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Au début de la pandémie, les Suédois ont été très critiqués pour leur approche – jugée désinvolte – de la crise du coronavirus. Aujourd’hui, la Suède est citée par l’OMS comme un exemple à suivre en matière de stratégie de déconfinement. Comment un pays dont les cafés sont restés très fréquentés peut-il être un exemple pour le reste du monde? Nous sommes allés enquêter à Malmö.
Lorsque je débarque sur Lilla Torg, la magnifique place située au centre de Malmö, pour m’enfiler un verre de bière, j’ai l’impression de me retrouver sur une autre planète.
La place regorge de terrasses où les Suédois prennent le soleil, lunettes noires sur le nez, à la fin de leur journée de travail. Ils sont des centaines à boire de la bière, du champagne, des cocktails, à discuter avec leurs amis et à commander des zakouski. Les chauffages de terrasse installés partout sont éteints: tout le monde a revêtu un T-shirt pour profiter du généreux soleil scandinave.
Mais à partir de la deuxième gorgée, ma bière commence à avoir un goût amer. À une distance de cinq mètres autour de moi se trouvent quatre autres personnes. Pas le moindre masque de protection en vue. Le personnel derrière le bar ne porte pas de gants et ne se lave pas les mains entre deux commandes. Et ce, dans un pays qui compte déjà plus de 2.500 décès dus au coronavirus.
Mustafa Redzep, le propriétaire du bar, tente de me rassurer: « Nous suivons les recommandations du gouvernement: les tables et les chaises sont distantes d’au moins deux mètres, nous plaçons nous-mêmes les clients, et personne ne peut venir commander au bar. J’ai réduit ma capacité de 35%. »
Dès le début de la pandémie, la Suède et ses 10 millions d’habitants ont pris un chemin radicalement différent. Les magasins, entreprises, établissements du secteur horeca et la plupart des écoles sont restés ouverts. Les Suédois peuvent continuer à se déplacer sans restriction, et contrairement aux pays voisins, ses frontières sont restées ouvertes. La lutte contre le coronavirus est basée sur quelques règles de base: hygiène des mains, distance de sécurité et confinement à domicile en cas de symptômes de la maladie.
Cette stratégie leur a valu une volée de bois vert du reste du monde, en particulier lorsqu’il est apparu que les Suédois comptaient davantage de cas de contamination que leurs voisins. Mais mercredi, Mike Ryan, un expert reconnu de l’OMS, a déclaré que les autres pays pouvaient tirer des leçons de l’expérience suédoise. « La différence, c’est que le pays a fait appel au sens civique de la population pour respecter les distances de sécurité et s’autoréguler. En ce sens, la Suède est un modèle dont nous pouvons nous inspirer lorsque nous devrons évoluer vers le déconfinement. »
La stratégie suédoise a été élaborée en grande partie par l’épidémiologiste officiel du gouvernement suédois, Anders Tegnell. Au départ, le concept d’immunité collective a été mis en avant, mais à cause de sa mauvaise réputation, il a disparu des discours officiels. Mais pour Tegnell, il est indispensable que toute politique mise en place soit axée sur le long terme. Le virus restera au minimum un an parmi nous, a-t-il indiqué, et dans ce cas, le confinement n’est pas une bonne solution.
Comme dans le reste de l’Europe, tout est mis en œuvre pour éviter de surcharger les hôpitaux. La capacité des unités de soins intensifs a été pratiquement doublée pour atteindre 1.072 lits. Ce nombre n’a pas encore été atteint, mais des patients originaires des zones les plus touchées auraient été transférés vers d’autres institutions hospitalières.
D’après Tegnell, la région de Stockholm a déjà atteint un taux d’immunité collective de 15 à 20%. En Belgique, les premières études indiquent à peine 4%. Pour le scientifique, ces chiffres indiquent que les Suédois seront beaucoup mieux protégés en cas d’éventuelle nouvelle vague de contamination plus tard dans l’année.
Stockholm en difficulté
Malgré tout, le gouvernement fait l’objet de nombreuses critiques, en particulier dans la région de Stockholm, beaucoup plus touchée. La capitale compte un nombre de cas beaucoup plus important que la région de Malmö, car les vacances scolaires y ont eu lieu une semaine plus tard que dans le sud, qui a ainsi pu échapper à la vague de contamination en provenance d’Italie et d’Autriche. À Stockholm, les catégories les plus lourdement touchées sont les maisons de repos et de soins, avec un taux de contamination de 75%.
