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Par Mathieu Magnaudeix et Laureen Ortiz

Jeffrey Epstein, inculpé pour trafic sexuel de mineures et retrouvé mort dans sa prison de Manhattan, possédait un appartement dans les beaux quartiers de Paris. L’agent de mannequins français Jean-Luc Brunel, à la réputation sulfureuse, est accusé par des victimes d’avoir été un de ses « principaux pourvoyeurs » d’adolescentes. Deux ministres français demandent l’ouverture d’une enquête. Le parquet de Paris est en train de procéder à des « vérifications ».

Le trajet en jet entre l’aéroport parisien du Bourget et celui de Teterboro (New Jersey), Jeffrey Epstein l’a fait de nombreuses fois ces derniers mois : le financier de 66 ans, retrouvé mort samedi 10 août dans sa cellule d’une prison de Manhattan, avait l’habitude des pérégrinations entre ses nombreux domiciles et d’autres lieux de villégiature.

Parmi elles, la France occupe une place de choix. Jeffrey Epstein y possédait un appartement à Paris, sur la très huppée avenue Foch, où il a passé trois semaines avant son arrestation. Et deux de ses rabatteurs supposés, son ancienne maîtresse Ghislaine Maxwell et l’agent de mannequins Jean-Luc Brunel, qui tous deux démentent avoir tenu ce rôle auprès d’Epstein, possèdent la nationalité française.

Floride, Nouveau-Mexique, îles Vierges américaines et Paris : Jeffrey Epstein agrémentait ses déplacements de « massages », mot codé pour ce qui s’apparente à des années d’abus sexuels sur des jeunes femmes mineures, « parfois aussi jeunes que quatorze ans » d’après le procureur de Manhattan. Au point que sur les îles Vierges, où il possédait une île privée, l’avion personnel de Jeffrey Epstein était surnommé « Lolita Express », allusion au fameux roman de Nabokov.

Samedi 6 juillet 2019, il y a un peu plus d’un mois, Epstein n’a pas retrouvé sa demeure opulente de 2 000 mètres carrés sur la 71e rue, une des plus grandes maisons de Manhattan, estimée à 56 millions de dollars. Ce soir-là, des agents du FBI l’ont cueilli sur le tarmac de Teterboro, à la descente d’un de ses jets privés.

Deux jours plus tard, le procureur de Manhattan a révélé les raisons de cette arrestation retentissante. Epstein, multimillionnaire, et ami des puissants (à commencer par le président Trump, son voisin sur la presqu’île pour riches de Palm Beach, en Floride, lui-même accusé d’une vingtaine d’agressions sexuelles), était inculpé pour trafic sexuel de mineures et association de malfaiteurs en vue d’exploiter sexuellement des mineures. Il risquait 45 années de prison.

« Entre au moins 2002 et 2005, Epstein a sexuellement exploité et abusé de dizaines de jeunes filles mineures en les incitant à avoir des rapports sexuels avec lui en échange d’argent », détaille l’acte d’accusation du procureur de Manhattan. « Afin de maintenir et d’accroître son stock de victimes, Epstein en payait certaines pour qu’elles recrutent à leur tour d’autres mineures dont il pourrait également abuser. »

« De nombreuses victimes étaient particulièrement vulnérables à l’exploitation », souligne le procureur new-yorkais, Geoffrey Berman. Certaines étaient à la rue, fragilisées par une enfance difficile, quand d’autres, recrutées par des intermédiaires dans des pays plus pauvres, notamment d’Europe de l’Est et d’Amérique du Sud, parlaient à peine l’anglais.

Sur fond d’impunité judiciaire des puissants – Epstein, sous le coup d’une enquête en Floride dès 2005, a bénéficié deux ans plus tard d’un accord très favorable, qui lui a évité des poursuites pénales en échange de treize mois de prison –, l’affaire Epstein est un mélange explosif de pouvoir, d’argent et de violences sexuelles.

