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Diane Delaurens invite à repenser le djihadisme à l’intérieur et non en dehors du cadre humaniste. Y voyant une traduction de la colère camusienne autant que de la théorie du partisan de Carl Schmitt, l’auteur défend une réponse judiciaire qui n’assimile pas les terroristes à de simples criminels et engage une réflexion sur le besoin de nouvelles transcendances. 


Haut-fonctionnaire, ancienne élève de l’ENA, diplômée de Sciences Po Paris et licenciée en philosophie, Diane Delaurens écrit notamment pour les revues NonFiction et Esprit.


Alors que les attaques terroristes en France font depuis quelques années la une régulière des médias, le djihadisme non-quiétiste qui séduit certains de nos compatriotes semble constituer un phénomène nouveau qui échappe à nos références habituelles. Pour Michel Rosenfeld et Antoine Garapon par exemple, il se caractérise par son  déterritorialisé et apolitique [1], refusant tout substrat commun possible, au contraire des formes de terrorisme passées.

Si le terrorisme constitue une action politique violente visant à instaurer une situation de peur au sein d’une population [2], le djihadisme que nous connaissons aujourd’hui en est bien une forme particulière. Pour autant, est-elle si nouvelle qu’on se plaît à le croire ? Et si le terrorisme islamiste actuel, loin de constituer une rupture, était en réalité la conséquence philosophique de l’union de la révolte camusienne contre la technique contemporaine telle que comprise par Schmitt ?

En 1951, Albert Camus retrace en effet dans l’Homme révolté une histoire du concept de révolte qui pourrait bien s’appliquer à l’islamisme contemporain. De son côté, en 1962, dans sa Théorie du partisan, Carl Schmitt analyse les évolutions qu’a connues ce combattant de guerre particulier et prédit l’avènement d’un partisan « industriel » qui pourrait correspondre aux terroristes islamistes. C’est en vertu de ces réflexions que la réponse politique au djihadisme contemporain doit être pensée et menée.

De la révolte islamiste

Pourquoi est-il si difficile d’analyser les causes profondes du djihadisme ? Les revendications politiques ne sont en effet pas explicitement portées par ses partisans, et la religion apparaît plutôt comme un vernis que comme la motivation réelle de jeunes n’ayant jamais lu le Coran et s’étant radicalisés en seulement quelques mois. La réponse tient sans doute dans la définition de la révolte selon Camus : une plus haute idée de l’Homme. En analysant paradoxalement l’islamisme comme un humanisme, qui ne cherche non pas à faire du prosélytisme religieux ni à obtenir gain de cause politique, mais à forger l’idée d’un Homme meilleur à l’opposé du « mécréant » tant décrié, le prisme philosophique fait apparaître une nouvelle catégorisation possible du djihad – dont le sens premier est d’ailleurs l’effort intérieur sur soi-même.

Une telle interprétation concorde d’ailleurs avec les conditions d’apparition du mouvement. Celui-ci naît, comme toutes les révoltes des deux derniers siècles, dans le fameux monde désenchanté de Weber et privé de Dieu selon Nietzsche, où les valeurs sont à refonder. Ces dernières le sont d’autant plus que de nombreux auteurs comme Olivier Roy, Gilles Kepel ou Fahrad Khosrokhavar [3] ont mis en lumière les conditions sociologiques, véritablement désenchantées, qui constituent le terreau de développement du mouvement djihadiste : la surpopulation carcérale, l’enclavement des banlieues, l’atonie économique contemporaine et les frustrations d’une partie de la jeunesse française. La société capitaliste que nous connaissons semble incapable de pourvoir aux aspirations des individus. Devant l’apparente impasse philosophique du monde contemporain à offrir une valeur véritable à l’Homme, comment s’étonner que la mythologie du héros et de la pureté séduise et s’érige en boussole pour certains ?