L’épidémiologiste flamande Nele Brusselaers, qui enseigne au prestigieux Karolinksa Instituut à Stockholm, fait partie des rares membres du monde académique à s’élever contre la politique du gouvernement. « Les gaffes se multiplient. Cela fait trois semaines que le gouvernement indique que le pic a été atteint à Stockholm, mais les chiffres continuent à augmenter. »
« Les patients sont traités avec de la morphine, ce qui entrave encore davantage leur respiration. Ici, on laisse littéralement les gens s’étouffer. »
À cause d’un retard au niveau du reporting des dernières semaines, le nombre de décès par jour est, d’après Brusselaers et plusieurs de ses collègues, d’environ 50% plus élevé que les chiffres officiels. « Si on compare avec la Belgique, les chiffres pour l’ensemble du pays ne sont pas trop mauvais. Mais il serait plus honnête de les comparer avec ceux d’un centre urbain similaire à Stockholm, qui compte 1.000 décès pour près d’un million d’habitants, soit un taux de mortalité proche de celui de New York. »
Cette politique dérange surtout l’experte parce qu’elle ne tient pas suffisamment compte des personnes les plus fragiles et les plus âgées. « Avant la crise, la Suède comptait proportionnellement le nombre le moins élevé de lits en soins intensifs d’Europe occidentale. Aujourd’hui, ce chiffre a doublé, mais à cause d’un tri préalable, de nombreuses personnes sont refusées à l’entrée et n’aboutissent jamais dans ces services. Pour les personnes âgées contaminées, les soignants optent souvent immédiatement pour les soins palliatifs. Les patients sont traités avec de la morphine, ce qui entrave encore davantage leur respiration. Ici, on laisse littéralement les gens s’étouffer. »
Pour répondre aux critiques, le gouvernement suédois avance comme argument que la constitution ne permet pas d’imposer un véritable lockdown. Mais il a entre-temps préparé une loi qui permettra d’agir si la situation se dégrade. « C’est déjà trop tard », poursuit Nele Brusselaers, « car l’effet d’un confinement ne se fait sentir que trois ou quatre semaines plus tard. Les personnes qui décèderont dans trois semaines ont déjà été contaminées. »
La professeure flamande ne croit pas dans la stratégie d’immunité collective. « Imaginez que vous souhaitiez atteindre 50% d’immunité. Cela signifie qu’à Stockholm, 500.000 personnes devront être contaminées par le virus. Si vous vous basez sur un taux de mortalité de 1%, vous arrivez au chiffre de 5.000 décès. Et personne ne peut dire aujourd’hui pendant combien de temps cette immunité reste effective après la contamination. »
Si pas, on dévalue
Même si le risque est réel que le sud du pays finisse par connaître le même niveau de contamination que Stockholm, on semble peu s’en inquiéter. Nous le constatons lorsque nous quittons le centre-ville de Malmö pour nous rendre à Ljunghusen, un quartier résidentiel huppé situé à 20 km du centre.
Les enfants vont à l’école à vélo, les gens flânent sur la plage et le golf avec vue sur la mer Baltique ne désemplit pas. Dans tous les magasins et restaurants, des distributeurs de gel hydroalcoolique sont mis à la disposition de la population, et chez le boulanger, les clients doivent sortir par une porte séparée. Mais pour le reste, la vie quotidienne continue son cours. Ils estiment que la forte fréquentation des cafés de Malmö est peut-être exagérée, mais ils ne se privent pas d’aller boire un café sur une terrasse.
« Avec 20% des mesures, nous atteignons 80% de vos résultats. »
Nous rencontrons Sven van Dijkman, un consultant d’origine néerlandaise qui vit dans le quartier depuis des dizaines d’années: « Avec 20% des mesures, nous atteignons 80% de vos résultats. La seule différence, c’est que l’épidémie se répandra plus lentement, mais pendant plus longtemps. Aucune politique gouvernementale ne peut garantir 100% d’efficacité. Comme le reste du monde, nous avons lancé un pari, mais d’une autre façon. »
D’après Sven van Dijkman, la Suède peut se permettre économiquement de prendre un peu plus de risques. « Les finances publiques se portent bien et la crise économique sera moins grave ici qu’ailleurs. Et la Suède ne fait pas partie de la zone euro, ce qui lui permettra éventuellement de dévaluer sa devise si les choses tournent mal. »