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Le royaume accuse ses chiites d’avoir importé le coronavirus. Mais pour les membres de cette minorité, il s’agit là d’un soupçon infondé qui s’ajoute aux nombreuses discriminations dont ils sont victimes

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BORIS MABILLARD,

Le centre d’Awamiya n’était plus qu’un champ de ruines il y a trois ans. Dans le centre historique de cette petite ville du gouvernorat saoudien de Qatif au bord du golfe Persique, les façades criblées d’impacts de balles et les carcasses de voitures calcinées attestaient des combats violents qui ont eu lieu là lors de la quasi-insurrection chiite de 2017. Depuis, les bulldozers ont rasé le quartier. Les impasses et les venelles qui cachaient les snipers ont été aplaties, la rébellion matée. Dans la foulée, des millions de dollars ont été investis pour redonner vie et un certain lustre à la ville et pour compenser les habitants expropriés.

Aujourd’hui, un centre commercial et des esplanades proprettes ont remplacé le vieux quartier. Les revendications sont désormais plus discrètes, les manifestations interdites, la contestation presque muette mais le ressentiment n’a pas disparu pour autant. Les chiites saoudiens se sentent discriminés dans leur propre pays alors que le gouvernement les soupçonne de collusion avec l’Iran. Le coronavirus n’a pas apaisé la défiance mutuelle: première région à avoir été confinée, l’Est chiite a été totalement bouclé par les forces de l’ordre pendant deux mois.

Les chiites d’Arabie saoudite représentent entre 12 et 15% de la population saoudienne, mais plus de 95% des habitants de Qatif, région pétrolière stratégique en face de l’Iran.

Infrastructures insuffisantes

Hormis les communautés chiites ismaélienne et zaydite (chiites septimains) de Najran, à 1300 km au sud-ouest de Qatif, et de quelques autres localités proches de la frontière yéménite, la plupart des chiites du royaume, notamment ceux de Qatif, sont duodécimains comme leurs coreligionnaires iraniens. «Mais contrairement à ces derniers, ils suivraient plutôt le marja‘iyat (modèle doctrinal) quiétiste incarné par l’ayatollah de Nadjaf en Irak Ali al-Sistani», explique David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’IRIS et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques.

La minorité chiite du royaume est depuis longtemps marginalisée et largement exclue des dividendes de la rente pétrolière et ce, bien qu’elle réside dans la province orientale où se trouve la quasi-totalité des ressources pétrolières du royaume. Mais la monarchie doute de la loyauté des chiites, analyse David Rigoulet-Roze: «Cette méfiance n’a cessé de grandir depuis l’avènement de la République islamique d’Iran et se traduit, entre autres, par des discriminations à l’emploi. Les chiites sont ainsi largement absents de la fonction publique, de l’armée et des forces de sécurité et a fortiori des instances gouvernementales.» Les villes et quartiers où ils sont majoritaires souffrent d’un développement et d’infrastructures insuffisants. Leur liberté religieuse est entravée selon les rapports d’Amnesty et ceux qui osent protester sont victimes de persécutions policières et judiciaires. Depuis 2019, après un cycle de protestations et de représailles qui a culminé en 2017, Qatif et sa région connaissent un calme apparent.

De part et d’autre des avenues grises qui traversent Qatif, des étendues de petits bâtiments en briques beiges, des garages et des infrastructures pétrochimiques. Qatif ressemble aux autres villes saoudiennes, les complexes industriels en plus et les buildings clinquants en moins. Seule l’importante présence policière dénote des tensions communautaires. «Il n’y a rien à faire, aucun

«La répression est implacable, celui qui est soupçonné de participer à la contestation, même pacifique, même mineur, est jeté en prison» HUSSEIN, UN JEUNE CHIITE

endroit où s’amuser», explique Hussein, un jeune trentenaire qui a déménagé dans la ville voisine de Khobar mais dont la famille est restée à Awamiya. «Personne n’ose plus protester car les risques sont trop grands. La répression est implacable, celui qui est soupçonné de participer à la contestation, même pacifique, même mineur, est jeté en prison. Dans le meilleur des cas, il est condamné à plusieurs années de prison, ou il disparaît. C’est à ce prix-là que les autorités ont réussi à faire revenir le calme.»

Hussein travaille comme ingénieur chez Saudi Aramco, la compagnie nationale d’hydrocarbures: «Nous sommes des citoyens de seconde zone. Nous avons moins d’opportunités de travail, n’accédons pas facilement aux postes à responsabilité et, sans que cela soit dit, toute une série de métiers nous sont interdits: la haute administration, l’armée, les douanes et même l’enseignement. Chez Aramco, j’ai vu des employés sunnites moins qualifiés et moins compétents me passer devant et progresser plus vite que moi.»

Ville isolée

Les chiites saoudiens sont piégés dans un conflit géostratégique qui les dépasse, interprète David Rigoulet-Roze: «L’Iran tente d’exploiter les frustrations générées par une politique discriminatoire, ce qui en retour justifie les positions du gouvernement saoudien qui voit dans les populations chiites du royaume une menace potentielle.»

Pour Fahd, un général saoudien en permission qui veut garder l’anonymat, l’agressivité iranienne n’a rien d’un fantasme: «Au Yémen, en Irak et au Qatar, des pays avec lesquels nous partageons une frontière, les Iraniens sont à la manoeuvre. Ils sont aussi à la manoeuvre à Qatif où ils téléguident des mouvements de rébellion contre la monarchie. Téhéran étend son influence dans toute la région avec des intentions belliqueuses. Les guerres en Syrie, en Irak ou au Yémen sont les conséquences de ces ingérences. Alors oui, face à ces agressions, nous nous défendons et nous ne laisserons pas les Iraniens mettre un pied en Arabie saoudite.»

Lorsque, début mars, le gouvernement saoudien découvre que les premiers cas de coronavirus sur son sol ont été importés depuis l’Iran par au moins deux citoyens de Qatif, il décide d’isoler cette ville du reste du pays. L’armée appelée en renfort impose un couvre-feu et le blocus du gouvernorat. Les chiites de Qatif se sentent une fois de plus stigmatisé pour leurs liens avec l’Iran. Pour David Rigoulet-Roze, «la monarchie est au défi de créer un projet national qui ne soit pas purement sunno-saoudien et puisse intégrer les minorités du royaume et, au premier chef, les chiites».

Source: https://www.letemps.ch/monde/qatif-chez-chiites-opprimes-darabie-saoudite