Elle raconte le sentiment de toute-puissance d’un homme qui, comme l’a raconté le New York Times, envisagea un jour le projet délirant de reproduire ses « gènes supérieurs » en utilisant le ventre d’une vingtaine de femmes.

Elle implique, à des degrés divers, toutes sortes de célébrités, connaissances du mondain Epstein, comme Bill Clinton ou l’ancien premier ministre israélien Ehud Barak, ou encore complices présumés d’abus sexuels, comme le célèbre avocat américain Alan Dershowitz, le prince Andrew au Royaume-Uni, l’ancien gouverneur du Nouveau-Mexique Bill Richardson ou l’ex-sénateur George Mitchell. Et nourrit toutes sortes de théories du complot, alimentées par l’impunité et les protections dont Epstein, ancien membre de la Commission trilatérale, a longtemps bénéficié.

Samedi 10 août, elle a carrément pris des allures de thriller : placé récemment sous surveillance suicide dans sa prison de Manhattan, Epstein a été retrouvé mort dans sa cellule au petit matin. Selon le New York Times, sa surveillance rapprochée avait été levée, de façon inexpliquée.

Ce rebondissement ne fait que renforcer le mystère autour d’une affaire nébuleuse. Elle inquiète ses victimes, qui craignent de ne jamais obtenir justice.

Elle place au-devant de la scène ceux que le procureur de Manhattan a désignés, sans les nommer à ce stade, comme ses « associés », amis ou connaissances ayant alimenté son réseau criminel. Le cœur de ce réseau est sans conteste les États-Unis. Mais on en trouve aussi les traces à Paris, où Epstein cultivait les relations et a passé presque un mois, avant l’arrestation à la descente de son jet.

Dans la capitale française, il a longtemps frayé avec un agent de mannequins à la réputation sulfureuse : un certain Jean-Luc Brunel, accusé d’être un de ses « pourvoyeurs », cité à de nombreuses reprises dans l’épais dossier judiciaire accumulé aux États-Unis depuis près de quinze ans.

Paris fut la dernière ville où Jeffrey Epstein aura passé du temps. Il y a séjourné du 14 juin au 6 juillet. Le richissime homme d’affaires, dont la fortune aux sources incertaines est estimée à au moins 500 millions de dollars, possédait dans la capitale française un appartement au 22, avenue Foch, dans le XVIe arrondissement. La seule de ses six propriétés qui ne se situe pas sur le territoire américain, estimée à 8,6 millions de dollars selon les avocats d’Epstein.

Quelques jours après son arrestation, nous nous y sommes rendus. Tandis que le monde de cet ami des puissants s’écroulait, tout demeurait d’un calme imperturbable. À l’exception de la ronde d’une policière, tout se passait comme si l’homme était inconnu à cette adresse, bien qu’il y reçoive du courrier.

Epstein résidait une partie de l’année à Paris, où il avait tout un réseau. À la rubrique « Paris », son carnet d’adresses, publié en 2015 par le site Gawker, liste une série de mondains, personnalités du Tout-Paris, noms à particules, et une section « massage » très fournie.

Jeffrey Epstein a-t-il sévi en France? Des jeunes filles françaises, ou transitant par la France, ont-elles été recrutées afin d’assouvir son besoin permanent de nouvelles « esclaves » ?

À ce stade, aucune enquête n’est ouverte en France sur les agissements du financier américain à Paris. Deux ministres du gouvernement français, les secrétaires d’État Marlène Schiappa, chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes, et Adrien Taquet, ont demandé ce lundi l2 août l’ouverture d’une enquête.

« L’enquête américaine a mis en lumière des liens avec la France. Il nous semble ainsi fondamental, pour les victimes, qu’une enquête soit ouverte en France afin que toute la lumière soit faite », expliquent les deux ministres. « Les éléments transmis au parquet de Paris sont en cours d’analyse et de recoupement, a affirmé le parquet de Paris à Mediapart. Les premières vérifications sont actuellement en cours afin de déterminer si une enquête doit être ouverte sur le territoire français. »

Selon un document obtenu par Mediapart, Virginia Roberts Giuffre, une des principales accusatrices d’Epstein – qui affirme avoir été maintenue sous son emprise en tant qu’« esclave sexuelle » entre 1999 et 2002, et dit lui avoir servi de rabatteuse rémunérée –, a affirmé en 2011 à ses avocats avoir entendu Epstein se féliciter d’avoir fait venir de France « deux jolies filles de 12 ans », « pour son anniversaire ».

