Étiquettes

Philippe Bonnet

L’ancien président qui dirigea la France de 1995 à 2007 est décédé à Paris à l’âge de 86 ans.

L’annonce de la disparition de Jacques Chirac au moment où la France connaît un mouvement de contestation sociale inédit dans son expression a quelque chose de hautement symbolique. Car l’ancien chef de l’Etat (1932/2019) avait non seulement fini par comprendre que les Français ne voulaient pas être réformés, mais il était aussi connu comme un homme sachant écouter ses compatriotes sans forcément les assommer de leçons.

En Corrèze bien sûr, son fief électoral, mais partout en région, il savait aller au contact dans les territoires ruraux sans rechigner comme il le disait « à flatter le cul des vaches« . Son gros appétit et sa santé de fer lui permettaient, sur les marchés ou encore au salon de l’agriculture où ses déplacements ravissaient exposants et journalistes, d’engloutir sans sourciller bières, charcuteries et petits crus locaux sans se départir d’une bonne humeur apparente quels qu’aient pu être ses soucis d’ordre professionnels ou privés.

Père de la nation
https://images.lecho.be/view?iid=dc:25716603&context=ONLINE&ratio=16/9&width=640&u=1569499721000
Jacques Chirac et le chancelier allemand Gerhard Schroeder en 2003.

D’année en année, septennat avant quinquennat (jusqu’en 2007), il s’était tissé une légende de père de la nation qui n’avait fait que se renforcer après son départ de l’Elysée. Ses saillies amusantes de « Abracadabrantesque » à « qu’est-ce qu’elle me veut la ménagère, mes couilles sur un plateau«  à propos de Margaret Thatcher, « il faut mépriser les hauts et repriser les bas« , jusqu’à sa sortie malheureuse sur le « bruit et l’odeur » des immigrés s’échappaient parfois d’une langue de bois qu’il pratiquait la plupart du temps. Lorsqu’il fut le premier président à reconnaître la responsabilité du gouvernement de Vichy dans la persécution des juifs de France il avait en revanche fait l’unanimité, gauche et droite confondues.

Rien ne semblait atteindre cet homme qui pouvait physiquement toiser de haut ses pairs à l’international. Tout laissait croire que rien jamais ne pourrait l’abattre hormis dans sa sphère familiale avec la perte tragique d’une des ses filles.

Son tout dernier coup d’éclat remonte à 2012 lorsqu’il soutiendra, contre l’avis de son épouse, la candidature de François Hollande face à Nicolas Sarkozy.

Jusqu’à ce soir du 2 septembre 2005 où il ressent une violente migraine lors d’une courte et banale cérémonie avec le chef du gouvernement d’Andorre. Prévenu, le médecin chef du palais l’expédie illico à l’hôpital du Val-de-Grâce. Jacques Chirac, l’invincible, vient de subir un accident vasculaire cérébral. A partir de cette époque va s’opérer un lent déclin alors que dans le même temps un certain Nicolas Sarkozy ne cesse de s’agiter afin de devenir celui qui lui succédera.

Il fera néanmoins bonne figure jusqu’à la passation de pouvoir en 2007. Ses apparitions publiques auront par la suite tendance à s’espacer. On le verra en vacances au Maroc, attablé à une terrasse de café à Saint-Tropez en train de boire un verre, mais, petit à petit, la silhouette du grand Chirac se courbera sous l’effet de la maladie.

https://images.lecho.be/view?iid=dc:22880709&context=ONLINE&ratio=16/9&width=640&u=1569499721000
Jacques Chirac aux côtés de Nicolas Sarkozy, lors d’une cérémonie aux Invalides en 2008.

Son tout dernier coup d’éclat remonte à 2012 lorsqu’il soutiendra, contre l’avis de son épouse, la candidature de François Hollande face à Nicolas Sarkozy. Un esclandre qui ravira ses proches jusqu’à son ami Jean-Louis Debré qui ne portait pas précisément le second dans son cœur. Protégé de près par sa femme Bernadette et sa fille Claude, il était depuis « emmuré » dans sa maladie ainsi que l’a écrit Béatrice Gurrey dans son livre « Les Chirac ».

Le « bulldozer de Pompidou »

Jacques Chirac est un énarque qui a débuté sa carrière comme haut fonctionnaire à la Cour des comptes, tout comme, plus tard, François Hollande. Auparavant, il a milité à gauche et a même vendu l’Humanité à la criée, l’organe de presse du parti communiste français. Le jeune Chirac jette sa gourme, notamment aux États-Unis où il se fiance brièvement. Juste après son mariage avec Bernadette Chodron de Courcel, il part faire la guerre en Algérie qu’il préfère alors sous l’ombrelle française et où il sera blessé.

Sa rencontre avec Georges Pompidou en 1962 sera déterminante pour le lancement de sa carrière politique. Ce mentor bon vivant épris d’art moderne, lui avait dit plus tard qu’il fallait « arrêter d’emmerder les Français« .

https://images.lecho.be/view?iid=dc:121723125&context=ONLINE&ratio=16/9&width=640&u=1569499721000
Jacques Chirac debout derrière Georges Pompidou en 1968, alors que ce dernier était Premier ministre. ©Photo News

C’est en Corrèze qu’il va d’abord se faire élire, son énergie bousculant à son profit les inerties locales. Une photographie noir et blanc le montre goguenard, cigarette au bec, manches de chemise retroussées, en train d’intervenir sur le moteur de sa Peugeot 403. Chirac est un jeune homme pragmatique, n’ayant pas peur du cambouis et qui, à l’évidence, croit à l’avenir qui l’attend. Il est élu d’une courte tête dans un bastion de gauche réputé imprenable où Pompidou l’a envoyé. Le premier ministre du général de Gaulle, le surnomme symptomatiquement son « bulldozer » et en fait en 1967, son secrétaire d’Etat à l’emploi alors qu’il n’a que 35 ans. Progressivement, Jacques Chirac va devenir ce qu’il convient d’appeler un « fauve » en politique.

