Dans le feuilleton Benalla, il joue le rôle de l’homme de l’ombre. Discret, mais central. L’homme d’affaires français Jean-Louis Haguenauer, qui fut l’architecte du contrat russe d’Alexandre Benalla du temps où celui-ci travaillait à l’Élysée au service d’Emmanuel Macron, a développé depuis plus de trente ans un réseau d’influence unique en Russie, ainsi qu’une grande proximité avec les services secrets du pays, d’après plusieurs témoignages et documents.
Six mois après nos premières révélations sur l’implication d’Alexandre Benalla dans la mise en œuvre d’un contrat de sécurité avec un oligarque proche du Kremlin, Iskander Makhmudov, contrat qui fait aujourd’hui l’objet d’une enquête du parquet national financier (PNF) et fut au cœur des investigations du Sénat sur l’affaire Benalla, Mediapart est aujourd’hui en mesure d’affirmer que :
- Jean-Louis Haguenauer, l’homme qui a personnellement amené le « contrat Makhmudov » à Alexandre Benalla et son collègue Vincent Crase dès la fin 2017, est associé financièrement avec un ancien lieutenant-colonel du FSB, toujours en réserve du puissant service de renseignement russe.
- Jean-Louis Haguenauer entretient également depuis plusieurs années des liens étroits avec Vladimir Pronichev, numéro 2 du FSB entre 2003 à 2013.
- L’intermédiaire français a misé sur Emmanuel Macron et Alexandre Benalla dès l’été 2016, et s’est lui-même mobilisé pour la campagne présidentielle.
- Adepte des paradis fiscaux et très impliqué en Russie dans de nombreux secteurs d’activités (commerce, sport, immobilier, conseil ou sécurité), Jean-Louis Haguenauer est aussi lié financièrement à un bar de nuit moscovite prisé par les délégations étrangères, le K19, situé juste en face des locaux du FSB. Un établissement visé par une enquête pour des faits de proxénétisme.
Se plonger dans le parcours de Jean-Louis Haguenauer, qui aura 68 ans au mois d’août prochain, c’est naviguer dans trois décennies de relations d’affaires opaques entre la France et la Russie.
Soupçons d’achat de match pour le compte de l’OM de Bernard Tapie au début des années 1990, bar à prostituées en plein Moscou, parties de chasse avec Martin Bouygues et paradis fiscaux à foison : le CV de Haguenauer pourrait être celui d’un aventurier des zones grises où se mêlent argent, puissance et secrets.
Plusieurs de ses proches, actuels ou anciens, ont brossé ces derniers mois auprès de Mediapart le portrait d’un « personnage de roman », d’un « mec avec un culot d’enfer », le genre à « n’avoir jamais froid aux yeux ». Un ancien associé, qui témoigne sous la condition de l’anonymat, résume : « Supérieurement astucieux, génialement sulfureux. »
Un homme qui a du nez aussi. Dès 2016, il mise sur le candidat Macron, en s’impliquant personnellement dans sa campagne – Mediapart a pu consulter et authentifier des messages dans lesquels il essaie de convaincre un élu socialiste de rejoindre le jeune candidat. Et en tissant, parallèlement, des liens privilégiés avec une figure montante de la Macronie. Un certain Alexandre Benalla.
Enquête sur le personnage clé du volet russe de l’affaire Benalla.
I. La découverte de la Russie
Originaire du Sud-Est de la France, Haguenauer débarque à Moscou sur un coup de tête au milieu des années 1980. L’homme d’affaires bricole alors dans l’import-export jusqu’à se faire recruter pour la première joint venture du Gossnab, le commissariat soviétique chargé des ressources alimentaires et des biens industriels qui commence alors à s’ouvrir à l’étranger.
Ce projet franco-russe, financé par la banque du commerce extérieur de l’Union soviétique, prévoit la construction d’une usine de fabrication de sacs-poubelle avec du plastique de récupération. L’ingénieur de ce projet révolutionnaire se nomme Jean-Louis Haguenauer, un jeune Français avec une gouaille de camelot qui a travaillé dans une société de traitement de déchets des Bouches-du-Rhône, partie prenante du projet.
L’usine est inaugurée en grande pompe en 1988. Mais elle ferme ses portes rapidement, la faute, selon un protagoniste de l’époque, à son premier directeur, « un type du KGB qui avait été placé par les autorités », « assez brutal » et visiblement peu au fait des techniques de recyclage…
Jean-Louis Haguenauer, lui, est déjà passé à autre chose.
