Étiquettes
À l’époque où il était l’avocat de Jacques Chirac, Patrick Devedjian a aussi défendu un obscur anonyme : mon père.
Dans les années 70, les Arméniens commençaient à manifester pour la reconnaissance du génocide perpétré en 1915 sous l’empire ottoman. Exilés, immigrés, devenus citoyens français, ils voulaient rompre le silence de plomb autour du crime dont leurs parents, leurs grands-parents avaient été victimes. À l’issue d’une messe commémorative célébrée à Notre-Dame de Paris en 1977, les CRS chargent les quelque dizaines d’Arméniens présents sur le parvis, leur reprochant de ne pas se disperser assez vite. Ils redoutent une manifestation dont s’offusquerait le gouvernement turc. La Turquie d’alors n’est pas celle d’Erdogan mais la négation du génocide arménien est une continuité de l’État, quels que soient les régimes depuis Kemal Atatürk. Et sa diplomatie est très agressive pour faire taire les voix arméniennes qui réclament justice.
« Patrick Devedjian rêvait d’être le Badinter de la droite. La consécration d’une vie pour le fils de Roland Devedjian, originaire de Sivas, arrivé en France via Constantinople à l’âge de 18 ans, en 1919. »
Mon père, accusé d’avoir blessé un CRS en se débattant, va être défendu quelques semaines plus tard en comparution par Patrick Devedjian. Dans la communauté arménienne, l’avocat est déjà un objet d’admiration : défenseur de Chirac, ce n’est pas rien. Au coup de fil de mon père, il avait répondu présent sur-le-champ. Comme il répondra présent pendant plus de quarante ans à toutes les étapes du combat que les Arméniens mèneront pour la reconnaissance du génocide arménien et la pénalisation du négationnisme. Dans les années 80, il prendra même la défense des membres de l’Armée secrète arménienne, auteurs d’attentats contre des diplomates turcs. Pas vraiment le style de sa famille politique. Il s’en moque. « J’explique la révolte de ces jeunes face à l’injustice subie par tout un peuple. »
C’est le désir de justice qui a fait de lui un avocat. C’est le désir de justice qui le fera aspirer au poste de garde des Sceaux que Nicolas Sarkozy offrira finalement à Rachida Dati. Patrick Devedjian rêvait d’être le Badinter de la droite. La consécration d’une vie pour le fils de Roland Devedjian, originaire de Sivas, arrivé en France via Constantinople à l’âge de 18 ans, en 1919.
« Le génocide arménien est mon identité. Il me structure. Nombre de mes positions politiques sont conduites par le fait que je suis issu de cette tragédie. » Patrick Devedjian.
Durant quarante ans, Patrick Devedjian aura été l’une des principales personnalités de la droite française. Maire d’Antony, député, président du Conseil général des Hauts-de-Seine, ministre de Chirac puis de Sarkozy. Une réussite. Sa vie ressemble à une chanson d’Aznavour : au fil des années, ses amis sont devenus hauts placés, décorés, bedonnants, influents… Il pourrait prendre du champ avec ses encombrantes origines orientales. C’est tout l’inverse. Il reste irréductiblement fidèle. Non pas tant à sa culture, mais à la mémoire des morts. « Le génocide arménien, explique-t-il, est mon identité. Il me structure. Nombre de mes positions politiques sont conduites par le fait que je suis issu de cette tragédie. »
Première tragédie, celle de l’exil. Premier impératif catégorique, s’intégrer. Être exemplaire. Au collège, Patrick Devedjian se fait traiter d’« étranger », de « youpin ». Il en garde un goût amer. À 17 ans, il s’engage dans le mouvement d’extrême droite Occident. Comment mieux montrer à la France qu’il veut éperdument l’intégrer, qu’il fait violemment souche avec elle ? Erreur de jeunesse, confessera-t-il. « Être un bon Français, pour moi, à l’époque, c’était défendre une nation forte. J’avais le sentiment de l’éternel reflux des chrétiens face à l’islam ». C’était pour lui l’un des enjeux du conflit algérien.
