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par Antoine Deltour ,Flore Vasseur ,Francis Chateauraynaud

Les participants soulignent que lancer l’alerte est un geste démocratique important, mais s’opposent entre les défenseurs du simple citoyen qui sacrifie son intérêt particulier pour l’intérêt général et ceux qui valorisent les réseaux collectifs de défense des biens communs. Tous insistent sur le contexte de faillite des espaces traditionnels de la critique.

La figure du lanceur d’alerte est aujourd’hui connue du grand public, grâce à un certain nombre « d’affaires » révélées par les médias, différents films et des livres. Comment expliquez-vous l’intérêt de l’opinion pour ces figures ?

Francis Chateauraynaud Les années 1990 ont été marquées par des affaires sanitaires et environnementales comme le sang contaminé, l’amiante ou les retombées de Tchernobyl, qui ont fait évoluer l’approche des risques et des catastrophes. C’est à cette époque qu’a émergé le principe de précaution, dont l’avènement s’est doublé d’une remise en cause des formes d’expertise traditionnelles. Au niveau européen, entre 1996 et 1999, la crise de la vache folle a conduit à un changement des dispositions collectives. Les signes précurseurs, ou signaux faibles, sont devenus des sources de préoccupation, contrastant avec ce que Patrick Lagadec avait appelé les «risques majeurs[1]», et c’est dans ce contexte qu’est né le concept de lanceur d’alerte[2].

Au milieu des années 1990, la recherche sur les lanceurs d’alerte a été soutenue par un programme du Cnrs, « Risques collectifs et situations de risques », dirigé par Claude Gilbert. Parmi les juristes engagés dans ce programme interdisciplinaire, il y avait Marie-Angèle Hermitte, qui a très tôt vu les enjeux du lanceur d’alerte du point de vue du droit[3]. Parallèlement, l’affaire des éthers de glycol, dans laquelle était pris André Cicolella en tant que toxicologue, posait la question de la liberté du chercheur. Dans la foulée, l’association Sciences citoyennes, fondée par Jacques Testart et André Cicolella, s’est saisie des enjeux de l’alerte et de l’expertise. Par la suite, beaucoup de liens se sont tissés autour de la figure du lanceur d’alerte : les questions de corruption ont été revisitées à partir d’un rapprochement avec la tradition anglo-américaine du ­whistleblower; en 2008, le Grenelle de l’environnement a introduit le lanceur d’alerte comme élément de la gouvernance des risques ; une première loi sur l’alerte sanitaire et environnementale a été adoptée en 2013, même si son application s’est fait attendre.

Lancer l’alerte représente
le geste démocratique ultime.

Si la définition du lanceur d’alerte n’a cessé de varier d’une instance à l’autre, au niveau national ou européen, la loi Sapin 2, votée fin 2016, a tenté d’en fixer le sens. Ce qui a relancé de vieilles controverses : faut-il protéger les lanceurs d’alerte, entendus comme personnes physiques, à l’aide de procédures contraignantes, ou plutôt prévoir des dispositifs de prise en charge collective ? Il est important de bien séparer le lanceur et l’alerte, afin de suivre leurs trajectoires respectives. Au-delà des personnes, une alerte qui ne trouve pas de réponse immédiate convoque une multiplicité d’acteurs et de compétences, obligeant à inventer des solutions, puisque les savoirs et les instruments disponibles ne sont pas adaptés ou sont remis en question. Mais la tendance est souvent de faire traîner, surtout lorsque des intérêts constitués sont dérangés. C’est pourquoi une alerte qui dure engage toujours la question démocratique.

Flore Vasseur La question démocratique s’est tendue après les attentats de 2001. Nos sociétés sont présentées comme libres alors que les rouages essentiels de la démocratie ne fonctionnent plus. Dans ce contexte, le lanceur d’alerte représente la singularité, la capacité d’une personne à se lever, dans un océan d’indifférence, contre l’acceptation passive du délabrement démocratique. L’incarnation de cette révolte est nécessaire, car la société nous rend anonymes, remplaçables, créant une foule indistincte. La figure du lanceur d’alerte est violente, sa parole forte, son destin tragique. Nos sociétés peinent tellement à protéger ceux qui défendent le bien commun que, pour finir, ils se retrouvent attaqués juridiquement. Il faut que les citoyens changent leurs représentations. Aujourd’hui, lancer l’alerte représente le geste démocratique ultime. C’est le dernier foyer de croyance en un substrat d’intérêt général. Il y a derrière cette notion de « pré-curseur » l’idée que d’autres passeront à l’acte en se souvenant des gestes précédents d’Antoine Deltour ou d’Edward Snowden. Ces derniers sont des figures d’inspiration et d’apprentissage de la citoyenneté.