« C’était un cadeau surprise d’un de ses amis et elles venaient de France, a raconté la jeune femme, aujourd’hui âgée de 36 ans. Je les ai vues, je les ai rencontrées. Jeffrey s’est vanté après coup du fait qu’elles avaient douze ans et qu’elles venaient de France parce qu’elles étaient vraiment pauvres là-bas et que leurs parents avaient besoin d’argent. » Ces deux jeunes filles auraient été « transportées » jusqu’à Palm Beach. Si l’enquête judiciaire confirmait ce témoignage, les deux victimes auraient aujourd’hui autour de 30 ans.

Le récit de Virginia Giuffre, dont l’histoire a été longuement racontée fin 2018 par une enquête magistrale du Miami Herald qui a relancé la procédure à New York, est emblématique de cette affaire tentaculaire et sordide.

Selon son récit, Ghislaine Maxwell, alors la maîtresse d’Epstein, une mondaine franco-britannique qui est aussi la fille du magnat britannique des médias Robert Maxwell, l’a approchée un jour en Floride. La jeune Virginia n’a alors que quinze ans et exerce un petit boulot dans les vestiaires du club Mar-a-Lago de Palm Beach, propriété de l’actuel président américain Donald Trump, qui fut longtemps ami d’Epstein avant de se brouiller avec lui. Le frère de Jeffrey, Mark Epstein, a confirmé au Washington Post que les deux hommes étaient « bons amis » par le passé. Ils faisaient la fête ensemble et partageaient une vie de jet-setteurs privilégiés, entre Palm Beach et Manhattan.

D’après la jeune femme, Maxwell l’aurait recrutée pour faire un « massage » à Epstein, qui possède une maison à quelques rues, sur El Brillo Way. « Dès la première fois », selon Giuffre, la séance aurait viré aux attouchements sexuels. Selon ses déclarations, le couple Maxwell-Epstein aurait fait d’elle son « esclave sexuelle » : pendant quatre ans, Virginia aurait suivi Epstein partout, de Palm Beach à son ranch du Nouveau-Mexique, de son île des Caraïbes à Paris, au sud de la France…

Elle affirme aussi avoir été envoyée comme produit sexuel bon à consommer auprès d’hommes d’influence, notamment le prince Andrew et l’avocat d’Harvard Alan Dershowitz, qui ont tous deux démenti publiquement.

Selon son récit, c’est en 2002 qu’elle parvient à se dégager de l’emprise du financier, dégoûtée par une proposition qu’il lui aurait faite quelques mois plus tôt. Epstein lui aurait fait part d’un projet d’insémination : elle porterait son bébé en échange d’une maison et d’un revenu, puis accoucherait, mais Ghislaine et lui en auraient la « propriété ». « J’ai trouvé ça vraiment affreusement malsain », témoigne-t-elle. « Et ça m’a vraiment montré pour la première fois en quatre ans que rien ne changerait jamais, que je serais toujours utilisée. » Elle profite d’une escapade en Thaïlande pour s’enfuir avec un garçon qui deviendra son mari.

En 2007, alors qu’elle vit en Australie, mariée et mère de deux enfants, le FBI la retrouve et l’interroge. L’année suivante, l’affaire pénale a été étouffée aux États-Unis, à la suite d’un accord négocié secrètement par le procureur de Floride de l’époque, Alexander Acosta, avec les avocats d’Epstein.

En échange de la garantie d’une absence de poursuites judiciaires pour lui et tout éventuel conjuré, Epstein accepte de plaider coupable pour des faits moins graves, la sollicitation de prostituées mineures. Il s’inscrit au registre des « délinquants sexuels » puis passe treize mois en prison, au cours desquels il a en réalité quartier libre une bonne partie du temps pour « travailler ».

