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« Se contenter d’accuser d’obscurantisme des citoyens inquiets est la pire des réponses. Car elle n’a aucune chance de rétablir la confiance envers la puissance publique, sans laquelle la République n’est plus qu’un mot. »
PAR NATACHA POLONY
Il y aura bien une mission d’information de l’Assemblée nationale pour que les représentants du peuple fassent la lumière sur la catastrophe de Rouen. Cela suffira-t-il à renouer un peu du lien de confiance entre les citoyens et les autorités ? On en doute, tant la déchirure est profonde. Et c’est bien tout le drame d’un pareil accident. Les innombrables maladresses, l’empressement à rassurer des gens que l’on traite comme des enfants à apaiser plutôt que comme des citoyens à informer, risquent de renforcer le sentiment, déjà fort répandu aussi bien chez des riverains inquiets ou des écologistes sincères que chez des décideurs empressés à se simplifier la vie, que ce genre d’usine a bien plus sa place à l’autre bout du monde, où les fumées ne nous atteindront pas.
Le processus est désormais chaque fois le même. Un événement déclenche une inquiétude légitime, et le discours officiel échoue totalement à y répondre. Ere de la défiance, déplorent certains. « On nous cache tout », ironisent les autres. Quoi que fasse un gouvernement, il n’est plus cru. Et de pointer les réseaux sociaux, les « complotistes », les « populistes » prompts à exploiter le malheur collectif. Certes. Mais ce ne sont pas les méchants complotistes qui obligent un gouvernement à expliquer que tout va bien avant même d’avoir reçu le moindre résultat d’analyse. Si les gens ne croient pas les discours officiels, c’est parce que les pouvoirs publics ont maintes fois tardé à prendre leurs responsabilités. Et le procès du Mediator qui se déroule en ce moment même n’est qu’une des illustrations des multiples intérêts qui peuvent freiner les politiques de prévention des risques.
La confiance est un sentiment fragile. Cependant, contrairement à ce que pensent les amateurs d’explications simplistes, ce n’est pas l’obscurantisme bas de plafond qui mine cette confiance en les institutions mais l’abandon par la puissance publique de ses devoirs et de ses prérogatives. Un précédent incident au mercaptan, survenu sur le même site, le 21 janvier 2013, ne pouvait qu’attiser la colère des Rouennais. Il est difficile de fatiguer le doute d’un peuple tant de fois échaudé par la mise des poussières sous le tapis. En l’occurrence, le problème dans l’affaire de Rouen ne relève pas de la communication mais de choix politiques. La responsabilité des gouvernants n’est pas de rassurer après la catastrophe mais de mettre en oeuvre les politiques pour empêcher la catastrophe.
Depuis des années, les contrôles sur ce genre de site sont allégés, les effectifs, au sein des entreprises comme dans les administrations devant assurer le respect des normes, sont essorés. Au nom de la « simplification » – l’autre nom de la réduction des coûts –, on privilégie l’« autocontrôle », le « déclaratif ». Il faut lire l’arrêté signé par l’ancienne préfète de Seine-Maritime le 18 janvier 2019 et autorisant l’augmentation des substances dangereuses utilisées par l’usine Lubrizol, considérant que « le projet n’apparaît pas susceptible d’avoir des incidences notables sur l’environnement et la santé humaine », de telle sorte qu’il « n’est pas soumis à évaluation environnementale ». Elle n’a pu prendre cette décision que parce que le gouvernement avait publié en juin 2018 un décret réduisant le périmètre des projets soumis à évaluation environnementale. Et la demande avait pour but, chez Lubrizol, de réduire les coûts de stockage au Havre, dans des entrepôts spécifiques, en regroupant les produits sur le site de Rouen…
Les industries lourdes ont mauvaise presse. Sales, dangereuses, polluantes… La catastrophe de Lubrizol ne va pas améliorer les choses. La France est désormais le pays le plus désindustrialisé d’Europe. Toutes ses filières essentielles ont été démantelées. Restent quelques pôles industriels, comme le « couloir de la chimie » à Rouen. Empêcher ces entreprises de s’implanter ou de se développer en France serait une stupidité. A l’heure où nous comprenons enfin que l’enjeu environnemental dépasse les frontières, continuer à exporter notre pollution vers des pays où l’on s’embarrasse de moins de précaution est une aberration. Mais elles ne seront acceptées par la population que si l’Etat exerce sa mission de protection des citoyens. On entend l’argument habituel : ces normes tatillonnes nous rendent moins compétitifs et obligent les entreprises à délocaliser. Mais des contrôles conçus comme un accompagnement des acteurs au service du bien commun, par des équipes suffisamment nombreuses pour opérer dans de bonnes conditions, n’ont rien de dissuasif. Bien au contraire. Et c’est la seule manière d’éviter que la compétition mondiale à la baisse des coûts ne finisse par ruiner l’ensemble des pays occidentaux.
Une catastrophe comme celle-là ne relève pas de la seule fatalité. Elle est la conséquence d’une politique de recul de l’Etat, dont le principal dommage collatéral sera une fois de plus de fragiliser l’industrie en France. Se contenter d’accuser d’obscurantisme des citoyens inquiets est la pire des réponses. Car elle n’a aucune chance de rétablir la confiance envers la puissance publique, sans laquelle la République n’est plus qu’un mot.
Source: Marianne