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La crise du Cachemire, ouverte depuis 1947, vient de connaître une nouvelle escalade avec l’abolition par l’Inde de l’autonomie jusqu’alors accordée à cette province majoritairement musulmane.
Militaires indiens, le 5 août, dans les rues de Srinagar, la capitale du Cachemire
L’acte fondateur de la tragédie du Cachemire remonte à 1947. La partition de l’Empire britannique des Indes entre, d’une part, l’Inde et, d’autre part, le Pakistan déclenche alors une vague de massacres et d’exodes. Le maharaja hindou du Cachemire se rallie à l’Inde contre la volonté de sa population, aux trois quarts musulmane, mais en échange de la reconnaissance par Delhi d’une importante autonomie. A l’intervention de l’armée indienne répond celle des militaires et des irréguliers du Pakistan. Une ligne de cessez-le-feu sépare à partir de 1949, sur un millier de kilomètres, les deux tiers du Cachemire, devenue province de la fédération indienne, du tiers restant incorporé au Pakistan. Le référendum d’autodétermination prévu par l’ONU n’aura jamais lieu, New Delhi craignant tout autant qu’Islamabad qu’il donne la majorité aux partisans d’un Cachemire indépendant de l’Inde comme du Pakistan.
LES GUERRES PAR PROCURATION
La population musulmane du Cachemire indien, loin d’afficher sa solidarité avec le Pakistan, reste passive durant l’acte deux de cette tragédie: en 1965, puis en 1971, les guerres qui opposent New Delhi à Islamabad se concluent par l’officialisation du statu quo de 1947, la ligne de cessez-le-feu devenant une « ligne de contrôle » (LoC dans son acronyme anglais, banalisé par l’ONU). De telles mobilisations le long de cette ligne de démarcation entraînent une militarisation croissante du Cachemire, jusqu’aux élections libres de 1977, très favorables aux autonomistes musulmans de la Conférence nationale. Eux-mêmes sont progressivement débordés par une nouvelle génération de séparatistes cachemiris, dont l’activisme d’abord politique, puis armé, est durement réprimé à partir de 1987.
Ce conflit de basse intensité tourne à l’avantage de l’armée indienne en 1994. C’est là que s’ouvre le troisième acte de cette tragédie, avec l’intervention des services pakistanais qui, sur les ruines de la guérilla cachemirie, développent des groupes de type jihadiste. Islamabad y voit le double avantage, d’une part, de brider le séparatisme nationaliste du Cachemire, tout autant tourné contre le Pakistan que contre l’Inde, et, d’autre part, de livrer par jihadistes interposés une confrontation qui serait perdue d’avance sur le champ de bataille. C’est dans cette logique que les militaires pakistanais enrôlent en 1996 Ben Laden et Al-Qaida, qui assurent en Afghanistan l’entraînement des jihadistes ensuite infiltrés au Cachemire depuis le Pakistan. Cette escalade terroriste conduit à un nouvel affrontement direct entre l’Inde et le Pakistan en 1999, suivi de trois années de vives tensions sur la LoC.
LE COUP DE FORCE DE MODI
Durant le quatrième acte de cette tragédie, la population du Cachemire, soumise à un très lourd quadrillage sécuritaire, est condamnée à assister en spectatrice aux négociations entre l’Inde et le Pakistan. Les Musulmans représentent environ huit des douze millions d’habitants de la province, où sont stationnés des centaines de milliers de militaires et de paramilitaires. Mais ils constituent l’écrasante majorité des habitants de la vallée du Cachemire proprement dite, dont la capitale Srinagar, avec ses palais flottants et ses jardins moghols, était au siècle dernier une des attractions majeures du tourisme en Inde. Le conflit a déjà fait 60.000 morts en deux décennies lorsqu’une médiation américaine tente, en vain en 2009, une médiation entre l’Inde et le Pakistan. L’élection à New Delhi de l’ultra-nationaliste Narendra Modi, en mai 2014, balaie tout espoir de conciliation.
Le cinquième acte de la tragédie du Cachemire, en cours sous nos yeux, s’ouvre en juin 2018, avec la prise de contrôle directe de la province par le pouvoir central. Triomphalement réélu au printemps dernier, Modi formalise cet état de fait en révoquant officiellement, le 5 août, l’autonomie qui régissait le statut du Cachemire depuis l’indépendance de l’Inde. C’est un coup de force sans précédent de la part d’un Premier ministre indien dont un éditorial du « Monde » rappelle qu’il « n’a rien à envier aux extrêmes droites occidentales ». Les confins indo-pakistanais, déjà un des foyers de tensions les plus volatils du globe, n’avaient pas besoin de cette provocation supplémentaire. Plus grave encore, cette nouvelle dépossession infligée aux Musulmans du Cachemire s’inscrit dans un contexte de persécutions de masse à l’encontre de leurs coreligionnaires en Chine (les Ouigours) et en Birmanie (les Rohingyas).
Le peuple du Cachemire n’aspire pourtant qu’à exercer le droit à l’autodétermination qui lui a été promis il y a plus de 70 ans. Là réside peut-être la dimension la plus troublante de cette trop longue tragédie.


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