Fort de son réseau naissant à Moscou, l’homme d’affaires monnaye ses premiers contacts. Avec sa compagne de l’époque, le voilà qui aide le leader français de la production d’extraits de réglisse à commercer avec le marché russe. Une expérience qui leur vaudra toutefois quelques déboires judiciaires en France quand une partie du produit de la vente de 84 tonnes de réglisse se retrouve, au printemps 1993, sur un compte que Hauguenauer a ouvert à Lausanne, en Suisse.
Mais l’homme d’affaires a de quoi rebondir – c’est même l’un de ses plus précieux talents. À la même période, il lui arrive de représenter le groupe d’armement Dassault en Russie. Il prospecte également sur le continent africain au profit de KamAz, entreprise russe de camions militaires.
II. Football et comptes « offshore »
Un pied à Moscou, un pied à Marseille, Haguenauer se met également au service du nouveau prince de la cité phocéenne, Bernard Tapie, qui avait racheté l’OM pour 1 franc symbolique en 1986.
En août 1991, le club verse 375 000 dollars [2,2 millions de francs à l’époque] à Haguenauer sur le compte à Zurich de sa société Baxanes Investment Est, domiciliée au Liechtenstein. Ce versement suspect – Baxanes n’a rien à voir avec le football – sera repéré par la justice à l’occasion de l’affaire des comptes de l’OM.
L’argent a ensuite emprunté un circuit bancaire complexe, passant par le Panama et la Suisse. Un montage destiné, selon le juge d’instruction Pierre Philippon, à « masquer l’identité du bénéficiaire final de la com’ versée par l’OM ».Auditionné par les enquêteurs, Jean-Louis Haguenauer déclare à l’époque que l’argent lui a été remis pour acheter le match Spartak Moscou/OM de Ligue des champions, en avril 1991. Stupeur sur la Canebière : la rencontre, remportée par l’OM 3 buts à 1, avait ouvert au club de Bernard Tapie les portes de sa première finale en coupe d’Europe.
L’ancien directeur général de l’OM, Jean-Pierre Bernès, a expliqué au cours de l’enquête, comme l’avait raconté Le Monde à l’époque, « qu’il y avait eu un accord sur la somme de 2 millions de francs » et que « Bernard Tapie lui avait ordonné d’aller voir Jean-Louis Haguenauer à Moscou pour lui demander s’il pouvait approcher les joueurs du Spartak ». Selon les déclarations de Bernès, « la veille au soir du match, il avait rencontré Haguenauer et Khidiatouline, ancien joueur russe, qui lui avait confirmé que tout était arrangé avec les joueurs [du Spartak] ».
Conclusion du juge Philippon, à la fin de son enquête en 1997 : « Il a fallu détourner de l’OM des fonds très importants dans le but de fausser la compétition sportive. » Aucun des prévenus ne sera pourtant renvoyé en correctionnelle pour des possibles faits de corruption.
Jean-Louis Haguenauer reviendra plus tard sur ses déclarations pour soutenir que la facture de 375 000 dollars « concerne les droits de télévision de retransmission du match, et le non l’achat de celui-ci ». Haguenauer est poursuivi pour complicité et recel d’abus de biens sociaux. L’UEFA renonce pour sa part à ouvrir une enquête.
Sollicité par Mediapart, Bernard Tapie déclare ne pas se souvenir de l’épisode.
Les investigations judiciaires ont également démontré que Jean-Louis Haguenauer, qui a assisté l’international Manuel Amoros pour son transfert à l’OM à l’été 1989, l’a aidé dans la rédaction de conventions occultes pour justifier un versement de 3,5 millions de francs sur un compte bancaire au profit du joueur à Zurich.
En 1998, Haguenauer est finalement condamné par la cour d’appel d’Aix-en-Provence à 10 mois de prison avec sursis et 100 000 francs d’amende.
III. L’ombre des services
Les déboires judiciaires français de Haguenauer poussent le Français à prendre ses aises dans la jeune Russie post-soviétique. Les années Eltsine ont transformé le pays en un immense Far West dans lequel les fortunes se font aussi vite qu’elles se défont. « C’était le bordel, Jean-Louis se régalait », sourit un vieux compagnon de route.
