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François-Bernard Huyghe
Les Ong font partie d’organisations non étatiques nées au vingtième siècle (voire avant) et dont le nombre a explosé ces dernières décennies. Nous les appellerons OMI Organisations Matérialisées d’Influence. Elles interviennent en politique pour adresser revendications et injonctions aux pouvoirs sans avoir à s’emparer de l’appareil d’État, ni exercer d’autorité sur un territoire ou une population. Elles peuvent contrer les acteurs politiques ou économiques, les court-circuiter, mais aussi former des alliances avec eux, ou leur inspirer des objectifs ; elles maîtrisent l’art d’imposer des normes et faire l’agenda du débat, mais aussi de mobilier l’opinion politique. C’est un pouvoir indirecte et asymétrique ; il tient pour une part du soft power (amener autrui à penser comme l’on souhaite, jouer du prestige, de l’imitation, de l’imprégnation des idées…. Mais ce pouvoir suppose plus que de la séduction. Il ressemble parfois à de la subversion : le OMI peuvent lutter contre des régimes ou des partis, encourager des résistances ou des contestations, disqualifier des idées ou des mesures. Éventuellement contribuer au renversement d’un gouvernement (par une « révolution de couleur », par exemple).
Pour faire une typologie sommaire, il y a :
A)Des lobbies ou représentants d’intérêts
Un lobby agit soit en son nom propre, soit pour un client, pour changer un environnement législatif ou réglementaire. Cela se fait directement (sollicitation, argumentation) ou indirectement (courants d’opinion, médias…) et le but est d’obtenir une certaine décision ou abstention des autorités.
Le lobbying demande une force de représentativité et de négociation (nombre et importance des mandants), mais aussi l’art de plaider sa cause (advocacy). Lui-même demande de l’expertise, une bonne connaissance du terrain, des mécanismes de décision…
B) Des think tanks producteurs d’idées
Au nom de leur expertise, fonctionnant comme des intellectuels collectifs, ces « boîtes à idées » font l’interface entre recherche et influence. Leur fonction n’est pas académique, dans la mesure où elles doivent fournir des solutions applicables en politique intérieure ou étrangère, économie, technologie, etc.
Il faut aussi en convaincre les décideurs, les leaders d’opinion, les médias pour promouvoir ces solutions. Accessoirement, il faut aussi se faire financer, car penser et peser coûte. Théoriquement indépendants politiquement et administrativement, les think tanks servent parfois aussi d’inspiratrices (analyses, argumentaires et objectifs) à des forces politiques.
C) Des ONG au service de causes
Ce type d’organisations non gouvernementales est au service d’un idéal (sauver la planète, vaincre la pauvreté ou préserver la baleine bleue)… Il regroupe des militants pour une cause et sa légitimité découle de la noblesse des ses objectifs, mais aussi de l’adhésion qu’ils suscitent.
Pour cela, les ONG combinent deux sortes d’action :
– Sur le terrain : une intervention pour soigner des blessés, soulager une misère ou une injustice, aider en cas d’urgence. D’autres part, les ONG agissent sur les gens : l’opinion pour la mobiliser, les gouvernants pour les faire coopérer ou reculer, des entreprises qu’elles peuvent dénoncer mais avec qui elles peuvent coopérer, des mouvements d’idées qu’elles vont répandre ou combattre.
Bien sûr, dans la pratique, il existe des zones grises entre :
– les intérêts avoués et ceux qui tendent à se déguiser en valeurs universelles et idées générales (ce qui est à peu près la définition de l’idéologie)
– les idées pures, facilement contaminées par les jugements de valeurs ou les intérêts de ceux qui les énoncent
– les valeurs en soi dont la poursuite peut dissimuler bien des intérêts nationaux, de classe ou autres, sans oublier ceux de l’organisation qui les promeut et de ses partisans.