Dix ans plus tard, le fameux Acosta intégrera l’administration Trump comme ministre du travail. Juste après l’arrestation et l’inculpation d’Epstein, Acosta a dû démissionner. Trump, lui, tente désormais de se dissocier de son ancien ami de fêtes, dont il dit ne pas être « fan ». Mais les faits sont tenaces. Des photos d’eux à Manhattan ou à Mar-a-Lago ont été diffusées dans les médias américains. Et Trump l’a un jour qualifié de « mec formidable »…

Dans une plainte, déposée en 2015, révélée alors par la presse américaine, Virginia Roberts Giuffre a accusé un Français, Jean-Luc Brunel, le dirigeant de l’agence de mannequins internationale MC2 (anciennement Karins USA), d’être « un des principaux pourvoyeurs de filles » d’Epstein.

Ses accusations sont graves, et détaillées. Brunel, dit-elle, « dirigeait une sorte d’agence de mannequins et semble avoir eu un arrangement avec les autorités américaines pour obtenir des passeports et d’autres documents de voyage pour de jeunes filles. Il amenait ensuite ces jeunes filles, âgées de douze à vingt-quatre ans, aux États-Unis à des fins sexuelles et les remettait à ses amis, Epstein compris. » « Mon sentiment, poursuit-elle, est que Jean-Luc Brunel obtenait ses filles d’Europe de l’est. »

Le dirigeant de MC2, affirme Roberts Giuffre, « offrait à ses filles des emplois de “mannequinat”. De nombreuses filles provenaient de pays pauvres ou de milieux pauvres, et il leur faisait miroiter la promesse de gagner de l’argent. » La jeune femme affirme avoir « eu des relations sexuelles avec Jean-Luc Brunel à plusieurs reprises », entre 16 et 19 ans. Elle dit : « Le seul lien de leur amitié semblait être que Brunel pouvait obtenir des douzaines de filles mineures et nourrir le grand appétit d’Epstein, et de Maxwell, pour les rapports sexuels avec des mineures. » « Jeffrey Epstein, poursuit-elle, m’a dit qu’il avait couché avec plus d’un millier de filles de Brunel, et tout ce que j’ai vu confirme cette affirmation. »

Dans le milieu du mannequinat parisien, Jean-Luc Brunel est une figure aussi connue que sulfureuse. « Fils de bonne famille » des beaux quartiers parisiens, selon une ancienne relation de travail rencontrée par Mediapart, Brunel, un ancien playboy aujourd’hui septuagénaire, est connu à Paris pour son goût de la fête, des voitures de luxe et des pantalons griffés.

Méconnu du grand public, il ne l’est pas des hommes d’affaires et autres puissants qui aiment la compagnie des top-modèles. Dans les années 1980-90, avant son départ pour les États-Unis, il est un habitué des boîtes de nuit parisiennes en vue. Jean-Luc Brunel, qui se vante d’avoir repéré Sharon Stone, Christy Turlington ou Jerry Hall, y arrivait avec à son bras des top-modèles plus ou moins célèbres, comme Roberta Chirko, qui fut un temps son épouse.

« Il compartimentait les filles : celles qu’il respectait, et les autres », affirme à Mediapart le mannequin Zoe Brock. Débarquée à Paris au début de la décennie 1990, la Néo-Zélandaise fait partie des heureuses élues que Brunel accepte, selon son récit, d’héberger dans son « immense appartement avenue Hoche » ; du moins c’est ce que lui fait comprendre son agence. Brunel vit alors à quelques pas de l’agence Karins, qu’il a cofondée à la fin des années 1970.