Relations compliquées avec Giscard d’Estaing

C’est aussi un pur clientéliste. Le futur président n’a pas son pareil pour donner un coup de main, arranger une difficulté privée, écrire le petit mot qui ira droit au cœur des intéressés. On l’a vu s’inquiéter de savoir si tous les journalistes ont un moyen de rentrer chez eux après un voyage et aussi prendre le temps d’aller récupérer à Villacoublay Florence Aubenas, détenue comme en otage en Irak. C’est ainsi qu’il savait gagner le cœur des Français.

https://images.lecho.be/view?iid=dc:157161252&context=ONLINE&ratio=16/9&width=640&u=1569499721000
Valéry Giscard d’Estaing, alors président, aux côtés de son Premier ministre Jacques Chirac en 1974. ©AFP

À la ville comme aux affaires, c’est aussi un séducteur sur lequel certains croient d’ailleurs bon de miser comme Marie-France ou Pierre Juillet, conseillers de l’ombre d’un Georges Pompidou finalement parvenu à l’Elysée suite au forfait de De Gaulle. La mort de son mentor en 1974 affecte considérablement Jacques Chirac. Contre François Mitterrand cette année-là, il finit par soutenir Valéry Giscard d’Estaing. Ce dernier va lui proposer Matignon, potentiellement l’avant-dernière marche du pouvoir. Entre les deux hommes les relations seront vite exécrables. Le premier croit en sa noblesse de pensée, sa supériorité intellectuelle sur le second. Une anecdote a été rapportée que Giscard d’Estaing se faisait servir du thé pour lui seul en présence de son premier ministre impassible devant l’indélicatesse.

Il s’impose à Matignon

L’entente est si mauvaise que Jacques Chirac va démissionner, prendre la présidence d’un parti politique de droite et devenir maire de Paris en profitant que le statut de la ville vient de changer. Un perchoir dont la hauteur de vue lui donnera, avec un nouveau mandat de député, une généreuse latitude pour la suite de sa carrière. En 1981, perdant du premier tour, il ne soutient Valéry Giscard d’Estaing que du bout des lèvres et c’est François Mitterrand qui offre une large victoire historique à la gauche. Chirac a perdu mais a gagné dans la foulée le titre de chef de l’opposition, renvoyant Giscard aux oubliettes de l’histoire. Il s’impose et ce n’est pas fini. Puisqu’aux municipales de 1983 il rafle les vingt arrondissement parisiens, confortant sa main-mise sur la ville et ce malgré certaines affaires dénoncées par la presse (huit en tout au long de sa carrière, avec des condamnations).

Surtout il devient en 1986 premier ministre de François Mitterrand au terme de législatives où la droite fait un carton (bleu). Symptomatiquement, il continuera pourtant d’habiter son logement de fonction de l’hôtel de ville à une époque où le cumul des mandats ne suscitait pas l’opprobre. Cette cohabitation avec un président de gauche feront le miel des gazettes et la satisfaction des Français cependant que les deux hommes apprendront à s’apprécier mais de loin. Le président est perçu comme un intellectuel, le second laisse croire qu’il ne l’est pas. Il cultive secrètement sa passion pour les arts asiatiques et singulièrement le Sumo ce combat japonais où tout se joue subtilement avant l’affrontement. Cet aspect fait partie de sa légende et s’il a donné plus tard son feu vert pour la construction du musée du quai Branly c’est qu’intérieurement Chirac est un passionné de l’histoire humaine et des arts premiers.

La dernière marche

Il lui faudra attendre 1995 après la trahison d’Edouard Balladur lors de la deuxième cohabitation, pour décrocher enfin le poste suprême face à Lionel Jospin avec 52,64 % des voix.

Du président de la république élu et réélu on retiendra surtout ses succès en politique étrangère puisque la France est jugée par lui irréformable dans ses intérieurs que ce soit soit sous les gouvernement Juppé, Jospin, Raffarin ou de Villepin. Durant la guerre dans les Balkans, excédé de voir les soldats français sous mandat de la Forpronu se faire tirer dessus sans pouvoir réagir, il passe outre l’impératif onusien de neutralité et donne l’ordre de répliquer au mortier. Une décision qui aura eu pour effet d’imprimer un tournant certain vers la fin des hostilités. Jacques Chirac a des réflexes et du flair. En bon connaisseur du Moyen-orient c’est lui qui alertera Bush junior sur les grands dangers de déstabilisation présentés par l’invasion américaine de l’Irak. Et l’histoire lui donnera raison jusqu’à aujourd’hui. Plus anecdotiquement, lorsqu’il enverra promener exaspéré, une police israélienne trop envahissante dans les rues de Jérusalem, il deviendra même un héros du monde arabe.

Jacques Chirac : incident sécurité à Jérusalem – Archive vidéo INA

La nuit venue

Jacques Chirac était avant tout un homme issu des trente glorieuses, ces années d’après-guerre où ni le déficit ni la dette n’existaient en raison d’une croissance confortable et d’une banque de France très conciliante. Arrivé au pouvoir bien après le premier choc pétrolier, il ne disposera pas de cette aisance néanmoins pour gouverner, ni lui, ni Mitterrand, ni ses successeurs hormis lors de la cohabitation avec Lionel Jospin. Depuis qu’il n’est plus aux affaires, sa popularité n’avait cessé de grandir. Comme l’écrivait en substance, Béatrice Gurrey dans la conclusion de son livre sorti en 2015, Chirac savait que petit à petit, la nuit venait.

L’Echo