À trop souligner la dimension héroïque du lanceur l’alerte, est-ce qu’on ne se replie pas trop sur la responsabilité individuelle ? En en faisant des cas particuliers, exceptionnels, est-ce qu’on n’évite pas l’interrogation sur le système qui rend l’alerte nécessaire, et sur les réformes qu’il faudrait y apporter ?

Antoine Deltour Aux sources de la crise démocratique se trouve d’abord une véritable indifférence de la masse des gens pour le monde qui les entoure. Lorsque la préoccupation se fait jour malgré tout, la résignation prend le relais. Dans ce contexte, le lanceur d’alerte apporte une réponse constructive et engageante, car il propose de redonner du pouvoir aux gens ordinaires, par le bas.

L’audace du lanceur d’alerte
est précisément d’être concerné, non pas en tant qu’expert,
mais en simple citoyen.

L’ultra-spécialisation et la technicité du monde actuel creuse un écart toujours plus grand entre un peuple et ses institutions démocratiques. L’audace du lanceur d’alerte est précisément d’être concerné, non pas en tant qu’expert, mais en simple citoyen. Il participe d’un renouvellement de la démocratie, mais cette démarche est mal acceptée, car elle consiste au départ à remettre en cause son environnement. Cela demande un recul critique et une grande liberté d’action. Une société principalement guidée par les intérêts individuels ne comprend pas cette démarche. Même si elle éveille plus d’intérêt aujourd’hui, socialement ou médiatiquement, cette figure de martyr, héritée de la culture chrétienne, n’est valorisée que pour l’idée du sacrifice, quand il faudrait insister avant tout sur la préoccupation pour la chose publique. Cela permettrait de limiter les représailles.

Francis Chateauraynaud La personnalisation de l’alerte est incontournable lorsqu’une personne a un accès privilégié aux informations et décide seule de révéler une situation problématique ou inacceptable. Mais ce sont souvent des réseaux qui donnent l’alerte. En 1988, lorsque James E. Hansen parle du changement climatique devant le Sénat américain, il ouvre la voie aux climatologues, dont la collaboration va organiser l’alerte globale à travers la création du Giec. À une autre échelle et dans un autre champ, les réseaux de la Confédération paysanne ont transformé les faucheurs d’Ogm en lanceurs d’alerte. Ces désobéissants civiques, à l’instar des élèves qui font grève pour le climat, illustrent la pluralité des façons d’alerter. Acceptons dès le départ un espace de variation, de gradation et de circulation des alertes. Les pathologies de nos sociétés démocratiques se développent quand plus rien ne circule entre les sphères où s’élaborent les savoirs et les capacités d’action. La question des temporalités est également cruciale : certaines situations d’urgence engagent une responsabilité face à l’irréversible. Garder le silence, c’est faire rater des possibilités d’évitement ou de réduction de menaces ou de risques. C’est pourquoi la prise de parole liée au lancement d’alerte oblige à sortir du simple dualisme individu/société : l’alerte évoque la transindividualité chère à Gilbert Simondon, qui met en avant les modes de passage ou de transfert d’un individu à l’autre, nécessaires à la création de processus collectifs. Parfois, tout débute grâce à l’entêtement d’une personne, avec ou sans expérience politique, mais capable d’agir, de secouer des milieux en créant un problème public par le simple fait de chercher des soutiens.

Vous décrivez une forme de courbe d’apprentissage, qui débute dans les années 1980 avec la multiplication des scandales sanitaires et environnementaux. Mais en 2019, les scandales sont sensiblement les mêmes, et si les lanceurs d’alertes sont mieux protégés, les résistances qu’on leur oppose semblent également plus fortes. La demande démocratique, qui vise à redonner du pouvoir « par le bas », suit-elle aussi cette courbe ?

