spécialisée dans l’intelligence artificielle.