L’intermédiaire fait alors la rencontre de deux hommes clés, les hommes d’affaires Andrey Bokarev et Iskander Makhmudov, l’oligarque au cœur des paiements à Alexandre Benalla. Les deux hommes, qui doivent une partie de leur bonne fortune au Kremlin, figurent parmi les plus puissants du pays aujourd’hui (lire ici). Makhmudov est aussi soupçonné depuis des années par plusieurs justices européennes de liens avec des groupes criminels de Moscou, ce que dément l’intéressé.
L’expérience de Haguenauer « dans la Russie soviétique et post-soviétique, ainsi que ses multiples relations, s’avèrent toujours précieuses », témoigne Jean-Michel Cosnuau, un autre Français longtemps expatrié à Moscou qui s’est lié d’amitié avec lui. « Bien des gens qu’il avait croisés et aidés avaient des positions importantes dans le système », reconnaît ce gérant de bar aux mille vies, passé du maoïsme post-68 aux utopies libertariennes les plus radicales.
La proximité de Jean-Louis Haguenauer avec des piliers du système moscovite lui vaut d’ailleurs d’être identifié, en 2014, comme une personnalité « pro-Russe » par les services de renseignement français.
Mais c’est en réalité bien plus que cela. Jean-Louis Haguenauer est, selon nos informations, directement connecté aux services secrets russes, par l’entremise d’au moins deux personnes. D’une part, il est proche de Vladimir Pronichev, qui fut le numéro 2 du FSB de 2003 à 2013. Pronichev est notamment réputé pour avoir été le chef des opérations lors de l’intervention contre la prise d’otage de Beslan, en 2004, qui s’était soldée par la mort de 334 civils, dont 186 enfants.
Jean-Louis Haguenauer est également lié, financièrement cette fois, à Alexei Riabtsev, ancien lieutenant-colonel du FSB à un échelon régional, qui est toujours en réserve du puissant service de renseignements russe.
Les deux hommes se sont rencontrés au début des années 2000 pour bâtir un complexe hôtelier à Ekaterinbourg, ville de l’Oural où le dernier tsar Nicolas II fut assassiné en 1918.
Haguenauer et Riabtsev, qui rêvent de créer à l’horizon 2025 une immense quartier d’affaires au sud-ouest de la ville, fondent ensemble la société Opim Ekaterinbourg, qui fait office de maître d’œuvre de ce projet lancé en 2004. On les retrouve aussi au capital d’une autre entreprise, Straji Oural, chargée de la construction de deux tours de bureaux.
« Riabtsev et Haguenauer contrôlaient tous les deux le terrain où s’est construit l’hôtel Hyatt. Ils ont demandé à UGMK [l’entreprise de cuivre affiné et de zinc fondé par Iskander Makhmudov – ndlr] d’investir dans l’hôtel pour le construire, ensuite Haguenauer a proposé à Bouygues d’assurer la construction. C’est comme cela que s’est fait le deal », explique à Mediapart un protagoniste du projet.
L’hôtel Hyatt d’Ekaterinbourg voit le jour en 2007. Sa première pierre avait été posée, en 2005, en présence de Thierry Mariani, député du Vaucluse, qui accompagnera une partie de l’ascension de Haguenauer.
Au même moment, le député Mariani met la pression sur l’administration de Philippe Douste-Blazy, alors ministre des affaires étrangères (2005-2007), pour que le Quai d’Orsay, qui prévoyait l’ouverture d’un troisième consulat en Russie, penche pour Ekaterinbourg.
Les deux hommes parviennent à leurs fins. En 2007, la diplomatie française inaugure sa représentation en Oural. « C’était une opportunité politique pour moi, une opportunité économique pour Jean-Louis », témoigne Thierry Mariani. Un autre témoin confirme : « Cela lui permettait [à M. Haguenauer – ndlr] d’avoir une plateforme de business. Mariani était la caution politique de tout cela. »
Faire fructifier avec maestria son carnet d’adresse est l’une des principales compétences de l’intermédiaire français. « Haguenauer vit dans cette zone-là. Il est de tous les coups, toujours en train de se dire : “Tiens si je mettais en contact untel et untel” », explique un proche.
Il prend ainsi en main l’installation d’entreprises russes au Mipim de Cannes, le plus grand marché international des professionnels de l’immobilier. Haguenauer travaille à cette occasion pour UGMK, le groupe de l’oligarque Makhmudov, mais aussi Renova, le numéro un mondial de l’aluminium.