Antoine Deltour C’est toute la question de l’efficacité de l’alerte. Le risque manifeste est d’entretenir une forme d’exaspération de l’opinion. Quand les alertes se multiplient sans produire d’effets significatifs, on creuse la distance entre un système politique, des institutions et un peuple qui est insuffisamment écouté. Sous cet angle, si l’alerte n’est pas assez prise en compte, on accentue une crise de la représentation qui ne nourrit pas la réforme, mais l’insurrection. L’alerte doit être prise en compte dans une perspective réformiste. Il en va de même pour le journalisme d’investigation. Prenez les « Panama papers » : chaque alerte se construit sur la précédente, les journalistes savent de mieux en mieux travailler en consortiums, les lanceurs d’alertes accumulent une liste de victoires judiciaires et parviennent à mobiliser plus rapidement des réseaux, notamment en ligne. J’ai bénéficié pour ma part de l’appui d’un comité de soutien qui a beaucoup compté dans l’issue donnée aux poursuites engagées contre moi.

Flore Vasseur Il y a une courbe d’inspiration, d’expérience entre les individus et de constitution de destins communs : une forme de retour au bon sens qui trouve son chemin grâce aux actes posés. En face, le système se rigidifie, car il est mis à nu. À chaque fois qu’un lanceur d’alerte dénonce une pratique contestable, il porte un coup à un système qui se défend, tente d’étouffer l’alerte, de la dénigrer. Les méthodes d’intimidation sont nombreuses, et très efficaces, auprès d’une population souvent apathique. Nous vivons dans un système économique et politique qui considère que chacun est d’abord mu par ses intérêts immédiats. Tant que l’on réduit la citoyenneté à une capacité de transaction, la capacité de réforme reste faible. L’alerte sort le citoyen de ce rôle purement économique.

Francis Chateauraynaud Dans le cas du changement climatique, c’est une instance scientifique, le Giec, qui a permis aux citoyens de saisir l’ampleur d’un problème qui n’était pas directement perceptible. Dans certains pays, les scénarios du Giec sont relativisés et le climatoscepticisme reste puissant, comme aux États-Unis, ou aujourd’hui au Brésil – pays qui a pourtant accueilli les sommets de la Terre en 1992 et en 2012. Si le Giec n’a pas convaincu tous les décideurs, il a sérieusement modifié les termes du débat et l’état d’alerte est désormais structurel. C’est dire combien une alerte a plus de chances de provoquer des transformations en étant portée par des collectifs et en s’appuyant sur un double dispositif, scientifique et juridique. Cela dit, en lançant une alerte, on provoque la réaction d’un système qui développe ses défenses. Des milieux ­s’organisent pour contrer l’alerte. L’urgence est aussi là : si on laisse passer les fenêtres d’opportunité pour l’action, des protections se renforcent et les fenêtres se font plus rares, tandis que s’installent durablement des producteurs de doutes, capables de noyer ou de nier les problèmes en exploitant les incertitudes propres à toute controverse.

On parle d’alerte dans des domaines très variés : quels points communs entre le système de surveillance dénoncé par Edward Snowden, les montages financiers opaques dénoncés par Antoine Deltour, les questions d’environnement et de santé ? Est-ce uniquement la préoccupation pour l’intérêt général ?

Toutes ces questions ont en commun de révéler la capacité d’organisations à créer de l’emprise. Je propose de faire entrer en scène un autre personnage, l’empreneur, littéralement producteur d’emprise, que tout oppose au lanceur d’alerte. La figure de l’empreneur s’inspire des travaux de l’anthropologue Jeanne Favret-Saada sur les procès en sorcellerie dans le bocage[4]. L’emprise désigne le fait d’être pris dans un système dont on ne peut plus se déprendre. Plus vous cherchez la sortie, plus vous rendez manifeste votre inquiétude, plus le système vous ligote. Chaque alerte sérieuse se heurte à la question de l’emprise. C’est vrai dans les organisations et dans les milieux professionnels, mais aussi dans les tribunaux, qui imposent de véritables labyrinthes à ceux qui lancent l’alerte ou dénoncent des dysfonctionnements. L’empreneur s’empare des capacités d’agir et en prend le contrôle, tandis que le lanceur d’alerte cherche à retrouver prise sur les situations. D’où l’enjeu de ne pas écraser les lanceurs d’alerte sous le poids de la charge de la preuve et d’ouvrir des espaces d’expression découplés des jeux de pouvoirs.