Chacun de ces trois formes d’organisation demande des moyens matériels (bureaucratie, statut, agents, personnel), comme des moyens « spirituels » : un certain prestige, l’adhésion d’une part de la population ou des élites, une bonne rhétorique…
La recette des lobbies, think tanks et ONG est : des vecteurs et des acteurs. Les premiers, des médias au sens large, pour permettre au message d’influence de toucher, de perdurer (se reproduire) et de se propager (contre d’éventuelles résistances mentales). Les seconds sont des organisations et des relais, bref des médiations – elles vont d’une bureaucratie à un simple réseau informel – qui adopteront le message et le traduiront jusqu’à ce qu’il devienne évident pour tous. On influence directement, en obtenant le vote d’une loi, par exemple, ou indirectement en changeant es mentalités : des idées générales semblent soudain irréfutables et naturelles comme développement durable ou parité.
Pour le dire autrement :
– le lobbying – suggestion et plaidoyer – repose sur des réseaux et outils de pression, négociation, persuasion et sert à orienter les choix publics. Directement en s’adressant aux autorités. Indirectement en suscitant un courant favorable à leurs demandes.
– les think tanks – recherche et diffusion – pèsent sur les décideurs en faisant circuler des idées ou propositons qui finissent par s’imposer. Directement par la recherche, indirectement en poussant leurs idées auprès des décideurs et du publis.
– les ONG – intervention et jugement – font avancer des causes d’intérêt public. Directement sur le terrain. Indirectement en suscitant des valeurs et notions communes ou des mobilisations. Du coup, les ONG doivent un peu imiter les lobbies – solliciter, placer des agents favorables à ses desseins, faire pression…- et un peu les think tanks avec des rapports, des études, des grilles d’analyse…, donc en acquérant une légitimité intellectuelle et médiatique.
La stratégie des forces
Les ONG sont dans l’action. Elles mettent en place des programmes d’aide, elles interviennent dans des pays, financent ou font financer, concrétisent une aide (d’urgence ou au développement) inventant une forme moderne de la charité ou de la philanthropie. Mais elles énoncent aussi des impératifs moraux ou des condamnations, dressent le tableau d’un monde idéal et développent une quasi doctrine de l’humanitaire et de l’ouverture solidaire planétaire. En ce sens, les ONG héritent de fonction cléricales, – assister les souffrances et sauver les esprits – qui furent longtemps celles des églises.
Elles interfèrent avec d’autres acteurs :
– Les OIG (organisations intergouvernementales comme l’OMS ou l’UNESCO) avec qui elles coopèrent et qu’elles inspirent
– Les entreprises soucieuses de se concilier les « parties prenantes » de leur activité. Elles aussi tendent à adopter des « causes » ou à se dire citoyennes et soucieuses des normes du bien commun. Et partant à se soumettre à l’examen des ONG ou à les aider. Sont-elles sincères quand elles parlent de parité, de droits de l’homme ou de lutte contre le réchauffement climatique plutôt que de profits et de rentabilité ? Dans tous les cas, elles intègrent tout un discours non économique, moral, humanitaire, politique, écologique…
– Les activistes et groupes dits représentatifs de la société civile. Ils font pression, manifestent, réclament, dénoncent.
– Des acteurs moins organisés (pas de chef, d’adresse, de cotisations…) et des structures moins matérialisées (une simple mobilisation en ligne peut suffire). Une campagne comme #metoo en est un parfait exemple : effet considérable engendré par un appel contagieux à prendre la parole. Une multitude de mouvements de revendication, dénonciation, critique,… fonctionnent avec un appareil minimum. Mais ils exploitent les atouts des réseaux sociaux : viralité des opinion, sensibilité aux thèmes de l’indignation et du scandale, « bulles de confirmation » qui renforcent les partisans dans leurs certitudes, attractivité du « militer d’un clic »…
Un paradoxe à signaler au passage : toutes ces stratégies des OMI, donc non étatiques, supposent l’existence de l’État. Pour en faire une cible ou un interlocuteur, pour le combattre ou pour se faire aider par lui. Les OMI remplissent des fonctions qui devraient relever de l’institution politique : produire des stratégies du bien commun, arbitrer les intérêts, faire avancer des objectifs communs, établir de grands principes. Si l’État était totalitaire, ces organisations seraient interdites. Mais s’il était parfait, il n’y aurait pas de place pour une critique ou une alternative non étatique à la poursuite de l’intérêt commun.