IV. Bouygues, Valls et l’oligarque
Depuis la construction de l’hôtel Hyatt à Ekaterinbourg, Jean-Louis Haguenauer entretient d’excellentes relations avec Martin Bouygues, le géant français de l’immobilier et de la téléphonie, par ailleurs propriétaire du groupe TF1, avec lequel il partage une passion commune pour la chasse. Cela tombe bien : Iskander Makhmudov possède l’un des plus beaux domaines de France, un parc de 500 hectares réputé pour ses populations de sangliers et de grands cervidés, dans le département du Loir-et-Cher. « Notre relation est amicale », confirme Martin Bouygues à Mediapart.
En mars 2007, Martin Bouygues se rend à Ekaterinbourg en compagnie de Patrick Kron, le PDG d’Alstom (dont Bouygues est alors actionnaire), pour signer un « mémorandum de développement et de coopération » avec UGMK (lire ici les détails de cette collaboration). À chaque déplacement russe des deux grands patrons français, Haguenauer est vu dans leur sillage, affairé et disponible, se souvient un ancien diplomate en poste à l’ambassade de France à Moscou.
Dans la foulée, Bouygues prévient Jean-Louis Haguenauer par l’intermédiaire de son assistante de direction. L’intermédiaire exulte et suggère à son ami de « remercier M. le ministre dont la dernière intervention a permis de débloquer la situation ». Il peut aussi annoncer la bonne nouvelle à Bokarev, un proche de Poutine, et renforcer un peu plus encore son influence dans les cercles de pouvoir qui comptent à Moscou.
V. Les mystères du K19
En Russie, la carrière de Jean-Louis Haguenauer passe aussi par l’un des clubs les plus réputés de la nuit moscovite. Pendant plusieurs années, le K19 a attiré toutes les huiles de la ville et de délégations étrangères, notamment françaises. Des dizaines d’élus ou de patrons en séjour dans la capitale russe y ont fait valser les verres de vodka jusqu’aux petites heures du matin.
Précision utile : le bar, situé en face du siège du FSB, accueillait aussi des salons pour prostituées. Il n’en faut pas beaucoup plus pour donner une coloration particulière à cet établissement dans un pays où le kompromat – méthode de l’appareil sécuritaire russe pour compromettre par le sexe ou l’argent des cibles – a été institué comme un art de la déstabilisation.
Jean-Louis Haguenauer ne s’est jamais vanté d’être lié au K19. Pourtant, c’est bien lui qui en a recruté la kricha, le « toit » en russe, soit la personne que l’on rémunère pour se garder des ennuis avec les autorités ou des tentatives de racket de la mafia locale. Pour prévenir ses arrières, l’intermédiaire français a fait appel à une de ses vieilles connaissances, un Russe d’une soixantaine d’années bien introduit auprès des services.
Jean-Louis Haguenauer a aussi touché des dizaines de milliers d’euros issus des caisses du club. Un document comptable détaille aussi une participation de 20 % au capital du K19. « Jean-Louis n’était pas au capital du club. Il n’y foutait pratiquement jamais les pieds », conteste Jean-Michel Cosnuau, l’un des meilleurs amis de Jean-Louis Haguenauer, au cœur du dossier.
Mais les flux d’argent ont bel et bien existé. « Cela correspond au remboursement avec intérêts du prêt qu’il m’avait fait lors du lancement du club, explique M. Cosnuau. Quand je n’étais pas là [il voyageait environ six mois dans l’année — ndlr], c’était une assistante de Jean-Louis qui venait récupérer les sommes que je lui devais, mais ce ne sont pas des sommes liées à sa fonction au club. Ce sont des remboursements. »
Le K19 était une affaire florissante. Mais en octobre 2015, la belle aventure s’arrête subitement. Malgré sa protection au sommet, l’établissement fait l’objet d’une descente de la police moscovite dans le cadre d’une enquête pour proxénétisme. Présenté comme l’un des responsables du club, Jean-Michel Cosnuau est interpellé.
Thierry Mariani intervient alors auprès des autorités russes pour le faire libérer. « Il avait des problèmes de santé et devait être soigné en France. J’avais fait une lettre comme je l’ai fait pour d’autres ressortissants français », explique à Mediapart l’ancien député des Français de l’étranger. Mais Cosnuau, qui dénonce une « opération de racket classique à la russe », casse son bracelet électronique, traverse l’Europe et se réfugie à Marrakech, au Maroc. Selon lui, il y avait bien des prostituées au sein du club, mais les dirigeants du K19 ne touchaient pas d’argent sur cette activité.