Antoine Deltour J’ai pu constater dans ma propre expérience que le risque pour un certain nombre de lanceurs d’alertes est de développer une forme d’obsession, peut-être induite par leur environnement. Si la réception de ce qu’on dénonce est faible, on se referme sur sa propre alerte et à force de subir des représailles, de trouver porte close, il devient inadmissible de renoncer : cela conduirait à une perte de sens totale. On s’accroche alors à l’objet de l’alerte au risque de devenir fou. C’est peut-être un des ressorts de l’emprise. Le point commun reste tout de même l’intérêt général. La difficulté est que ce terme n’est défini nulle part. Il reste subjectif. Pourtant, il souligne le caractère désintéressé du lanceur d’alerte dans un système politique et économique animé par le calcul.

Francis Chateauraynaud Le terme d’intérêt général varie d’une configuration politique à l’autre. Je préfère l’idée de bien commun ou de valeur universalisable, qui permet de viser des communautés plus larges. L’intérêt général répond à une destination déjà fixée, quand il n’est pas noué avec d’autres intérêts, surtout commerciaux. Par contraste, les biens communs se construisent dans la longue durée et sont moins susceptibles de manipulation. Bien sûr, la reconnaissance de biens communs, comme l’eau, la santé, la connaissance, est toujours au cœur de conflits. Chaque bien nécessite un travail politique de longue haleine, lequel peut précisément se nourrir des alertes. L’appel à des principes universels, on le voit bien avec les droits de l’homme, ne marche pas à tous les coups, puisque leur application dépend des régimes politiques et des constitutions. Mais une alerte est d’autant plus pertinente et puissante qu’elle peut s’appuyer sur un bien commun ou une valeur universalisable, même en gestation.

Flore Vasseur Le point commun de toutes ces alertes est dans ­l’acceptation aberrante d’un système qui fait consensus, alors qu’il va à l’encontre des intérêts du citoyen. Il faut revoir nos consensus actuels. La lutte contre le terrorisme est présentée comme étant d’intérêt général, alors qu’elle favorise la multiplication des systèmes de surveillance, donc des intérêts privés. La population a accepté l’idée de lutter contre le terrorisme, sacrifiant des idées comme l’intimité, la vie privée et la pensée critique. Le socle de valeurs qui pourrait incarner l’intérêt général se retrouve grignoté par la rentabilité, la productivité et la gratification immédiate, sans véritablement de résistance. Parce qu’en face, on agite la peur.

Antoine Deltour Une alerte ne doit pas être nécessairement consensuelle, c’est une pierre apportée à un débat. Même si le lanceur d’alerte est marginalisé, il s’empare d’une question, en dernier recours. Cela témoigne à la fois d’un échec préalable de la démocratie, dans les règles qu’elle propose, mais aussi de sa résilience, si on parvient à rendre le lanceur d’alerte utile dans cette fonction. Dans mon cas, la réponse aux révélations des LuxLeaks a été de créer une commission parlementaire qui a abouti à un rapport, adopté ensuite au Parlement européen. C’est encourageant, mais ça ne suffit pas. De nombreuses multinationales échappent à l’impôt en Europe. On se confronte à la complexité et à l’urgence des enjeux. Les problèmes environnementaux, politiques et scientifiques s’entremêlent et les éléments du débat deviennent plus difficiles à poser de manière abordable. Le drame de la démocratie tient dans le temps qu’elle met à répondre, et qui fait aujourd’hui défaut. La défaillance démocratique provient-elle du système ou des personnes ? Le travail d’un journaliste, par exemple, consiste à s’informer pour informer les autres. Or certains articles sont truffés d’erreurs : imaginez les efforts que demande le travail citoyen pour délibérer sur tous les problèmes de société !

Que faudrait-il mettre en place pour que l’alerte puisse se traduire en véritables changements ?