De la même façon, ces organisation ont un rapport ambigu avec les partis et mouvements politiques : elles sont prétendument au service de valeurs humanitaires et morales (ou de groupes précis pour les lobbies) et ne visent ni à mettre en œuvre un programme de gouvernement, ni à fournir des élites dirigeante à l’État. Mais l’action peut favoriser tel parti ou gouvernement, ne serait-ce que sa politique d’image, l’inspirer, en moduler le programme, etc. Dans le cas des think tanks, ils peuvent servir de réservoir d’idées, analyses et argumentaires à tel parti (ou telle sous-tendance) ou stigmatiser tel autre, toujours entre inspiration et condamnation.
– la mondialisation, bien sûr, avec ses problématiques et ses interférences sans frontières
– La société dite de l’information où elles agissent par l’information
– La société du risque : elle est obsédée par l’idée d’éliminer l’aléa, les peurs, d’éloigner les violences et les catastrophes, ce qui donne plus de légitimité aux organsations d’influence qui nous mettent en garde
– La crise du politique : les formes traditionnelles d’autorité sont affaiblies, l’État pris en tenailles entre l’international et la société civile ou les acteurs technologiques comme les GAFAM, avec, entre autres, perte de confiance d’une large fraction de la population dans la démocratie représentative
– Les outils techniques, à commerncer par les réseaux sociaux mondialisés, éco-système idéal de l’influence
– La crise idéologique : moins règnent les utopies politiques, plus prolifèrent les thématiques écologiques, féministes, ou autres qui remettent en cause les « dominations », préconisent une action des citoyens, privilégient la dénonciation des formes traditionnelles de pouvoir politique…, autant de champs pour les organisations d’influence
– Le primat de l’émotion planétaire amplifié par les médias
Les ONG jouissaient d’un grand prestige auprès du public qui fait davantage confiance à leur engagement éthique pour une solidarité sans frontière ou à des notions comme « société civile » plutôt qu’à ses gouvernants. Les ONG se présentent comme le parti du Bien ou des bonnes intentions, mais sans aucun des attributs de l’autorité et sans responsabilité. Humanitaires, urgentistes, caritatives, écologiques, au service des droits de l’Homme, etc, donc en posture de perpétuelle revendication ou avertissement, elles ont une double vocation. Agir pour soulager les injustices immédiatement et imaginer des solutions pour demain (donc plaider pour en convaincre les pouvoirs étatiques et économiques). Cela laisse peu de prise à la critique.
Par ailleurs les ONG peuvent agir en coalitions et en réseaux d’où un effet mutliplicateur de leur discours. S’ajoute un effet coagulateur : elle permet à des gens qui ne partagent pas forcément les mêmes buts de s’allier pour une revendication ou contre un adversaire. Stratégiquement, elles remplissent de multiples rôles :
– elles évaluent : chartes, codes, déclaratiosn notations, certifications
– elles jouent les vigies charées de détecter les périls. D’où un grand pouvoir de peser sur l’agenda des organisations étatiques
– elles peuvent nouer des partenariats avec des entreprises, des OIG, des États, etc.
Au total leur influence se mesure dans trois domaines :
L’impact réel (tant de tentes envoyées, telle décision d’un tribunal, telle nouvelle loi), l’impact sur les représentations que se font des millions de citoyens, et enfin l’impact sur le stock d’idées disponibles dans le débat.