Seulement voilà, en août 2017, Cosnuau est arrêté en vertu des accords de coopération entre la Russie et le Maroc. Incarcéré neuf mois dans les prisons marocaines avant d’être extradé vers la Russie, le 26 avril 2018, il est condamné par un tribunal moscovite au terme d’un procès express. « Tout le dossier est entièrement bidon. Normalement il y avait 33 tomes d’accusation qui n’étaient remplis que de vent. La juge m’a dit : “Vous avez fait combien de temps [en préventive – ndlr] ?” Elle m’a donné ce que j’avais fait et ils m’ont libéré directement en sortant du tribunal », dénonce, amer, le Français, qui a depuis choisi de quitter la Russie pour s’établir en Géorgie.
Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart pour répondre à nos questions, Jean-Louis Haguenauer a fait savoir, jeudi 16 mai, par la voix de son avocat, qu’il « n’entend pas commenter [notre] questionnaire qui repose majoritairement sur des contre-vérités ». Sans autre forme de précision.
VI. Opération Macron
Selon plusieurs proches, Jean-Louis Haguenauer aurait pris un peu de recul avec la Russie pour passer de plus en plus de temps à Marrakech, où il possède une villa.
Au Maroc, Haguenauer est très impliqué dans la gestion d’une fondation baptisée Montresso, qu’il a créée en 2009 pour produire des nouveaux talents de l’art contemporain, une des passions du Français depuis de longues années. Il y a notamment développé une résidence d’artistes réputée, baptisée Jardin rouge, et un espace d’exposition.
Haguenauer possède la fondation Montresso au travers d’une société, Opim Trading LTD, domiciliée aux Îles Vierges britanniques, l’un des pires paradis fiscaux de la planète.
Grâce à ses activités artistiques, Haguenauer continue donc de faire au Maroc ce qu’il sait faire de mieux : étendre son réseau. Le député Olivier Dassault, qui se pique d’art et dont Haguenauer est un proche (il était à ses dix ans de mariage en février dernier à Marrakech), y a été exposé à l’automne 2016. « C’est un lieu extraordinaire à visiter et revisiter », s’enthousiasme le parlementaire, qui confirme sa relation « amicale et culturelle » avec l’homme d’affaires français.
Quant à son implication pour l’entreprise Dassault à Moscou, l’élu explique : « Monsieur Haguenauer a des relations très haut placées en Russie. S’il a pu en faire bénéficier notre groupe aéronautique par des acquisitions de Falcon, bravo et tant mieux. Nous ne nous connaissions pas à cette époque et je n’ai pas d’autres informations. »
Quelques semaines plus tard, en janvier 2017, la fondation Montresso d’Haguenauer devient le partenaire officiel d’une exposition de street art lancée par la chambre des métiers de Seine-Saint-Denis, présidée par Patrick Toulmet, soutien de la première heure d’Emmanuel Macron. Toulmet, propulsé au poste de Délégué interministériel au développement de l’apprentissage dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville après la présidentielle, a été orateur lors du premier meeting d’Emmanuel Macron en juillet 2016 à la Mutualité. C’est aussi dans son centre de formation à Bobigny que le même Macron a annoncé sa candidature en novembre 2016.
Sollicité par Mediapart, il indique que le projet artistique a été porté par un ancien de ses collaborateurs, Sébastien Ménard, un autre macroniste de la première heure, ancien candidat En marche aux législatives. Contacté, l’intéressé confirme.
« J’ai entendu parler de Jean-Louis Haguenauer par la communauté “streetos” en 2014/2015 et je l’ai rencontré en 2016 en me lançant dans des projets. Il est connu de tous dans ce milieu. Il a aidé, nourri, conseillé ou sublimé des tas d’artistes », précise Sébastien Ménard, en vantant les mérites de ce « mécène au grand cœur » et au carnet d’adresses éclectique. « Jean-Louis, c’est quelqu’un de la rue. Il connaît des gens de toute sorte. Des riens du tout jusqu’à des chefs d’État, dont des présidents des États de la Fédération de Russie », ajoute-t-il.
Ménard, qui a échoué à exporter à Moscou une adaptation d’Intervilles (Bolshie Gonki), est par ailleurs critiqué par une partie de la Macronie pour être le tenant d’une ligne ouverte par rapport à la Russie, notamment sur le dossier de Russia Today France, télévision blacklistée par le président.
Très tôt, Haguenauer a misé sur Emmanuel Macron. « Il aime les outsiders. Dans ses discussions, il a défendu sa jeunesse, son intention de briser les codes, de renverser le système », explique Ménard pour justifier un choix qui a beaucoup étonné dans l’entourage de l’homme d’affaires.