Francis Chateauraynaud Il existait des lieux capables de recevoir l’alerte, de la relayer et de la mettre en discussion : par exemple, l’Université. Avec la destruction délibérée de cette institution, à laquelle participent les chercheurs sous l’emprise du management par projet et des luttes pour la reconnaissance, la plupart des processus critiques se déploient à l’extérieur. Comment reconstruire des lieux de liberté fondés sur l’esprit critique ? Ce n’est pas un hasard si toutes sortes d’alternatives ont poussé, des universités populaires aux réseaux citoyens. Les médias, quant à eux, sont soumis à une pression économique, à laquelle s’ajoutent des contraintes de plus en plus fortes sur les logiques d’investigation et d’expression. Si le procès en diffamation ne date pas d’aujourd’hui, il semble devenir systématique, comme si les tribunaux n’étaient pas déjà engorgés d’affaires de toutes sortes. Il y a aussi l’effet pervers de la préférence pour la symétrie conçue comme synonyme de neutralité, qui implique de ménager les « pour » et les « contre » : des climatosceptiques ou des défenseurs de pesticides n’ont dès lors aucun mal à trouver leur temps de parole. En soi, la controverse est une bonne chose et les lieux d’exercice de la critique doivent permettre d’entendre tous les points de vue, mais à condition que le travail d’enquête soit rendu tangible, ce qui permet d’éloigner les opérations marketing. La vigilance critique doit être collective et opérer le plus en amont possible : une alerte rendue publique signifie souvent qu’il est (presque) déjà trop tard. La faillite des espaces voués traditionnellement à la discussion critique (universités, médias, Parlement…) met en danger les lancements d’alerte. Dans bien des cas, victimes de discrédit, les personnes font l’expérience du burn-out ou de la crise paranoïaque. Et quand le traitement de dérives imputables au système s’opère par une subtile dépolitisation, cela recouvre d’un voile d’ignorance bien des dysfonctionnements que pouvait révéler l’alerte…

La vigilance critique doit être collective et opérer
le plus en amont possible.

Flore Vasseur Prenons le cas d’Aaron Swartz. Il étudiait au MIT qui est à la fois l’université de Noam Chomsky et celle, avec ses laboratoires de recherche, du Pentagone. La privatisation des grandes universités fait que les chercheurs et leurs cours n’ont plus la possibilité de créer de l’émulation voire de la contestation. Aaron Swartz a été lâché par une institution dont il avait longtemps vénéré les valeurs d’exigence et la culture du piratage au sens noble : le détournement, la créativité, l’audace. Et c’est la même logique dans les médias, quand des intérêts financiers s’emparent des instruments de l’intérêt général. La justice aux États-Unis est également perméable à ces rapports de force économiques : on voit se multiplier les situations kafkaïennes où le défenseur de l’intérêt général se retrouve sur le banc des accusés.

Antoine Deltour Dans le grand cabinet d’audit où mon expérience de lanceur d’alerte a commencé, il n’y avait en effet aucune place pour la vigilance critique. C’est une entreprise à la culture très anglo-saxonne, qui pratique la promotion automatique : les meilleurs éléments sont propulsés rapidement très haut et les autres sont écartés. La pression à la performance est considérable. Ce contexte professionnel exigeant s’est ajouté à une finalité du travail à laquelle j’adhérais de moins en moins, car je prenais conscience que je travaillais au service de clients présents au Luxembourg pour des raisons exclusivement fiscales. J’aurais dû m’en douter, mais je n’imaginais pas de telles dérives. Je pensais trouver une utilité sociale à mon travail parce que je participais à des missions de certifications aux comptes. Même le Luxembourg a besoin de données financières fiables… Mais tout se faisait au service de clients qui utilisent tous les ressorts légaux du système fiscal pour ne payer quasiment aucun impôt.

J’ai constaté des transferts de bénéfices totalement artificiels. Les revenus sont générés dans des pays où les usines et les ouvriers ne touchent pas d’intéressement, mais les profits qu’ils génèrent sont transférés au Luxembourg, où ils sont très peu taxés, puis rapatriés au profit des actionnaires sans jamais avoir été taxés ailleurs. C’était profondément choquant, d’autant que nous étions en 2010, en pleine crise de la dette publique, au moment où l’indignation montait en Europe à propos des plans d’austérité imposés aux peuples. Il existe un lien direct entre le financement de la dépense publique et le fait que des multinationales ne paient pas d’impôts. Une fois conscient de tout cela, il restait à trouver le bon canal de l’alerte. Aujourd’hui, on impose dans le droit français et bientôt européen d’alerter d’abord en interne, sauf risque de dommages irréversibles, ensuite les autorités et en dernier ressort le public. Mon cas a été évalué pour déterminer si j’avais eu, à l’époque, des alternatives. La réponse a été évidente : les documents que j’ai copiés prouvent que ces montages fiscaux étaient négociés par mon employeur et approuvés par l’administration fiscale du pays. Je n’avais donc aucun recours en interne ou auprès des autorités car tous participaient à ce système, le public était ma seule solution. J’espérais aussi que mon alerte toucherait les institutions pour qu’elles se réforment en interne, mais c’était assez naïf de ma part.

