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Nous avions suffisamment soutenu Emmanuel Macron dans ces colonnes lorsqu’il avait tenté son va-tout et imposé unilatéralement une taxe pour ne pas souligner aujourd’hui combien cette suspension est une capitulation en rase campagne.

En plein Davos, l’annonce a soulagé les milieux d’affaires : la France suspend temporairement le paiement de sa taxe Gafam. La guerre des tarifs douaniers n’aura pas lieu. Alléluia ! Et bien sûr, tout le monde se réjouit de cette grande victoire de la raison et des perspectives radieuses d’une solution venue de l’OCDE. Le multilatéralisme, il n’y a que ça de vrai…

En réalité, ce rétropédalage français – dans la dignité, bien entendu – est un fait majeur. Ce qui se joue sous nos yeux est la survie ou non de la démocratie, c’est-à-dire de la possibilité, à l’échelle d’une nation, d’une entité nationale ou d’une gouvernance mondiale, de faire valoir la volonté souveraine des citoyens face à des intérêts privés. Dramatisation excessive ? Trace de « souverainisme » obsessionnel ? Le monde vit un bouleversement majeur marqué par la toute-puissance d’entreprises du numérique échappant totalement à toute forme de régulation. Ne pas en anticiper les conséquences relève d’un aveuglement crasse dicté par des préjugés archaïques qui se résument peu ou prou à « la mondialisation, c’est bien, le protectionnisme, c’est mal. »

Le bien, le mal

De quelle nature est le bras de fer que joue actuellement la France ?

Nous avions suffisamment soutenu Emmanuel Macron dans ces colonnes lorsqu’il avait tenté son va-tout et imposé unilatéralement une taxe pour ne pas souligner aujourd’hui combien cette suspension est une capitulation en rase campagne.Les lobbys industriels mettront évidemment toute leur énergie à vider de sa substance un accord signé par l’OCDE, comme sont vidés de leur substance, et en particulier de leur dimension contraignante, tous les accords internationaux gênants pour les affaires, de la COP21 à une éventuelle taxe sur les transactions financières. Et Donald Trump, qui a remporté la présidentielle notamment sur une promesse de bras de fer avec les Gafam et qui leur a fait rapatrier une part de leurs actifs cachés dans des paradis fiscaux, considère que ce qui nuit au contribuable américain doit pourtant s’imposer à tous les autres : America first…

Or l’initiative française ne relève pas d’un amour pathologique pour les taxes.

La capacité des multinationales, en particulier celles du numérique, d’échapper à l’impôt et donc de contourner le fondement des sociétés démocratiques, la participation de tous à l’effort commun, est le phénomène majeur des quarante dernières années et la cause principale des dérèglements économiques, sociaux et politiques que connaissent les démocraties libérales. C’est le dieu caché du néolibéralisme, invisible et omniprésent. En découlent la mise en concurrence des fiscalités, des marchés du travail et des systèmes de protection sociale, la fonte des moyens des Etats pour entretenir des services publics et des infrastructures… Certains répondent par la dérégulation sociale. D’autres, comme la France, préfèrent le chômage de masse pour préserver un tant soit peu lesdits services publics et le modèle social. Mais la cause profonde est là : l’argent ne rentre plus. Et la libre circulation des capitaux en Europe est le meilleur allié de ce contournement massif des structures démocratiques.

Que pouvait faire le président français ?

Il a cru, comme il le fait depuis le début, que le concours de rodomontades permettait de prendre Donald Trump à son propre jeu. Mais quand David affronte Goliath, il évite de jouer les gros bras. Ou alors, il se trouve des alliés. Et le fait est qu’Emmanuel Macron n’a pas montré depuis le début de son mandat une capacité époustouflante à entraîner ses homologues européens. L’Italie et la Grande-Bretagne affichent, certes, leur volonté de suivre la France dans la taxation des Gafam, mais l’Allemagne, malgré un premier soutien de façade, se dérobe. Il faut dire que, comme nous le montrions dans notre bilan d’Angela Merkel (Marianne n° 1191), le pays est pris en étau. C’est la limite du mercantilisme allemand : l’obsession des exportations, en particulier de berlines, conduit à une dépendance absolue visà-vis des Etats-Unis, mais aussi de la Chine. Dans un contexte de guerre économique entre les deux empires, la République fédérale est tétanisée. Et, comme à son habitude, elle freine toute tentative européenne de s’émanciper de la tutelle américaine.

Moins d’effets d’annonce et plus de diplomatie européenne

eussent peut-être évité le fiasco. D’autant qu’il existe des moyens détournés de faire payer les multinationales. Outre la taxe sur le chiffre d’affaires, on peut par exemple impliquer les banques en les obligeant à se porter garantes que la TVA a été payée dans le pays où le bien sera consommé. Une façon d’empêcher Amazon de livrer depuis le Luxembourg.

Derrière les questions techniques, il s’agit de savoir si ce sont encore les peuples et leurs représentants qui décident des règles appliquées sur leur territoire, que ce soit celui de la nation ou celui de l’Union européenne. L’issue de ce combat nous dira si la démocratie est encore possible à l’heure du numérique et des flux de capitaux. Le reste est balivernes.

Marianne