Cette interprétation de l’attraction de Daech en tant que renouveau de l’Homme permet aussi une compréhension alternative des attentats-suicides. Camus relève en effet notamment à travers l’exemple russe du début du XX° siècle qu’un terrorisme humaniste requiert que l’extrémité du meurtre, intrinsèquement immoral, implique que le terroriste accepte lui aussi la sentence capitale. Dans cette perspective, le sacrifice des terroristes n’est plus doté d’un sens religieux, destructeur ou suicidaire, il devient seulement le critère de validité de l’idéal qu’ils revendiquent et dont ils acceptent la mortelle égalité. Adopter l’analyse de Camus pour réinterpréter le message djihadiste sur le plan philosophique permet ainsi de faire une nouvelle lecture de certaines de ses caractéristiques, récusant la nouveauté d’un tel mouvement au profit d’une continuité historique. Celle-ci se révèle également dans ses modes d’action, qui empruntent à la figure du partisan de Schmitt.

Le mode d’action partisan

Le mode d’action du djihadiste violent le rapproche du partisan. Ce dernier incarne, notamment dans une guérilla et au contraire du combattant régulier suivant les ordres de l’armée, un individu totalement engagé dans le combat avec une intensité, une rapidité et une souplesse particulières. Schmitt identifie quatre caractéristiques qui permettent d’aller plus loin dans cette analogie [4]. En premier lieu, l’aspect spatial du partisan : tellurique et irrégulier, le partisan dérange le théâtre normal des opérations, brouillant les lignes de la guerre conventionnelle comme c’est le cas aujourd’hui. Ensuite, son objectif de démanteler les structures sociales, qui fait écho à celui de terreur. En troisième lieu, le lien du partisan avec diverses puissances qui se le disputent, comme le sont les binationaux franco-marocains impliqués dans les attentats en France et ayant désormais fait allégeance au califat.

La quatrième caractéristique est sans doute celle qui permet d’inscrire le djihadiste dans le mode d’action historique du partisan : l’aspect technique. Les armes du partisan ont évolué des fourches du début du XIX° siècle aux mitraillettes et grenades du XX°, et sa mobilité a été décuplée par les engins à moteur. Schmitt anticipe alors deux avenirs possibles du partisan à l’âge industriel : soit sa disparition en raison de la complexité des armements, de fait réservés aux Etats ; soit au contraire sa montée en puissance grâce à une technique disséminée et accessible à tous, menant à une guerre planétaire de basse intensité. La mobilité des combattants au sein des pays européens et méditerranéens, ainsi que leur ubiquité permise par les réseaux sociaux, semblent plaider pour la réalisation de cette dernière prédiction. La technique en deviendrait le facteur essentiel d’avènement du mode d’action partisan terroriste.

L’analyse de Schmitt est enfin validée par la réaction ambivalente des autorités françaises face au dilemme judiciaire inhérent au partisan : faut-il le considérer comme un ennemi ou bien comme un criminel ? Après avoir assuré « être en guerre », la France a pourtant opté en 2016 pour la réforme de sa politique pénale en criminalisant l’association de malfaiteurs terroriste pour les djihadistes ayant rejoint le théâtre et participé à des combats [5]. Or pour Schmitt, parce qu’il est pleinement engagé dans son combat, le partisan représente un ennemi qui devrait être traité dans le cadre d’une guerre. Sans cela, le juriste prédit le risque d’une escalade de la violence qui pourrait s’apparenter à la vingtaine de lois anti-terroristes promulguées depuis 1986. La figure du partisan permet ainsi de mieux comprendre le djihadisme contemporain et invite à tirer les leçons qui s’imposent pour répondre au terrorisme de manière efficace.

Répondre au terrorisme djihadiste

En premier lieu, si la technique constitue l’arme ultime des partisans, il importe de limiter son usage dans la mesure du possible, prolongeant la politique française et internationale menée jusqu’ici. Les champs de pétrole, ressource essentielle de Daech, ont constitué à raison une cible privilégiée des frappes occidentales. De manière plus générale, les restrictions internationales au commerce d’armes (chimiques, nucléaires) relèvent pour partie de la même logique : éviter la trop grande diffusion d’une technique dangereuse. Surtout, les efforts doivent maintenant aussi se tourner vers le risque cyber et l’utilisation des réseaux internet et GPS par les réseaux terroristes. A ce titre, les politiques anti-terroristes doivent de plus en plus intégrer le risque d’une guerre informatique, en raison de l’évolution logique du mode d’action partisan.