Même la loi Sapin 2, qui essaie de poser de nouveaux cadres, souligne qu’il faut privilégier la voie de la réforme interne. Connaît-on des cas où ces processus théoriques ont fonctionné ?

Francis Chateauraynaud Certains retraits de produits, chez des industriels de l’automobile par exemple, ont eu lieu après des alertes en interne. Mais le Dieselgate a montré que des processus contraires étaient à l’œuvre. Les mêmes cas de figure se retrouvent dans l’industrie pharmaceutique. Parfois, la sortie d’une alerte s’explique par des rapports de force internes entre des services ou des membres de la hiérarchie. Certaines dispositions personnelles jouent aussi, comme lorsque l’aboutissement d’une carrière permet plus facilement d’assumer une prise de parole. Dans sa phase initiale, la trajectoire d’une alerte tient souvent à des singularités, des contextes et des relations personnelles. Une des voies possibles est d’installer des regards extérieurs sur les organisations. La loi Sapin ne va pas dans ce sens et il faudra une révolution civique pour changer de dispositif. Mesure-t-on la distance qui nous sépare aujourd’hui des dispositions vertueuses des lois Auroux de 1982 ? Il faut lutter contre l’opacité des organisations afin que des acteurs puissent être entendus à l’extérieur sans être sanctionnés. Parfois, certains domaines fermés traversent des phases de redistribution relative des pouvoirs. Depuis Fukushima, dans le nucléaire, de multiples signaux d’alerte ont pu sortir, ce qui est manifestement lié à une phase de transition. Elle peut très vite se refermer, d’où la plateforme créée par l’Autorité de sûreté nucléaire pour les lanceurs d’alerte interne. Toute organisation a des failles et, parfois, les choses échappent aux calculs. Mais généralement, l’affaire est rattrapée à coup d’opérations de communication ou d’actions en justice.

Flore Vasseur L’entreprise prend aussi des risques en n’arrêtant pas des pratiques dangereuses. Dans des situations comme Toyota ou Mattel, c’est le coût potentiel du désastre qui préoccupe, la crainte de class actions, véritablement efficaces aux États-Unis. Le calcul du risque est d’abord économique, il dépend des externalités. Les revendications sont traitées comme des coûts ou des bénéfices et les humains deviennent des externalités comme les autres. Au sein de ces unités, des armadas de juristes calculent les risques juridiques mais aussi ceux liés à l’image et à la réputation.

Quelles sont pour vous les priorités pour créer un écosystème plus favorable au fonctionnement de l’alerte ? Faut-il penser aussi en termes d’échelle, notamment au niveau européen ?

Antoine Deltour L’alerte reste nécessaire pour informer l’opinion et connaître les pratiques. La loi Sapin 2 aide à protéger le lanceur d’alerte, mais la question du traitement de l’alerte demeure. Il y a bien sûr une question d’échelle : l’exemple des LuxLeaks met au jour la fiscalité internationale et les enjeux intergouvernementaux, dans un système où la taxation reste du ressort de chaque État. La complexité est telle que l’inertie s’installe. Depuis la création de l’Union européenne, on savait la tension que créerait l’intégration d’un marché unique sans harmonisation fiscale. Ce problème n’est toujours pas résolu et les scandales financiers n’y peuvent rien. Le plus souvent, ils accélèrent les réformes fiscales en cours. Mais le traitement devrait se faire au niveau européen, où ce problème concerne cinq cents millions de citoyens. On est loin d’une telle possibilité, car les groupes multinationaux ont des pouvoirs démesurés, dépassant ceux des États et de l’Union européenne. L’idéal de la démocratie implique une promotion des institutions supranationales, un espoir dans le multilatéralisme, une confiance dans l’Onu, mais tout cela paraît tellement éloigné de l’urgence d’une véritable justice fiscale. L’urgence consiste à développer des alternatives au système économique actuel, qui promeut des multinationales impossibles à réguler. Concrètement, pour rester cohérent et redonner du pouvoir à chacun, il faudrait retrouver une échelle plus locale et privilégier les circuits courts : alors le lien pourrait se faire entre l’alerte et la décision.

