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Comme l’a montré l’enquête de Marianne cette semaine, le problème essentiel réside dans le fait que l’appel d’offres lancé par l’organisme France AgriMer ne comportait qu’un unique critère, le prix : 1 500 t de « steaks hachés » à 5,2 millions d’euros, voilà qui fait 3,46 €/kg. Qui oserait jouer les naïfs au point de prétendre qu’à untel prix il est possible d’obtenir autre chose que de la merde ? Il n’est pas nécessaire d’être fin gastronome et spécialiste de la filière viande pour comprendre qu’une vache, même élevée dans des conditions abjectes, a peu de chances de finir dans de tels steaks. C’est d’ailleurs bien le principe de la viande hachée qui entre dans la composition de tant de plats préparés : puisqu’elle est hachée, on peut y mettre à peu près ce qu’on veut. Mais la logique s’arrête-t-elle à la seule viande ? Les raisons pour lesquelles l’Union européenne refuse depuis des années, malgré les nombreux scandales alimentaires, d’imposer la traçabilité de la viande dans les plats préparés nous racontent la logique à l’oeuvre dans un capitalisme nouvelle forme, qui constitue le dernier avatar de la société de consommation et de spectacle : le capitalisme du low cost.
Qui mesure réellement l’ampleur du phénomène et la façon dont il est en train de modeler les sociétés, de réformer les modes de vie et de bouleverser les économies ?
La mise en avant du critère de prix comme unique mesure du réel, le choix du moins-disant imposé dans chaque marché public, la concurrence à la baisse, nous habituent à considérer que la seule qualité d’un produit, c’est d’être suffisamment peu cher pour nous permettre d’en consommer beaucoup d’autres. L’authenticité de ce produit, c’est-à-dire sa correspondance avec ce qu’il est censé être, en revanche, n’a strictement aucune importance. Les conséquences d’une telle logique sont innombrables.
La première est écologique. Le principe du low cost, ou du moins-disant, est de nous inciter à consommer toujours plus des produits toujours plus périssables. Un meuble ne sera donc plus cet objet en bois ou en métal que l’on peut se transmettre sur plusieurs générations. Il sera constitué d’un aggloméré de sciure de bois dont l’origine est à chercher dans des pays peu regardants sur la destruction de leur forêt primaire, qu’ils soient situés en Europe centrale ou en Asie du Sud-Est. Le lait ne sera plus ce liquide nourrissant issu de la transformation par une vache de l’herbe qu’elle broute mais un liquide grisâtre et sans goût, pasteurisé pour être conservé dans les rayonnages des supermarchés, et produit dans des fermes-usines où les vaches n’ont jamais croisé que du tourteau de soja OGM importé d’Amérique latine, là encore après destruction des zones forestières.
Car c’est bien là l’autre enseignement : le capitalisme du low cost a besoin du libre-échange et de la libre circulation des capitaux, des hommes et des marchandises.
La division mondiale du travail a pour objet principal de tirer vers le bas la qualité des produits et la rémunération de ceux qui les fabriquent, pour augmenter la consommation, et surtout les marges des groupes qui s’affranchissent des frontières. L’Acte unique européen de 1986, actant la création d’un marché unique et l’inscription du libre-échange dans les traités européens, est bien l’acmé de cette logique. Il est le texte qui non seulement permet mais encourage l’ouverture d’un marché public français à des steaks polonais trafiqués. Son objet est bien de faire en sorte qu’il y ait toujours moins cher, toujours plus ignoble.
Une société du moins-disant est une société qui s’appauvrit, non seulement économiquement puisque seuls les organisateurs de ce système en tirent profit, mais surtout humainement puisqu’elle se prive des savoir-faire, de la conscience, de la fierté professionnelle qui font le sel d’une existence. Elle fait du mensonge son fondement ontologique, en considérant que l’étiquette et la dénomination d’un produit n’ont aucun lien avec ce qu’il est réellement. Elle pousse les individus à accepter que les pauvres mangent de la merde, portent des vêtements jetables et soient mis en concurrence avec de plus pauvres encore. Le capitalisme du low cost repose finalement sur la destruction ultime de tout ce qui fait une vie digne et belle. Il est notre cauchemar contemporain.
Source : Marianne