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Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris).
Le pire est à craindre de la détention en Syrie par une milice kurde de centaines de combattants jihadistes et de leurs familles.

Dans le camp d’al-Hol (Laurence Geai pour « Le Monde »)
La France a changé deux fois de politique au sujet de la détention en Syrie de ses ressortissants liés à Daech. La question est d’autant plus sensible que, à la différence de l’Etat souverain qu’est l’Irak voisin, les prisonniers jihadistes sont dans leur écrasante majorité aux mains des Forces démocratiques syriennes (FDS), une milice structurée autour de la branche locale du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). En janvier 2018, le porte-parole du gouvernement français affirmait que ses compatriotes seront « jugés au Kurdistan syrien » (sic), si « les institutions judiciaires sont en capacité d’assurer un procès équitable ». L’inexistence d’un « Kurdistan syrien » en droit international, mais surtout l’annonce du retrait américain hors de Syrie, entraînèrent un premier basculement de la position française, officialisé en janvier 2019 par la ministre de la Justice.
DES PRISONS A TRES HAUT RISQUE
Ce revirement tenait moins à une conversion bien tardive aux vertus de l’Etat de droit qu’aux pressions exercées par Washington pour accélérer le retour des détenus jihadistes vers leur pays d’origine et soulager ainsi les FDS. Onze jihadistes français ont alors été transférés de la Syrie vers l’Irak, où ils ont depuis tous été condamnés à mort. Le quotidien « Libération » a révélé que, au début de mars dernier, le rapatriement de Syrie de 249 Français (37 hommes, 63 femmes et 149 mineurs) était programmé, avec répartition déjà prévue des adultes entre les différents services de l’appareil policier et judiciaire. L’hostilité de l’opinion française au principe même d’un tel rapatriement a amené l’Elysée à changer une nouvelle fois de posture. Seul le rapatriement des enfants est désormais envisagé par Paris, et encore seulement au cas par cas. Les missions de récupération des enfants ainsi sélectionnés s’apparentent à des opérations-commandos, compliquées par les réticences des FDS.
La décision actuelle de laisser en Syrie les adultes français liés à Daech laisse cependant ouverte, au-delà du débat éthique, la question de leur maintien effectif en détention (l’éventualité d’un jugement sur place se heurtait à la réalité milicienne des FDS et à l’absence de structures judiciaires dignes de ce nom). Cette question est loin d’être rhétorique, du fait des risques sérieux d’échanges de prisonniers avec Daech, voire d’évasion collective. Le 5 avril, la prison de Derik, qui abrite environ 400 détenus jihadistes, dont une vingtaine de Français, non loin de la frontière syro-irakienne, a été ainsi le théâtre d’une vaste mutinerie. Il a fallu l’intervention en urgence de renforts des FDS, appuyés par les vols à basse altitude de deux chasseurs américains, pour ramener le calme. Un tel incident est très révélateur de la fragilité du système carcéral dans cette zone, surtout dans un contexte de désengagement des Etats-Unis et de relance de la guérilla de Daech.
LA POUDRIERE D’AL-HOL
Le ministre des Affaires étrangères a estimé à « à peu près 400 à 450 » le nombre total de Français aux mains de la principale milice kurde de Syrie. Alors que la plupart des hommes sont incarcérés à Derik, les femmes sont majoritairement rassemblées dans le camp d’Al-Hol, avec les enfants, dont de nombreux orphelins. Le président du Comité international de la Croix Rouge (CICR) a qualifié en mars dernier la situation à Al-Hol d’« intenable ». Trois mois plus tard, rien n’a évolué au sein de ce camp conçu pour 5.000 personnes, qui en accueille désormais quinze fois plus dans des conditions particulièrement précaires. Des militantes endurcies de Daech ont pris en charge une partie du camp, multipliant les incidents avec l’encadrement kurde et punissant les femmes qui refuseraient leurs diktats. L’absence de perspective pour les milliers d’étrangères, entre autres françaises, ne peut que favoriser l’emprise jihadiste sur l’ensemble de cette population. Al-Hol, véritable prison à ciel ouvert, est ainsi devenu un centre majeur d’endoctrinement et de mobilisation de militantes de Daech.
Un tableau aussi préoccupant ne prend pourtant pas en compte les menaces sur le contrôle par les FDS du territoire où se situent les centres de détention: la Turquie n’a pas renoncé à frapper la guérilla kurde dans son sanctuaire syrien et le régime Assad continue de proclamer sa volonté de restaurer son autorité sur l’ensemble de la Syrie. Quant aux FDS, elles se sentent abandonnées par leurs partenaires occidentaux et considèrent légitime d’utiliser la carte de ces détenus jihadistes dans des tractations complexes. La décision de maintenir en Syrie les Français liés à Daech pourrait ainsi s’avérer très lourde de conséquences à terme, d’autant qu’elle introduit d’ores et déjà une incertitude dommageable à la sécurité nationale.
La ministre des Armées vient d’alerter sur la bombe à retardement que représente à ses yeux la « prochaine génération de tueurs » : « Même lorsqu’elle croupit dans les prisons kurdes, ce n’est pas une armée qui se rend, c’est une armée en attente ». Une fois encore dans la lutte contre le terrorisme, une politique ancrée sur les principes du droit et les valeurs républicaines se serait avérée sur la durée plus efficace et plus protectrice que les dérives actuelles, supposées complaire à l’opinion.