« J’avais 17 ou 18 ans, lui environ 45. Un soir, il me fait venir dans sa chambre, il prend un rail de cocaïne, il me dit qu’on va coucher ensemble, un de ces jours, puis me tend la coke, nous raconte-t-elle. Après ça, je me suis tenue à distance, je l’évitais… Il m’a punie pour ça. Il m’a déplacée dans un autre appartement, bien plus modeste, à Pigalle. » Elle dit alors avoir été logée dans « une rue qui craint de Pigalle, avec six à huit filles dans un petit appartement de deux pièces ». Sa carrière en prend un coup, et sa réputation aussi, relate-t-elle. « J’ai appris des années plus tard, quand j’ai travaillé avec d’autres gens, qu’ils avaient hésité à accepter parce qu’ils avaient entendu dire que j’étais une droguée ».

À la même époque, une autre jeune femme est repérée par Brunel. Elle s’appelle Thysia Huisman, elle est hollandaise. Selon son témoignage, Brunel l’aurait fait venir à Paris, dans son appartement. « Un soir, il m’a droguée avec une boisson, et m’a violée », raconte-t-elle à Mediapart. « Je me suis retrouvée dans son lit, il était sur moi », se souvient-elle. Le lendemain, elle se réveille totalement « désorientée », et entend Jean-Luc Brunel au téléphone dans le salon. Elle récupère ses affaires et repart en train sans mot dire.

Thysia se demande pourquoi elle a été ciblée. « J’ai perdu ma mère quand j’avais cinq ans, j’étais fille unique, mon père et moi menions des vies séparées », dit-elle, comme pour expliquer une fragilité. De « l’incident », elle ne parlera pas pendant de longues années, se sentant honteuse et coupable. Mais elle ne remettra plus les pieds à Paris, et choisira de changer de carrière en passant derrière la caméra, « pour ne plus être une marionnette ».

Au cours de son séjour à Paris, Thysia dit avoir observé des soirées chez Jean-Luc Brunel où « de très jeunes filles, de Russie, d’Ukraine et de Tchécoslovaquie accompagnaient des hommes d’affaires plus âgés ». Elle se souvient avoir vu un homme qui « ressemblait à Epstein ».

« Mon agence m’a envoyée là-bas comme on envoie un animal à l’abattoir », estime-t-elle avec le recul. Son témoignage fait écho à d’anciens témoignages. Un reportage de l’émission 60 minutes, diffusé sur la chaîne américaine CBS en 1988, introuvable en ligne mais que Mediapart a pu visionner, donnait la parole à de jeunes mannequins américaines à Paris, qui se plaignaient d’actes similaires.

L’une d’entre elles, témoignant le visage caché, y raconte avoir été droguée avec une « puissante » substance hallucinogène. « J’ai commencé à avoir des hallucinations, et ça fait vraiment peur quand vous ne savez pas que vous avez été droguée », dit-elle à la journaliste Diane Sawyer. Si elle a réussi à s’enfuir, ce n’est pas le cas de celle qui témoigne juste après, toujours de manière anonyme.

La jeune femme affirme avoir accepté une boisson offerte par Brunel, puis avoir eu « un trou noir ». « Ce dont je me souviens, c’est d’être dans le lit de cet homme. » S’est-elle fait violer ? « Oui, je suis sûre de ça, je sais », répond-elle à la journaliste. « Que se passe-t-il si vous dites non ? », demande la journaliste à une autre Américaine qui témoigne, elle, à visage découvert. « Vous ne travaillez pas. J’ai payé le prix pour avoir dit non », répond-elle. « Je n’ai plus eu de rendez-vous, et je n’ai jamais travaillé ». À l’époque, Brunel avait refusé de répondre à l’équipe de CBS, mais avait fait savoir qu’il démentait les propos des jeunes femmes interrogées.

Après les années Paris, c’est à New York et à Miami que Jean-Luc Brunel va poursuivre sa carrière, épaulé par Jeffrey Epstein. Dans une déclaration sous serment de plus de 70 pages datant de juin 2010, que Mediapart a obtenue, une ancienne employée de l’agence MC2, Maritza Vasquez, raconte l’alliance formée par le financier et l’agent français. Elle affirme avoir rencontré une fois le premier, à la soirée d’ouverture de MC2 à New York, et travaillé au quotidien avec le second entre 1998 et 2006.

