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Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po

La surenchère anti-française entre groupes jihadistes au Sahel s’aggrave de la relance de la guerre civile en Libye.

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Militaires français de l’opération Barkhane au Mali en mars 2019

La France était déjà confrontée au Sahel au risque d’enlisement de son opération Barkhane, lancée en 2014. Elle doit désormais faire face à l’extension de la zone d’activité jihadiste, d’abord depuis le Mali vers le Burkina Faso, et maintenant jusqu’au nord du Bénin, où deux touristes français ont été enlevés le 1er mai. A cela s’ajoute la montée en puissance de « l’Etat islamique au Grand Sahara » (EIGS), la branche de Daech pour la région, tandis que la relance de la guerre civile en Libye alimentera inévitablement une nouvelle escalade extrémiste.

LES MENACES D’ABOU BAKR AL-BAGHDADI

Dans sa vidéo de propagande diffusée le 29 avril, Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de Daech dont il avait été par le passé proclamé « calife », a très directement menacé la « France croisée ». Il a exhorté ses partisans « au Burkina Faso et au Mali » à poursuivre, voire à intensifier leurs attaques contre les cibles françaises. Ces menaces sont à prendre d’autant plus au sérieux que l’EIGS est fortement soupçonné d’être responsable de l’enlèvement des deux touristes français au Bénin. Le commando terroriste, qui emmenait ses captifs vers le Mali, a été neutralisé le 9 mai par une audacieuse opération française sur le territoire du Burkina Faso. Outre les deux otages français, deux autres otages, de nationalité américaine et sud-coréenne, ont été alors libérées. Mais deux militaires français sont tombés durant cette opération, où quatre des six jihadistes ont été tués, les deux autres prenant la fuite.

La propagande est une arme essentielle dans l’arsenal jihadiste et il faut par principe se garder d’en amplifier les thèses et d’en relayer les messages. S’il s’avère cependant que l’appel à des actions anti-françaises, lancé depuis le Moyen-Orient par Baghdadi, a été aussi rapidement suivi d’effet au Sahel, cette évolution est profondément préoccupante. Le renforcement des capacités de l’EIGS, déjà en soi inquiétant, s’accompagne en outre d’une collaboration opérationnelle avec la katiba Macina, le groupe jihadiste contre lequel la France concentre ses frappes dans le centre du Mali. Le fait que la katiba Macina soit, par le biais du Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM), rattachée à Al-Qaida importe à cet égard moins que les liens de type mafieux établis entre les différentes formations jihadistes, notamment lors des prises d’otages.

LA FUITE EN AVANT EN LIBYE

La France est donc contrainte de poursuivre sa campagne anti-jihadiste au Sahel dans une zone de plus en plus vaste et complexe, alors même que ses ennemis se jouent des frontières et coopèrent avec le crime organisé, et ce indépendamment des allégeances des uns envers Al-Qaida (via le GSIM) et des autres envers Daech (via l’EIGS). Paris doit de surcroît supporter les multiples conséquences de la bienveillance des militaires algériens envers le chef du GSIM, Iyad Ag-Ghali. L’état-major algérien considère en effet que le calme à la frontière sud du pays doit primer sur toute autre considération, alors que la France appelle en vain à une mobilisation coordonnée contre les commandos jihadistes. Le chef d’état-major Gaid Salah, devenu le véritable homme fort de l’Algérie depuis la démission du président Bouteflika, est plus que jamais résolu à tenir cette ligne à la frontière avec le Mali.

Ce contexte régional, déjà très chargé, s’est alourdi au début d’avril 2019 avec le déclenchement d’une nouvelle guerre civile en Libye. Le seigneur de la guerre Haftar, qui a pris le titre de « maréchal » pour diriger son « Armée nationale libyenne » (ANL), a alors balayé les efforts de paix de l’ONU pour tenter de s’emparer de Tripoli, où siège le gouvernement reconnu par la communauté internationale. La France, tout en proclamant son attachement au processus de paix de l’ONU, n’a rien fait pour décourager l’offensive de Haftar, qui débouche aujourd’hui sur une sanglante guerre de positions. Même si Haftar accuse l’ensemble de ses adversaires de « terrorisme », les milices de Misrata qui s’opposent à lui sont aussi celles qui avaient délogé en 2016 Daech de son fief de Syrte, perdant des centaines de combattants dans cette bataille acharnée contre les jihadistes.

Les correspondants du « Monde » ont ainsi rencontré sur le front sud de défense de la capitale libyenne un milicien de 23 ans, engagé en 2016 contre Daech à Syrte, et tué quelques jours après ce reportage par un sniper de Haftar. Cette fin tragique n’est pas anecdotique, elle rappelle que l’aventure militariste de Haftar affaiblit durablement les ennemis les plus déterminés de Daech. Alors que le péril jihadiste semblait enfin contenu en Libye, cette nouvelle guerre civile ne peut que rouvrir des opportunités et des espaces à Daech.

Gageons que Baghdadi, où qu’il se cache, doit se féliciter de développements aussi négatifs pour la France au Sahel.

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