Ainsi, en septembre 2016, tandis que Benalla rejoint la campagne de Macron, Haguenauer fait de la retape auprès d’élus parisiens pour qu’ils s’engagent auprès de l’ancien ministre de François Hollande, selon des SMS que Mediapart a pu consulter et authentifier.
Mais la carte maîtresse de Haguenauer dans l’entourage de Macron est incontestablement Alexandre Benalla. Les deux personnages se connaissent de longue date, en tout cas bien avant l’arrivée du second à la présidence dans les valises du candidat devenu président. Haguenauer et Benalla vouent une forme d’admiration réciproque pour le parcours non conventionnel de l’autre. Deux hommes qui ont en commun de s’être fait seuls, à force de culot et de rouerie, pour atteindre les sommets du monde.
L’amitié n’empêche pas les affaires. Au contraire. Fin 2017, Haguenauer propose à l’équipe d’Iskander Makhmudov, avec laquelle il travaille régulièrement, de se séparer de son équipe de sécurité en France et à Monaco, où l’oligarque a plusieurs biens immobiliers. L’objectif : remplacer les hommes en place – des professionnels serbes – par une équipe discrètement constituée par Alexandre Benalla, alors adjoint du chef de cabinet du président de la République Emmanuel Macron.
Le poste qu’occupe Benalla lui vaut d’être habilité au secret défense. Sa position privilégiée dans l’entourage d’Emmanuel Macron et de son épouse, Brigitte, fait aussi de lui l’un des hommes au plus près des secrets de l’homme à la tête de la sixième puissance mondiale. Une aubaine pour les services secrets russes ?
Commercialement, l’affaire est traitée par un proche d’Alexandre Benalla, le gendarme Vincent Crase, responsable de la sécurité de la République en marche et par ailleurs à la tête d’une société de sécurité privée, baptisée Mars – l’un des anciens pseudos de Benalla sur les réseaux sociaux… La première tranche du contrat est payée rubis sur l’ongle en juin 2018 par l’oligarque russe depuis un compte de la banque la Julius Baer de Monaco : 294 000 euros.
Après les révélations du Monde sur les violences du 1er-Mai en juillet 2018, Benalla et Crase organisent un nouveau montage du contrat russe (relire ici les détails de l’opération), qui passera cette fois par une société inconnue, France Close Protection, gérée en sous-main par Benalla. Montant de la nouvelle mouture du contrat Makhmudov : 980 000 euros.
Benalla et Haguenauer ne se quittent plus. Ils sont vus ensemble, le 5 juin 2018, lors d’une soirée organisée pour des investisseurs chinois dans un jardin donnant sur la place de l’Étoile. Haguenauer et Benalla se retrouvent encore, fin août, dans l’immense château dans le Périgord de l’homme d’affaires Vincent Miclet, souvent présenté comme un acteur de la Françafrique.
Alexandre Benalla, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations, a toujours démenti être formellement impliqué dans les contrats russes d’Iskander Makhmudov, comme il l’a notamment affirmé devant le Sénat. Ses explications, comme celle de Vincent Crase (qui n’a pas non plus répondu à nos questions), ont peu convaincu les parlementaires, qui ont décidé de saisir la justice d’un possible faux témoignage ; une enquête est en cours.
Dans leur rapport d’enquête sur l’affaire Benalla, rendu public en février, les sénateurs ont estimé que l’affaire des contrats russes marquait d’« importants dysfonctionnements au plus haut de l’État ». Ils n’ont pas hésité à parler de « fragilisation de la sécurité présidentielle et des intérêts nationaux ».
« Il ne fait nul doute que les relations entretenues avec un oligarque russe par un collaborateur de l’Élysée directement impliqué dans la sécurité de la présidence de la République, seraient de nature, en raison de la dépendance financière qu’elles impliquent, à affecter la sécurité du chef de l’État, et, au-delà, les intérêts de notre pays », a affirmé l’un des rapporteurs, le socialiste Jean-Pierre Sueur.
Depuis la révélation des contrats russes, Jean-Louis Haguenauer vit quasiment reclus dans sa villa de Marrakech, d’après plusieurs témoignages, paralysé à l’idée d’avoir été projeté dans la lumière crue de l’affaire Benalla. Un ami de l’homme d’affaires croit savoir pourquoi : « Jean-Louis a toujours su que le jour où il ferait surface, il aurait perdu. »