« Il voulait ressembler aux gens d’Assas », nuançait Claude Goasguen, président de la corpo d’Assas en 1964. Cette jeunesse dorée des grandes familles, des grands bourgeois, sûre d’elle et enracinée. Il comprend vite qu’intégrer l’élite des privilégiés ne lui sera pas donné aisément. Peu importe.
« Objet politique non identifié, on redoutait ses saillies, on riait de ses formules assassines, on admirait son élégance, à la limite parfois de la préciosité. Ses collègues de gauche à l’Assemblée l’avaient surnommé “l’homme intelligent de la droite”. Il devait en sourire. De ce sourire qui était sa signature. Parfois narquois, souvent mélancolique. »
Il continue d’aimer passionnément la France. Surtout celle du XIXe siècle romantique et libéral qui a construit sa pensée politique. Chateaubriand mais aussi Benjamin Constant, Stendhal et Alexis de Tocqueville. Sa rencontre avec Raymond Aron en 1968 en sera l’aboutissement naturel. Avec le grand philosophe du libéralisme politique, il crée la revue Contrepoint qui donnera ensuite naissance à la revue Commentaire dirigée par Jean-Claude Casanova. Il fut de ceux, rappelle l’académicien Marc Fumaroli, « qui résolument travaillèrent à nous libérer des situationnistes, des structuralistes, des maoïstes et autres terroristes intellectuels » lorsque le monde culturel en subissait les assauts.
« Dans la dialectique de la liberté et de l’égalité, je donne la priorité à la liberté », écrivait cet anticonformiste. Il se méfiait des clans, des réseaux, adorait voler dans les plumes de son propre camp qu’il qualifiait en privé de « droite la plus bête du monde ». Objet politique non identifié, on redoutait ses saillies, on riait de ses formules assassines, on admirait son élégance, à la limite parfois de la préciosité. Ses collègues de gauche à l’Assemblée l’avaient surnommé « l’homme intelligent de la droite ». Il devait en sourire. De ce sourire qui était sa signature. Parfois narquois, souvent mélancolique. On le disait aussi dur, froid, autoritaire. Probablement. Je l’ai connu dans le cadre de ses engagements arméniens et il était loyal, fidèle, tenace, infatigable. Au procès de militants, je l’ai vu s’effondrer après le témoignage de Mélinée Manouchian, veuve du résistant de l’Affiche rouge, venue témoigner de l’engagement des Arméniens pour la France. Bouleversé. On reste toujours le fils d’un apatride.
« L’histoire est tragique. Là d’où il vient, d’un peuple décimé, c’est une évidence. Le tragique surgit sans prévenir, selon des modes toujours inédits. »
Il disait que son scepticisme naturel l’avait vacciné contre les dangers de la jouissance du pouvoir. À un journaliste qui lui demandait s’il était homme de pouvoir, il répondit en désignant par la fenêtre le cimetière de Neuilly : « Voilà où finissent les ambitions. » L’histoire est tragique. Là d’où il vient, d’un peuple décimé, c’est une évidence. Le tragique surgit sans prévenir, selon des modes toujours inédits.
Son père fut rescapé par hasard d’un massacre, au siècle des génocides. Cent ans après, Patrick Devedjian a été emporté par un fléau invisible qui paralyse d’effroi la planète. Brutalement frappé par le coronavirus, il laisse une veuve Sophie et quatre fils. « Quatre, pour porter mon cercueil », comme il disait d’un sourire en coin. Les Arméniens de France viennent de perdre celui qui portait leur mémoire avec force et courage. Et s’inscrivait dans la vie politique française avec panache et talent. Ils seront beaucoup à porter son cercueil.
Illustration : Patrick Devedjian, devant les marches du palais de l’Élysée, le 24 mars 2010 à Paris (© Mousse/ABACAPRESS.COM).
Source: https://www.revuedesdeuxmondes.fr/patrick-devedjian-armenien-destin-francais/