par Natacha Polony
Un champ de ruines. Et une victoire magistrale pour tous ceux, racistes ou islamistes, qui ont intérêt à voir la France se fracturer, comme pour tous ceux qui rêvent de voir ce pays devenir une grande foire aux identités, un espace de coexistence d’individus ne partageant rien d’autre que la consommation. On remerciera le Rassemblement national pour cette démonstration parfaite de sa capacité à renforcer le communautarisme. L’esclandre provoqué par Julien Odoul au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté et les réactions qui ont suivi de la part des « grandes consciences » qui aiment rejouer les années 30 sont l’illustration de cette politique spectacle qui détruit peu à peu la République. On rappellera donc en préalable que le Rassemblement national est ce parti qui, sous le nom de Front national, a combattu activement la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école. Un parti, donc, qui se contrefout de la laïcité, de son esprit plus encore que de sa lettre. On rappellera également que les mères accompagnant les sorties scolaires peuvent arborer des signes religieux depuis que Najat Vallaud-Belkacem, ministre socialiste, est revenue sur la circulaire Chatel de 2012, qui l’interdisait.
Mais, une fois qu’on a dit ça, il faut aussi s’intéresser à la polémique qui a suivi.
Car elle ressemble à une mauvaise pièce aux ressorts éventés. « Haine anti-musulmans », « discrimination », « persécution »… tout y passe. Alors même que la sortie de Julien Odoul a été condamnée par la présidente de séance, puis par une large majorité de commentateurs, alors même que l’ensemble des ministres ayant pris la parole a marqué son refus de voir le débat posé de cette manière (les uns et les autres ayant ensuite exposé leur vision de ce que devraient être la loi et la pratique sociale, ce qui est totalement différent), certains se rêvent en rempart d’une minorité opprimée. On peut concevoir que la femme prise à partie devant son fils et les autres enfants présents ait vécu ce moment comme extrêmement violent. Mais l’entretien que publie le Comité contre l’islamophobie en France, dans lequel elle déclare « ils ont détruit ma vie », a tout de la récupération victimaire. Quant à la tribune de stars et de sociologues spécialistes du discours « décolonial » publiée dans le Monde et dénonçant la « haine contre les musulmans de France », elle amalgame allègrement, sous prétexte de dénoncer, justement, les amalgames, la prévention contre la radicalisation et le terrorisme, la défense de la laïcité et le racisme le plus abject. Que ces hémiplégiques de l’indignation nous pardonnent, mais nous ne confondons pas un terroriste qui se réjouit de l’attentat de Charlie Hebdo ou un salafiste refusant de serrer la main des femmes avec « les musulmans ». Et nous nous souvenons que deux tiers des musulmanes, en France, ne portent pas le voile, même si ce chiffre diminue.
L’immense difficulté de ce sujet,par-delà les instrumentalisations forcenées, vient du fait qu’il relève non de la loi, mais des moeurs et d’une vision de l’Homme portée par une organisation sociale. L’Europe, au tournant de la Renaissance et jusqu’aux Lumières, a inventé cette idée de l’émancipation des individus vis-à-vis des déterminismes qui les écrasaient : les inégalités d’une société d’ordre, mais surtout les religions, dans leur dimension temporelle. La France est le pays d’Europe qui compte le plus grand nombre de citoyens musulmans, le plus grand nombre de citoyens juifs, le plus grand nombre d’immigrés d’origine asiatique. Ce qui laisse penser qu’il n’est peut-être pas cet antre raciste que certains décrivent. En revanche, la France, plus que tout autre pays européen, a voulu traduire dans son organisation politique et sociale cette foi en l’Homme héritée des Lumières, qui, par-delà le respect pour tous les croyants, considère que la raison seule gouverne les individus et les rend souverains. Ce qui implique que la religion demeure une affaire privée et ne s’affiche pas trop ouvertement dans l’espace public. Le ministre en charge de l’école républicaine n’a fait que rappeler cette vérité.
Ce pays a combattu la bigoterie catholique avec violence.
Comment ne serait-il pas déboussolé de voir les héritiers politiques de ce combat applaudir à la bigoterie musulmane sous prétexte que « les musulmans » en tant que communauté seraient les nouveaux damnés de la terre ? Comment le pays de l’amour courtois, de Marivaux, de Laclos et de Baudelaire ne serait-il pas effaré de voir les enfants de Mai 68 et du « jouir sans entraves » trouver formidable que des femmes cachent leur corps par « pudeur », sous-entendant que celles qui ne le font pas sont impudiques ? Il n’y a pas là une question juridique mais une question de transmission culturelle. La notion même d’émancipation est peu à peu vidée de sa substance et la liberté n’est plus conçue que comme le droit de « faire ce qu’on veut », de « s’habiller comme on veut », quitte à faire semblant de ne pas savoir que, partout dans le monde, le voile est un des éléments d’un système oppressif, en particulier à l’égard des femmes.
Nombre de musulmans rejettent le ritualisme et l’embrigadement. Ils appartiennent pleinement à la communauté nationale. Et le respect que nous leur devons consiste à les traiter strictement comme tout autre citoyen gouverné par sa raison. Telle est la clarification qu’on attendrait. Mais le silence du président est assourdissant.
Source: Marianne