Le système économique actuel promeut des multinationales impossibles à réguler.

Flore Vasseur Pour envisager de modifier le système économique, il faut d’abord changer le système politique et les idées qui l’animent. Le seul projet politique actuel est de faire croître le Pib, de contrôler les indicateurs, au détriment de la société, du vivant, de l’éducation, des libertés, des liens. Il faudrait un pouvoir politique suffisamment audacieux pour se dégager de l’emprise économique. Je suis impressionnée par un mouvement comme March for Our Lives, lancé par les enfants survivants à la fusillade de Parkland de 2018. Ils ne protestent pas seulement contre les armes à feu, mais contre la corruption politique, nourrie par l’abstention et les lobbies. Leurs campagnes de sensibilisation s’appliquent donc surtout à convaincre les jeunes d’aller voter, pour retrouver des leviers politiques, en portant au pouvoir des représentants qui ne sont pas inféodés aux groupes d’influence. C’est le meilleur exemple actuel de la courbe d’apprentissage dont nous parlions, avec une intelligence qui s’incarne là où ne l’attendait pas. Le changement des pratiques passe par un renversement idéologique et culturel.

Francis Chateauraynaud La question de la société civile est primordiale. Mais les mouvements collectifs sont trop en concurrence, chacun essayant de promouvoir sa cause au détriment des autres. Il faut réinventer des formes de partage du travail politique en tirant les leçons des expériences antérieures, comme celles du mouvement altermondialiste. Dans un monde en réseaux, différentes causes doivent pouvoir cheminer sans se diluer ni se dévoyer. La reprise en main des affaires locales est aussi une alternative, comme le montre la poussée du municipalisme libertaire. Avec les membres du groupement Démocratie et Participation, je suis un fervent défenseur des expériences de démocratie participative, qu’il faut prendre au sérieux dans leur diversité[5]. La démocratie se décline comme un ensemble d’espaces critiques en mouvement. Il s’agit aussi bien de pluralisme médiatique, d’indépendance de la recherche ou de la justice, d’expérimentations citoyennes, que de contrôle des institutions et d’équilibre des pouvoirs. Il faut que tous les milieux porteurs d’alertes ou de causes puissent ouvrir des arènes de discussion publique. De ce point de vue, le monde de l’entreprise compose toujours une limite qu’il va bien falloir dépasser. Une démocratie qui fonctionne repose sur la création continue de nouvelles sphères d’expression, de discussion et de mobilisation, qui permettent aux alertes de trouver leur chemin. Chaque alerte exige des modalités propres d’action et de jugement. Elle relie l’action présente aux expériences passées et aux visions du futur. Cela va de l’anticipation en présence à l’écriture de scénarios de long terme, ce qui intègre aussi la science-fiction. Pour paraphraser Claude Lefort : la démocratie est l’art d’assumer collectivement l’indétermination des futurs.

Flore Vasseur La désorganisation de la société est effectivement la première cause de sclérose. Nous avons tous intégré les normes de la société capitaliste et ses préceptes de rentabilité, de notre épargne à notre ego. Il y a un changement intime, un basculement à opérer également dans l’évolution personnelle, en dépassant les logiques de concurrence, depuis la personne jusqu’au collectif, en faveur d’une logique de coopération.

Antoine Deltour Au regard de notre société actuelle, très individualiste, on peut aussi démontrer qu’il existe un intérêt individuel en faveur de l’alerte. Lancer l’alerte est une voie possible pour se libérer et se retrouver en paix avec soi et ses principes.

[1] - Patrick Lagadec, Le Risque technologique majeur. Politique, risque et processus de développement, Oxford, Pergamon, coll. « Futuribles », 1981.

[2] - Voir Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Ehess, 1999 (seconde édition en 2013).

[3] - Voir Marie-Angèle Hermitte, Le Droit saisi au vif. Sciences, Technologies, formes de vie, Paris, Pétra, 2013.

[4] - Jeanne Favret-Saada, Désorceler, Paris, L’Olivier, 2009.

[5] - Voir Ilaria Casillo et al. (sous la dir. de), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, Gis Démocratie et Participation, 2013 (www.dicopart.fr).

https://esprit.presse.fr/article/antoine-deltour-et-flore-vasseur-et-francis-chateauraynaud/l-alerte-un-enjeu-democratique-42029