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Le réflexe qui consiste à se rassurer en se disant que « les honnêtes gens » n’ont pas d’ennuis avec la police ne suffit plus.
Légitime. Le mot est en train de prendre une résonance particulière à mesure que monte le débat sur les violences commises par certains policiers, non seulement dans des manifestations, mais dans l’exercice quotidien de leurs fonctions. L’Etat, selon le mot de Max Weber, se définit par le monopole de la violence légitime sur son territoire. Pour protéger les citoyens, il peut avoir besoin d’exercer une répression ou une coercition. Et les citoyens l’acceptent parce que l’Etat, en démocratie, est l’émanation de la volonté du peuple. Cette légitimité lui est donnée par le vote.
Pourquoi avons-nous l’impression que quelque chose s’est rompu ?
Quand Christophe Castaner reconnaît que l’interpellation et la mort de Cédric Chouviat appellent des « questions légitimes auxquelles des réponses devront être apportées en toute transparence », il reconnaît de facto que, entre les principes et la réalité du rapport entre les citoyens et leur police, il y a ces images tragiques, effarantes, qui attisent la colère et le ressentiment. Non seulement les images de l’interpellation du livreur, qui le montrent se débattant sous le poids des policiers, mais aussi les images de ce policier toulousain faisant un croche-pied purement gratuit à une manifestante, celles de ce tir de LBD à bout portant, ou celle encore de cette grenade lacrymogène envoyée dans un appartement du quatrième étage d’un immeuble lyonnais.
Certes, le ministre, lors de ses voeux aux forces de l’ordre, a eu soin de rappeler quelques notions évidentes :
« L’usage juste et proportionné de la force est ce qui sépare la démocratie de l’arbitraire, ce qui distingue l’ordre et la brutalité, c’est le fondement, aussi, de notre confiance avec les Français. » « On ne fait pas de croche-pied à l’éthique », a-t-il ajouté dans un jeu de mots douteux. Le discours est essentiel, mais largement insuffisant. Pour preuve, les mots du Premier ministre sur France 2 le 12 janvier, expliquant qu’il « faut parfois utiliser la force pour ramener l’ordre, et [qu’]il ne faut pas en avoir peur », et notant que si « aucun responsable ne peut dire que cette image [du fameux croche-pied] est acceptable, [il faut pourtant garder à l’esprit que,] pendant des heures, des policiers se font insulter, cracher dessus, balancer des pavés, et [qu’]ils doivent rester calmes ». Ils sont des hommes, et la violence appelle la violence…
Il y a là, bien sûr, une part de vérité. Depuis un an, les policiers subissent de la part de certains manifestants des démonstrations de haine glaçantes. L’infiltration du mouvement des « gilets jaunes » par des militants d’extrême gauche pétris de slogans antiflics n’a échappé à personne. Mais aurait-elle été aussi aisée si le pouvoir n’avait utilisé les forces de l’ordre pour réprimer brutalement un mouvement qu’il prétendait d’emblée fasciste et factieux ? Le 18 janvier 2019, le même Christophe Castaner déclarait, après que plusieurs manifestants avaient déjà été éborgnés : « Quand j’entends parler de brutalité inouïe et illégitime, je suis sidéré. »
Le réflexe qui consiste à se rassurer en se disant que « les honnêtes gens » n’ont pas d’ennuis avec la police ne suffit plus. Car, si irrespectueux, arrogant ou agressif qu’ait pu éventuellement être Cédric Chouviat face aux policiers qui l’interpellaient, nul ne peut prétendre que la mort en soit une conséquence acceptable. Mais que peut-il arriver dans un pays chauffé à blanc, dans lequel nombre de citoyens nourrissent un sentiment d’injustice, un ressentiment face au mépris de classe affiché contre les premiers « gilets jaunes » ? Comment peuvent être perçues les forces de l’ordre quand le préfet de police de Paris estime qu’il n’est « pas dans le même camp » que des citoyens qui manifestent ?
Tout se joue en effet autour de cette idée de légitimité.
Non seulement les techniques brutales de maintien de l’ordre ont abîmé l’idée même de « violence légitime », mais l’image s’est imposée d’un pouvoir qui usait de la force pour éviter d’apporter une réponse politique à l’interpellation des citoyens et qui s’est appuyé sur sa police – quitte à lui faire vivre un enfer – pour créer un affrontement au lieu de faire sortir cette contestation de la rue en réintégrant ces citoyens dans le jeu démocratique. Les policiers qui subissent depuis des années la lâcheté du pouvoir politique dans les quartiers où l’on achète la paix sociale sur leur dos se retrouvent désormais jetés dans un face-à-face tragique avec une partie de la population, tentée de rejoindre les extrémistes habitués des slogans antiflics et de la guérilla urbaine.
Quiconque s’habitue à penser qu’il vit en dictature finit par considérer les policiers comme des ennemis. Et petit à petit s’installe un climat de guerre civile larvée. Pour l’empêcher, il faut bien sûr faire baisser la tension dans le débat public, s’interdire les caricatures. Mais il faut également que la hiérarchie policière et le pouvoir, qui s’est un peu trop habitué à s’appuyer sur elle, ne considèrent pas les citoyens, quels qu’ils soient, comme un « camp » adverse mais comme ceux dont ils tirent leur légitimité et qu’il leur appartient de servir et de protéger. Encore faut-il que ce pouvoir ne se soit pas convaincu que quelques énarques ont raison contre le peuple.