Étiquettes

,

PAR NATACHA POLONY

Ils sont là tous les deux, seuls au milieu d’un grand désert. Vous accepterez bien encore une petite valse ? Bien sûr, en 2017, la danseuse s’était pris les pieds dans le tapis, mais c’est oublié. Ils ont la salle de bal pour eux. Jusqu’en 2022 ? Sous les applaudissements d’un système politicomédiatique qui n’espère que cela. Parce que, après tout, les gentils contre les méchants, ça évite de se faire des noeuds dans le cerveau, de creuser les sujets, d’assumer que la politique consiste à arbitrer entre des intérêts contradictoires. Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Blanc et noir. Avec un peu de vert pour égayer. Pour se faire croire qu’il reste un horizon radieux, une utopie qui puisse encore déplacer les foules et faire rêver la jeunesse.

La mobilisation inhabituelle pour des européennes nous montre paradoxalement que la décomposition de la vie politique française est encore à l’oeuvre et que ce qui en sort est éminemment dangereux pour le pays. Les innombrables commentaires au sortir des urnes sont absolument confondants. Passons sur les macronistes médiatiques qui se contentent de lire dans les 0,6 % de Francis Lalanne la preuve que les « gilets jaunes » n’avaient pas le soutien de 80 % de la population dans les premières semaines de la mobilisation. Il faut les comprendre, ils ont eu si peur. Les sarcasmes sont leur revanche… Mais pour tous les autres ? Quelqu’un va-t-il à un moment donné prendre la mesure du danger plutôt que de continuer à se faire croire que l’enjeu de ces élections était de savoir qui, du RN ou de LREM, arriverait en tête ?

Le sursaut de mobilisation marque la victoire de cette stratégie de réduction du débat politique à sa plus pauvre expression. Les uns sont allés crier leur exaspération et empêcher Emmanuel Macron d’être en tête, les autres sont allés se prémunir contre le chaos et empêcher Marine Le Pen de plastronner. Colère contre peur. Dans un pays plus fracturé que jamais. Electoralement, géographiquement et sociologiquement fracturé. La lutte des classes joue à plein. Un même pays, mais des intérêts radicalement divergents. Et il faudrait être soulagé parce que la colère n’a pas fracassé la digue ?

Mieux, on voit des commentateurs traduire ce scrutin par des agrégats simplistes : « proeuropéens » à 58,2 % contre « populistes et extrémistes » à 38,7 %. Le débat se résumerait à ça : proeuropéen ou extrémiste. Six mois de crise sociale, des tensions internationales majeures imposant aux Européens de réfléchir désormais à leur modèle et aux institutions qui permettraient d’enfin garantir l’indépendance des citoyens et la préservation de leurs intérêts plutôt que de laisser le champ libre aux lobbies et de ruiner les Etats par l’optimisation fiscale, et des éditorialistes peuvent encore résumer cela à un clivage absurde et caricatural. Marianne, depuis sa création, s’est battu pour que l’on puisse sortir d’un clivage gauche-droite devenu mortifère. Résultat ? Un clivage « progressistes » – « nationalistes » dans lequel il n’y a plus qu’une option possible. La vérité est là : l’alliance du macronisme et du système médiatico-politique continue à renvoyer toute critique, toute contestation, à l’extrême droite. D’ailleurs, on se gardera d’analyser cette abstention où se réfugient les gaullistes sociaux, la gauche républicaine, les tenants d’un libéralisme régulé et d’une Europe puissance, tous ceux qui ne veulent pas du duel imposé. Vous contestez le libre-échange généralisé ? Vous plaidez pour une politique économique faite d’investissement, de planification, de reprise en main par le politique ? Vous constatez la surévaluation de l’euro et les dégâts sur l’industrie française ? Vous alertez sur la destruction méticuleuse des classes moyennes ? Extrémiste ! Il n’y a pas d’alternative !

Ah si, pardon… On vous laisse le droit de rêver. Il vous reste ce vote moral sur lequel se reportent des jeunes qui ne savent pas encore que les angoisses et les réprobations sincères doivent se traduire politiquement pour sortir des limbes du lyrisme. Le vote écolo aux européennes permet d’« envoyer un message » et de faire se réjouir les commentateurs, notamment les orphelins de la social-démocratie. Le message, en l’occurrence, devrait être pris au sérieux. Mais, quand il commence à l’être, il oblige à des décisions douloureuses, comme celle de claquer la porte d’un gouvernement qui, au pied du mur, arbitre systématiquement en faveur des intérêts financiers. Nicolas Hulot a, par sa démission, renvoyé tous les ministres, anciens et à venir, venus de l’écologie à leurs contradictions et leurs lâchetés. L’écologie ne se résume pas à prôner les ampoules basse consommation. Elle aboutit à une remise en cause majeure du système de division mondiale du travail. Qui, au sein de l’Union européenne, est prêt à le comprendre et l’assumer ? Il est plus confortable de débattre, dans un parlement drogué aux motions de synthèse, de l’interdiction des couverts en plastique.

Plus que jamais, l’émergence d’une troisième voie est la seule chance pour la France de ne pas se déchirer plus encore. La seule chance pour ne pas laisser la nouvelle lutte des classes finir en révolution violente. C’est le rôle de Marianne que de contribuer à l’inventer, et nous n’y renoncerons jamais.

https://www.marianne.net/debattons/editos