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Jean-Pierre Filiu
Jacques Chirac était moins « l’ami des Arabes » que celui de certains de leurs dirigeants, au risque de mêler avec eux affaires d’Etat et considérations privées.
Remise de la Grand-Croix de la Légion d’honneur par Jacques Chirac à Bachar al-Assad, au Palais de l’Elysée, le 25 juin 2001 (DR)
Une fois passé le temps du deuil national et de l’hommage au président défunt, un regard sensiblement plus critique peut être porté sur un des clichés associés à Jacques Chirac, celui d’avoir été un « ami des Arabes », au point de justifier le surnom de « Chirac d’Arabie ». En tant que Premier ministre de 1986 à 1988, et maire de Paris jusqu’en 1995, Chirac affiche pourtant une grande prudence sur la question palestinienne: il s’absente opportunément de la capitale, en mai 1989, lorsque le président Mitterrand y invite Yasser Arafat et il ne rencontre le chef de l’OLP qu’après le lancement du « processus de paix » avec Israël en 1993. Même quand, devenu président, il prétend relancer, en avril 1996 au Caire, une « grande politique arabe », c’est pour se précipiter au secours de son ami Rafic Hariri, Premier ministre d’un Liban alors en guerre avec Israël.
RAFIC HARIRI, « MON AMI, MON FRERE »
La relation très étroite que Chirac, alors maire de Paris, noue avec Hariri, chef du gouvernement libanais depuis 1992, dépasse les « amitiés » diplomatiques, le président français allant jusqu’à le considérer comme « un frère ». L’intervention de Paris dans la crise israélo-libanaise de 1996 aboutit à l’établissement, sous la co-présidence des Etats-Unis et de la France, d’un comité de surveillance du cessez-le-feu finalement conclu. Mais Chirac va bien au-delà, épousant littéralement la vision de Hariri: alors que la France campait jusqu’alors sur une défense sourcilleuse de la souveraineté du Liban face à la Syrie, Hariri persuade Chirac de miser sur l’héritier désigné de Hafez al-Assad, son fils Bachar, reçu à l’Elysée en novembre 1999; le président français est, en juin 2000, le seul dirigeant occidental à participer à Damas aux funérailles du dictateur syrien, dont il endosse la succession de type héréditaire par Bachar al-Assad; celui-ci, invité en juin 2001 pour une visite d’Etat à Paris, reçoit entre deux portes à l’Elysée le grade le plus élevé dans l’ordre de la Légion d’honneur (photo ci-dessus).
Chirac croit ainsi cultiver les bonnes dispositions du maître de Damas envers Hariri, redevenu Premier ministre du Liban en 2000, après un intermède de deux ans. Le président français se mobilise aussi pour réunir à Paris, en février 2001 et novembre 2002, deux conférences internationales de soutien financier au Liban, malgré l’absence de transparence des comptes publics de ce pays. Mais le pari sur un Bachar « réformateur » en Syrie apparaît bien irresponsable à l’heure où le régime Assad resserre son emprise à l’intérieur et dans le Liban voisin. Hariri, évincé du pouvoir en novembre 2004, est tué quatre mois plus tard, en plein Beyrouth, dans un attentat que Chirac attribue bientôt à Assad. La volonté de venger son ami assassiné devient une obsession pour le chef de l’Etat, suscitant la gêne de ses homologues étrangers, qui y voient plus une pulsion de vendetta qu’une exigence de justice. La seule personnalité étrangère que Chirac présente à Nicolas Sarkozy, lors de son départ de l’Elysée, en mai 2007, est Saad Hariri, le fils de Rafic, pourtant simple député au Parlement libanais. Il est vrai que Saad Hariri va très longtemps loger le couple Chirac dans son somptueux appartement du quai Voltaire, avant d’accéder lui-même à la tête du gouvernement libanais.
L’AMI DES DIRIGEANTS ARABES PLUTOT QUE DE LEURS PEUPLES
L’opposition de Jacques Chirac à l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, en mars 2003, a suscité une vague extraordinaire de popularité dans le monde arabe. Le président français aurait pu se saisir de ce formidable capital de confiance pour incarner une « troisième voie » entre l’interventionnisme ravageur de George W. Bush et la défense agressive du statu quo par les dictateurs arabes. Mais le chef de l’Etat a choisi de conforter ce statu quo, dont les conséquences étaient pourtant déjà désastreuses pour les peuples concernés. Il a apporté sa caution déterminante aux régimes en place, qui ont concédé de simples promesses d’ouverture pour gagner un nouveau sursis. Une occasion historique de réforme effective d’un système arabe en crise structurelle a ainsi été perdue, tandis que la France dilapidait dans des rencontres au sommet le crédit dont elle jouissait dans les opinions arabes.
Il est fort probable que Chirac n’a jamais été clairement conscient de laisser échapper un moment historique pour la France au sud de la Méditerranée. Fasciné qu’il était par les ors du pouvoir et leur pompe, plus encore dans le monde arabe qu’ailleurs, Chirac n’a vu les peuples soumis à ces dictatures qu’au long de cortèges officiels ou dans des cérémonies très contrôlées. Il n’a jamais vraiment tourné vers ces foules arabes qui l’acclamaient le regard qu’il réservait à ses pairs, monarques ou présidents. Il a osé affirmer dans la Tunisie du despote Ben Ali, en novembre 2003, que « le premier des droits de l’homme, c’est de manger », balayant ainsi les revendications démocratiques d’une des sociétés les plus avancées de la région. Et même quand son « frère » Hariri fut frappé, Chirac concentra sa hargne contre le seul Assad, sans remettre en cause son propre penchant en faveur du statu quo arabe.
Jacques Chirac fut donc moins l’ami des Arabes que celui de leurs dirigeants. Un homme d’Etat qui, en 2003, s’est opposé avec courage à une guerre injuste, mais pour défendre ensuite un ordre arabe profondément injuste.

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