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Une vache dans un box, le ventre perforé sur le côté, un homme en blouse blanche et charlotte stérilisée qui plonge son bras dans les entrailles de l’animal pour y introduire ou en retirer des aliments… La vidéo de l’association L214 a choqué tous ceux qui ignoraient l’existence de cette pratique et qui n’avaient pas conscience de la face cachée de notre modèle agricole. Ces hublots, cet univers digne des fantasmes de la littérature de science-fiction, filmés dans une commune de la Sarthe, Saint-Symphorien, au nom délicieusement désuet et bucolique, sont l’aboutissement d’une logique. Rassurez-vous, bonnes gens, cette merveille se pratique depuis le XIXe siècle. Dans les années 70, c’était l’Inra, c’est-à-dire les pouvoirs publics, qui développait ce genre de procédé. D’ailleurs, Brune Poirson, la secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Transition écologique, se veut rassurante : c’est pour la recherche, et l’institut développe pour 2025 un moyen de nous faire ça plus proprement.
Dans quel monde doit-on trouver normal d’installer des hublots sur les vaches pour farfouiller dans leur estomac ?
Dans quel monde, surtout, nous fera-t-on croire que cette pratique relève de la « recherche », mot qui nous renvoie au travail désintéressé de scientifiques mettant la compréhension du monde au service d’un progrès humain ? L’Inra comme l’entreprise visée par la vidéo utilisent ces techniques dans un but unique : améliorer les performances de ces outils que sont les vaches. Et c’est bien là le plus effrayant : ces images qui surgissent dans notre quotidien tellement aseptisé ne sont rien d’autre que le véritable visage de notre modernité.
Le mariage de la technique et du profit a produit cette aberration, comme il produit à peu près tout ce qui rend notre monde invivable, au sens le plus concret du terme.
Car c’est bien la réduction du vivant au statut d’objet susceptible d’être modifié, amélioré par la technique pour permettre davantage de profit, qui caractérise notre rapport au monde. La compréhension du vivant et de ses règles a constitué le coeur de cette révolution qu’était l’humanisme. Tout à coup, les objets inertes et les êtres animés n’étaient plus considérés en tant que créatures de Dieu mais comme répondant à des règles qu’il était possible à l’homme d’élucider. A ceci près que, comme l’a montré le philosophe et mathématicien Olivier Rey dans un ouvrage passionnant, Itinéraire de l’égarement, sous-titré Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine (Seuil), la propension de l’Occident à soumettre l’ensemble du réel à une rationalité instrumentale, en le découpant en parcelles mesurables et analysables, nous a conduits à perdre de vue la totalité, et donc le sens. Pourquoi mettre des hublots sur des vaches ? Pour améliorer leur digestion ? Mais la vache qui broute l’herbe n’est-elle pas la plus à même de choisir l’alimentation qui lui convient ? Seulement voilà, cette vache-là ne broute plus d’herbe, elle est avec 1 000 ou 10 000 de ses congénères dans des fermes usines, destinée à produire du lait ou de la viande en quantités astronomiques, pendant que les économistes analyseront doctement la surproduction de denrées agricoles et la chute des marchés de matières premières alimentaires. Alors, mettre des hublots sur des vaches améliorera-t-il notre humaine condition ?
Les adorateurs du marché déguisés en défenseurs de la science et du progrès nous expliquent dans les pages
du Point ou des Echos que la technologie viendra régler les problèmes qu’elle a elle-même créés. Vous n’applaudissez pas aux fermes usines et à l’horreur alimentaire ? Vous êtes un infâme réactionnaire adepte du « c’était mieux avant », alors qu’avant il n’y avait que la maladie, la pauvreté et les travaux pénibles. Vous contestez la prééminence d’un capitalisme consumériste qui submerge la planète de matières plastiques ? Vous êtes un obscurantiste ennemi des Lumières qui veut imposer le retour à la bougie. C’est oublier que les Lumières faisaient des sciences et des techniques un moyen de grandir l’homme, et non de l’asservir. C’est oublier l’humanisme de Rabelais nous avertissant que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
L’idéologie technicienne de réduction du vivant à un objet plus ou moins performant, plus ou moins optimal,
ne saurait trouver en elle-même ses limites. Pis, le marché invente chaque jour de nouveaux désirs justifiant de nouvelles améliorations techniques permettant une plus grande rentabilité. Mais l’homme sujet du désir peut en devenir aussi objet. Luimême est peu à peu soumis à cette technicisation aliénante. Peu importe. S’il continue à remplir docilement son caddie de lait gris et insipide et de viande sous plastique ou prémâchée en plats préparés, la mécanique ne se grippera pas. Et plus il pose des hublots sur des vaches, plus il ferme les fenêtres qui pourraient s’ouvrir sur la vie et la beauté du monde.