« Jean-Luc disait toujours que Jeffrey était son ami, qu’il était millionnaire. Et que Jeffrey lui donnait l’argent […] et les appartements pour les filles », témoigne-t-elle. En tant que comptable, elle dit avoir remarqué les loyers que Brunel faisait payer aux filles, hébergées au 301 East 66th Street, un immeuble de Manhattan appartenant à Epstein, alors que Brunel, lui aussi hébergé dans l’immeuble, n’en versait pas à Epstein. Vasquez témoigne aussi d’une « ligne de crédit » d’un million de dollars, signée par Epstein pour soutenir l’agence, qui a des bureaux à Miami, New York et Tel-Aviv, en Israël.

« La seule chose que semblait gagner Epstein en retour était les filles », affirme Maritza Vasquez, qui a connu plusieurs de ces adolescentes.

Malgré tout, la société était toujours dans le rouge, selon elle, et Brunel dépendait beaucoup des perfusions financières de Jeffrey Epstein, avec qui il partageait aussi certains trajets en jets.

Mais fin 2014, Brunel a dû renoncer à l’Amérique, n’ayant pas pu renouveler son visa, pour revenir en France. L’année suivante, il a attaqué Epstein en justice pour obtenir des « dommages et intérêts », estimant avoir subi la mauvaise réputation de son ami devenu encombrant. Dans sa plainte, Brunel affirme que l’association de son nom avec celui d’Epstein lui a valu de perdre de nombreux contrats, notamment avec la prestigieuse agence Elite, et lui a coûté des « millions de dollars ». Il qualifie d’« atroces» les « activités illégales » d’Epstein et dit avoir été « émotionnellement détruit » par cette affaire.

La même année, Brunel a « démenti avec force avoir participé, de façon directe ou indirecte, aux actions dont Monsieur Epstein est accusé ».

Ses agissements depuis sont incertains, mais il semble toujours lié aux agences de l’ouest parisien. Une source proche de son ancienne agence affirme l’avoir vu à Paris en novembre 2017, et nous a transmis une photo pour en attester (voir ci-contre).

Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart depuis l’arrestation de Jeffrey Epstein, par courriel et au travers de son avocat, Jean-Luc Brunel n’a pas répondu à nos questions (lire notre « boîte noire »).

Boîte noire :

Dès l’annonce de l’arrestation de Jeffrey Epstein à Manhattan, Mediapart s’est penché sur son éventuel réseau français. Durant notre enquête, nous avons réuni un ensemble de documents, issus notamment de la procédure judiciaire – certains publics, d’autres exclusifs.

Nous avons sollicité, en France et aux États-Unis notamment, plusieurs personnes ayant côtoyé Jean-Luc Brunel. Certaines ont accepté de nous parler ouvertement, d’autres ont souhaité rester anonymes parce qu’elles ressentent de la peur et craignent des représailles, d’autres encore n’ont pas souhaité répondre.

Résidant respectivement en Nouvelle-Zélande et aux Pays-Bas, Zoe Brock et Thysia Huisman ont été interviewées par Mediapart par téléphone durant l’été. Les entretiens ont été enregistrés avec leur accord et suivis de plusieurs échanges pour préciser leurs récits. Elles ont accepté que leurs noms complets et leurs témoignages figurent dans notre article.

Mise à jour le 13 août à 12h: Zoe Brock fait partie des femmes ayant accusé le producteur Harvey Weinstein de violences sexuelles.

Aux témoignages recueillis s’ajoutent ceux récoltés en 1988 par l’émission américaine « 60 minutes », que Mediapart a retrouvée et pu visionner.

Contacté, l’avocat de Jean-Luc Brunel nous a indiqué avoir transmis le message à son client, mais n’avoir pas reçu de réponse. Nous avons sollicité directement Jean-Luc Brunel à plusieurs reprises, pour lui proposer de s’exprimer, mais n’avons obtenu aucune réponse.

Source: Mediapart