La Turquie et le gouvernement de Tripoli viennent de signer un accord de coopération militaire. Explications d’un expert.
Samedi 21 décembre, le Parlement turc a ratifié un accord de coopération militaire avec les autorités libyennes reconnues par les Nations Unies. Tripoli, en guerre contre les forces rebelles du maréchal Haftar, a demandé l’envoi d’une force d’intervention turque, alors que le président Erdogan se contente d’évoquer des « personnels » et un « renforcement du soutien militaire ».
Après la Syrie, la Turquie va-t-elle intervenir militairement en Libye ? Ce scénario suscite l’inquiétude en Europe après la signature d’un accord de coopération militaire, annoncé fin novembre, entre la Turquie et les autorités libyennes reconnues par l’Onu, celles de Faïez al-Sarraj, basées à Tripoli. Ce gouvernement dit « d’entente nationale » est contesté par la coalition armée du maréchal Haftar qui tente de le renverser par la force. L’accord de coopération ouvre la porte à l’envoi de « personnels » turcs en Libye. Dimanche 22 décembre, alors qu’il assistait au lancement d’un nouveau sous-marin, le président Erdogan a menacé d’une intervention plus massive : « S’il le faut, nous renforcerons notre soutien militaire et utiliserons tous les moyens terrestres, maritimes et aériens. »
Toutefois, Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye à l’Institut Clingendael (Pays-Bas), tempère cette montée des tensions, évoquant des « aspects contre-intuitifs ». « L’apogée de l’intervention turque date de plusieurs mois, entre mai et septembre dernier. Nous sommes aujourd’hui plutôt confrontés à une escalade rhétorique » confie-t-il à l’Opinion.
Les déclarations d’Erdogan interviennent sur fond de tensions avec la Grèce et l’UE sur la délimitation des espaces maritimes en Méditerranée orientale. En s’engageant plus avant en Libye, la Turquie pourrait également entrer dans une trajectoire de collision avec la Russie qui soutient, elle, l’autre camp. Une délégation turque était à Moscou en début de semaine alors qu’une visite de Vladimir Poutine en Turquie est annoncée pour le 8 janvier. Les deux pays cherchent plutôt une « déconfliction ».
Drones. Cet été, l’appui militaire turc au gouvernement de Tripoli s’est essentiellement traduit par l’envoi de drones tactiques, avec le personnel – de l’ordre d’une soixantaine de spécialistes – pour les mettre en œuvre. « Les Turcs ont déployé au total entre douze et vingt drones Bayraktar TB2 », estime Jalel Harchaoui, « mais environ la moitié d’entre eux ont été détruits par les Emiratis », qui combattent au côté du maréchal Haftar. « A 2,5 millions d’euros pièce, la perte d’une petite dizaine d’appareils coûte cher à la Turquie », ajoute l’expert. Ces drones de 650 kg sont de fabrication turque et peuvent délivrer des munitions guidées mais légères. En face, les Emiratis utilisent des drones chinois Wing Loong, une copie du Predator américain, plus lourds et plus sophistiqués que les appareils turcs. « Les Emiratis suivent les drones turcs avec les leurs puis les détruisent au moment de l’atterrissage. Ils bombardent systématiquement toutes les pistes avec leurs drones et leurs avions de chasse, des Mirage 2000-9 » précise Jalel Harchaoui.
En octobre dernier, l’évolution de la situation en Libye a poussé la Turquie à revoir à la baisse son engagement, alors que son armée intervenait en Syrie et que des mercenaires russes combattaient de manière plus méthodique aux abords de Tripoli pour le compte d’Haftar. « Les Turcs sont des réalistes et ils tiennent à se faire payer », avance Jalel Harchaoui. Fin novembre, ils ont ainsi obtenu la signature de deux accords avec le gouvernement de Tripoli : l’un sur la coopération militaire et l’autre – plus stratégique pour eux – sur la délimitation des frontières maritimes entre les deux pays.
Livraisons d’armes. « L’armée turque n’est pas prête de débarquer en Libye, au moins à court terme » assure l’expert de l’Institut Clingendael. « Je ne crois pas du tout que le président Erdogan va envoyer des troupes gouvernementales en Libye, d’autant que les Libyens n’en veulent pas et que la situation économique de la Turquie n’est pas bonne », poursuit-il. « Depuis décembre, il y a un petit redémarrage des drones turcs, ainsi que plusieurs livraisons d’armes », prévoit-il. Malgré l’embargo international, violé de part et d’autre, ces dernières sont en cours. Les forces rebelles d’Haftar ont menacé en début de semaine d’abattre des avions civils (un Boeing 747, en l’occurrence) suspectés de transporter du matériel militaire. Jalel Harchaoui émet des doutes sur les accusations de financement de la Turquie par le Qatar en Libye : « C’est possible mais il n’existe aucune preuve et le Qatar est aujourd’hui surtout préoccupé par sa réconciliation avec les autres monarchies du Golfe » qui soutiennent le maréchal Haftar.
Ce retour notable mais prudent de la Turquie en Libye est tout sauf surprenant. En effet, à partir du XVIe siècle, la Libye a été une province turque – on disait alors ottomane – et ce jusqu’en 1911-1912, date à laquelle la Turquie en fut chassée militairement par l’Italie. Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, y avait combattu dans le secteur de Tobrouk. Peu de Turcs ignorent cette histoire.
En Turquie, où le nationalisme est vivace, certains imaginent aujourd’hui une « grande stratégie » pour leur pays, dont la Libye serait un élément. Ainsi, l’éditorialiste de politique étrangère Mehmet Kanci plaide pour l’installation d’une base turque à Tripoli, qui constituerait l’extrémité occidentale d’une « ligne de défense » partant du Qatar (où l’armée turque est présente) et passant par Chypre du Nord, où Ankara vient de déployer des drones de surveillance. Les forces turques sont également présentes dans le nord de la Syrie et, bien plus au sud, en Somalie.
Le rôle des Russes. Un engagement plus massif de la Turquie en Libye pourrait compliquer ses relations avec Moscou, alors que les deux pays sont également impliqués dans la crise syrienne. Au travers de la société militaire privée Wagner, Moscou soutient les forces du maréchal Haftar, mais « la Russie n’a pas coupé les ponts avec le gouvernement de Tripoli », constate Jalel Harchaoui, qui n’exclut pas une évolution de la position du Kremlin. D’autant que l’armée d’Haftar est incapable de conquérir la capitale Tripoli. « La Russie est également motivée par des intérêts commerciaux et veut sa part du gâteau, dans les hydrocarbures et les grands chantiers », précise le chercheur. Même si au Kremlin, on n’oublie pas qu’à la conférence de Potsdam en 1945, Staline demandait que la Libye, alors colonie italienne, devienne un protectorat soviétique…