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par Natacha Polony

Comment faire renaître un peu de confiance ? Les esprits les plus lucides n’ont pas attendu les homards de François de Rugy, ni même la crise des « gilets jaunes », pour sentir qu’il y avait là un enjeu vital pour les institutions républicaines. Une société dans laquelle le soupçon se généralise, dans laquelle chacun finit par se demander d’où parle tel ou tel, s’il ne défend pas quelque intérêt caché, si le discours scientifique, même, n’est pas instrumentalisé par des puissances financières, est une société qui crève. Quelque chose s’est brisé, qui faisait le ciment de la démocratie. Quelque chose qui s’appelle le bien commun. Car l’excès de soupçon ne naît pas d’un manque de transparence mais du constat répété que des intérêts privés ont pu s’approprier ce bien commun dont l’Etat est le garant au nom des citoyens. Si chaque décision, chaque arbitrage, semble se faire non pas en fonction de la volonté majoritaire, mais au nom d’intérêts catégoriels, en faveur de quelques-uns, qui ont su peser plus lourd, s’installent dans toutes les strates de la société deux gangrènes mortelles : le ressentiment et cette tentation du chacun pour soi qu’on appelle l’incivisme.

Dès lors, ce ne sont pas les grandes déclarations et les promesses de ne plus y toucher

qui apaiseront des citoyens convaincus d’être dépossédés de ce qui leur appartient autant qu’aux représentants, autant qu’aux élites : la République. Ce ne sont pas des déclarations mais des actes. Des choix politiques. Celui, par exemple, qui consiste à ne pas arbitrer systématiquement en faveur des gros contre les petits, en faveur des monopoles contre ceux qu’ils exploitent. Or, le même jour, ce gouvernement a envoyé deux messages contradictoires, qui montrent une absence totale d’analyse cohérente de ce qui ruine la France et met sur les ronds-points des citoyens exaspérés. Mardi 23 juillet, les députés ratifiaient le Ceta, le traité de libre-échange de l’Union européenne avec le Canada. Et, le même jour, on apprenait que Bercy réclamait à l’entreprise E. Leclerc une amende de 117 millions d’euros pour des pratiques commerciales abusives.

On ne peut que se réjouir de voir le ministère de l’Economie prendre enfin la mesure du rôle des grandes centrales d’achat

dans la destruction des filières industrielles et agricoles françaises. Les mêmes fonctionnaires de Bercy qui avaient refusé en 2018 un moratoire sur l’extension et l’installation de grandes surfaces, alors même que la France est déjà championne d’Europe en la matière, au nom de la « liberté de commerce », semblent avoir compris que les pratiques scandaleuses des distributeurs, coinçant les représentants des producteurs dans des sous-sols pour exiger d’eux des ristournes et des ventes à perte, ne relèvent pas de la libre concurrence. Mais il y a mieux : puisque l’Etat français met désormais son nez dans ce racket organisé, l’irréprochable défenseur du pouvoir d’achat des pauvres – et surtout de ses propres marges – oblige lesdits producteurs à traiter avec sa filiale belge, soumise à une législation nettement moins regardante.

On applaudit, donc.

On se dit que quelques mesures de cet ordre pourraient enfin ressouder une communauté nationale autour d’un objectif commun, celui de forger une société véritablement fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité, et non sur le profit et l’écrasement des plus faibles. Mais le fond du problème, celui de la mise en concurrence systématique, celui du moins-disant qui permet aux plus puissants d’améliorer leurs marges, reste entier. A aucun moment ce gouvernement ne s’attaque aux mécanismes européens qui permettent à Michel-Edouard Leclerc d’utiliser une filiale belge pour contourner le droit français. Et puis, ce même gouvernement ratifie sans ciller le Ceta, un traité dont l’objet même est d’imposer cette logique du low cost et cette mise en concurrence généralisée.

Pis, le gouvernement est obligé piteusement de reconnaître que, contre toutes ses dénégations outrées, le traité en question permettra bien de faire entrer sur le sol français des viandes nourries aux farines animales. Et le jour même où les députés LREM écoutent benoîtement Greta Thunberg venue aligner à l’Assemblée quelques banalités sur les enjeux écologiques, ils votent allègrement la destruction d’une agriculture paysanne sans laquelle il n’est pas de sauvegarde des sols ni de la biodiversité.

Pourquoi une telle contradiction ?

Parce que la logique poursuivie par ce gouvernement, comme par ceux qui l’ont précédé, n’est pas la recherche du bien commun défini par l’ensemble des citoyens – ce qui est la définition de la République –, mais l’application d’une idéologie, celle du commerce non régulé, devant apporter la prospérité à tous. Quand Michel-Edouard Leclerc, par son monopole, enfreint trop bruyamment les règles de ce libre commerce, on commence à s’agiter. Mais l’idéologie est plus puissante que le réel qui en démontre les méfaits. Plus puissante, surtout, que la démocratie et la volonté des citoyens. On se demande bien pourquoi ces ingrats se révoltent, et pourquoi quelques homards à la nage font déborder le vase…

Marianne