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 par Natacha Polony

François de Rugy pouvait-il rester ministre ? Bien évidemment non, et l’avoir envisagé, de la part d’un pouvoir macronien soucieux de ne pas sembler céder à la pression de l’opinion, était une folie. Partout et tout le temps, à chaque déplacement, à chaque décision, il se serait vu rappeler ses agapes. Telle est la force des images. En l’occurrence, elles résument cette capacité incroyable des hommes, dès lors qu’on leur accorde un pouvoir, à oublier qu’ils sont là pour servir et non se servir. Et les révélations qui ont suivi, sur ses indemnités de frais de représentation, laissent penser que le « M. Propre » des Verts avait peut-être lui-même quelques difficultés à distinguer argent public et argent privé. François de Rugy n’est pas Jérôme Cahuzac, bien sûr, mais l’une et l’autre de ces deux affaires ont le mérite de rappeler aux élus une notion un peu désuète : l’exemplarité. Sortir des caves de l’Assemblée des grands crus pour flatter quelques convives épatés par les signes intérieurs de richesse au moment où l’on rogne 5 € d’APL à des étudiants obligés de se priver régulièrement de repas, porte un nom : l’indécence.

Par parenthèse, il y a plus immoral encore que l’élu qui a fauté, il y a cette personne qui a profité d’une invitation à déguster du homard sous les ors de l’hôtel de Lassay, qui a pris des photos pour immortaliser le plaisant moment, et qui a fini par envoyer les photos à Mediapart pour des raisons qui ont sans doute peu à voir avec la saine indignation et la défense de la morale publique. Cette personne, devenue par la grâce du journalisme d’investigation une « source », est proprement ignoble. Mais justement, les journalistes dits d’investigation, qui se considèrent comme la noblesse de la profession, vivent aussi de ce genre de personnage et de tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ont intérêt à salir un individu ou violer le secret d’une instruction, et qui n’aiment rien tant qu’être confondus avec des lanceurs d’alerte. Cela n’enlève rien aux turpitudes de ceux qui sont dénoncés, mais cela devrait à tout le moins pousser les journalistes à l’humilité dans l’accomplissement de leur travail.

François de Rugy devait partir, on peut le penser et l’écrire,mais à qui appartient-il de le réclamer ? « Il aurait dû tirer les conséquences dès nos premières informations, estime Edwy Plenel, mais il s’est entêté. » Comment donc ? L’homme a voulu se défendre ? Il n’a pas obtempéré face à la sentence de l’inquisiteur suprême de la morale publique ? On reste légèrement gêné face aux jugements en forme de couperet de notre FouquierTinville du journalisme, même quand on apprécie le travail de ses enquêteurs. Sans doute parce qu’on perçoit dans les accents accusateurs du patron de Mediapart quelque chose qui relève moins de la fierté que d’une forme d’hubris devant ce pouvoir vertigineux du tombeur de puissants qui va jusqu’à écrire au procureur de la République pour réclamer des poursuites contre Jérôme Cahuzac. La technique de feuilletonnage qui permet à Mediapart d’augmenter son audience en enserrant la cible dans une nasse est une arme redoutable. Mais nous appartient-il à nous, journalistes, d’user d’armes ? Les informations qui sont d’utilité publique méritent d’être mises sur la table immédiatement et dans leur totalité. Ne serait-ce que parce que, parmi les droits démocratiques du mis en cause, il y a l’accès aux pièces du dossier.

La presse est un contre-pouvoir essentiel, mais elle-même n’a pas de contre-pouvoir, de sorte que les citoyens, heureux de voir dénoncer les excès ou les malversations de leurs élus, sont privés des moyens de fixer eux-mêmes les limites, c’est-àdire de hiérarchiser ce qui tombe sous le coup de la loi et ce qui heurte la morale, de différencier les copinages peu reluisants et les dangereuses connivences entre le monde politique et celui des affaires. Là est sans doute le coeur du problème. Le mélange des pinces de François de Rugy à l’hôtel de Lassay est problématique. Mais les repas organisés à Bercy par Emmanuel Macron, ministre de l’Economie, pour préparer son entrée en campagne, jusqu’à mobiliser de janvier à août 2016 80 % des frais de représentation du ministère, relèvent d’une confusion des genres plus problématique encore. Car on entre là dans l’ordre du politique.

Le rôle des journalistes est moins de dénoncer des individus que de raconter comment une oligarchie peut parfois instrumentaliser la démocratie pour préserver ses intérêts. Comment des puissances industrielles ou financières peuvent utiliser leur entregent pour confisquer à leur profit ce qui appartient au bien commun. Comment, surtout, des choix politiques perpétuent, voire creusent, les inégalités. Quant à François de Rugy, le pire qu’il ait fait n’est pas d’avoir mangé du homard mais bien d’avoir, au nom du marché, entériné le détricotage de la loi Egalim et d’à peu près tous les textes qui prétendaient limiter les appétits des plus gros fossoyeurs de la planète.

Source: Marianne