La deuxième réponse à opposer à Daech est de considérer le recours à une vraie justice d’exception pour protéger la justice courante. La politologue Vanessa Codaccioni montre en effet que certaines particularités (extension des gardes à vue, centralisation du Parquet) de la cour de sûreté de l’Etat, qui jugeait de 1963 à 1981 les ennemis internes de la nation (OAS, activistes politiques), font aujourd’hui partie du droit commun de par les récentes lois anti-terroristes [6]. De fait, le refus de l’exception a conduit à étendre cette dernière au-delà de sa cible (comme ce fut le cas avec les assignations à résidence des militants écologistes durant la COP21 [7]), respectant la prédiction de Schmitt de l’escalade des hostilités. Aussi la question mérite d’être posée : ne vaudrait-il mieux pas reconnaître l’exception du conflit de valeurs opposant les djihadistes à la société française et y limiter l’exception juridique, afin de revenir à une justice courante plus respectueuse des droits et libertés ?

A long terme, nous pouvons déduire de la notion de révolte qu’il faudra répondre au djihadisme à un niveau supérieur : retrouver une autre transcendance. Celle-ci doit à la fois nourrir les individus intellectuellement ou spirituellement et fournir un objectif commun qui permette de faire société. Plusieurs candidats peuvent prétendre à ce rôle de réinvention des valeurs humaines et sociales : la religion tant décriée par exemple, que semblait promouvoir le chef de l’Etat lors de récent son discours à la conférence des évêques au collège des Bernardins. L’éthique du care, qui invite à se préoccuper de ses pairs et à mieux vivre avec eux, pourrait aussi refonder notre pacte social. Enfin l’écologie, qui fournit un but commun tangible à toutes les sociétés – leur survie – permettrait de repenser sur le plan philosophique notre condition humaine comme partie prenante d’un environnement dans un monde globalisé. De fait, il importe d’explorer les nombreuses voies possibles de recréation d’un idéal humaniste.

Le djihadisme terroriste est-il réellement ce phénomène nouveau et incompréhensible que nous ne savons comment aborder ? Il apparaît au contraire qu’il résulte logiquement d’une alliance entre la révolte philosophique de Camus pour refonder l’Homme et la tactique partisane de l’âge technique de Schmitt. Cette interprétation de la violence djihadiste nous fait voir sous un nouveau jour certaines de ses caractéristiques et nous fournit surtout un précieux guide pour répondre collectivement à une telle menace : l’endiguement de la technique, la considération d’une justice d’exception pour mieux reconnaître la particularité du partisan et protéger la justice courante, et sur le plan des idées des propositions alternatives de valeurs fondant l’humain et la société.

[1] GARAPON Antoine et ROSENFELD Michel, Démocraties sous stress, les défis du terrorisme global, Presses universitaires de France, 2016, p3.
[2] Voir à ce sujet : BEGORRE-BRET Cyrille, The definition of terrorism and the challenge of relativism, Cardozo Law Review volume 27, Mars 2006.
[3] Voir par exemple: https://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/05/14/farhad-khosrokhavar-un-urbain-djihadogene_5298546_3232.html
[4] SCHMITT Carl, « Théorie du partisan » dans La Notion de politique, Flammarion, 1992, pp. 203-305.
[5] Article 421-6 du code pénal. Voir à ce sujet : BLISSON Laurence, « Risques et périls de l’association de malfaiteurs terroriste », La Découverte n°2, 2017, pp 16-20.
[6] CODACCIONI Vanessa, Justice d’exception, L’Etat face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS, 2015.
[7] 27 assignations dont 12 seulement notifiées. Voir à ce sujet : RAIMBOURG Dominique et POISSON Jean-Frédéric, Rapport d’information de l’Assemblée Nationale sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence, décembre 2016, p 70.

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