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Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Daniel Rondeau

Daniel Rondeau, de l’Académie française, ancien Ambassadeur de France à l’UNESCO et à Malte, revient pour Les clés du Moyen-Orient sur son amitié avec le Liban, les enjeux de la Conférence des donateurs réunie dimanche 9 août à l’initiative du président Emmanuel Macron, et l’évolution constitutionnelle du Liban, une semaine après les explosions à Beyrouth.
Vous connaissez extrêmement bien le Liban. Pouvez-vous revenir sur votre amitié entretenue avec le Liban et les Libanais ? Accepteriez-vous d’évoquer un souvenir qui vous a tenu à cœur ?
Je suis Champenois de nation, comme disait Don Mabillon, l’un des princes de la République des lettres au 17ème, mais je me suis toujours senti le cœur divisé entre mon pays natal, la France, et les pays d’Orient. Bien avant que je ne commence à voyager, l’histoire et la littérature (les Capitulations de François 1er, en 1536, Chateaubriand, Flaubert, Barrès), m’ont guidé dans ces pays et conduit à aimer le Liban avant de le connaitre. J’y suis allé pour la première fois au milieu des années 80. Et je n’ai cessé d’y retourner, par tous les moyens possibles et imaginables (quand l’aéroport était fermé), sauf pendant les 10 années où j’ai été interdit de séjour au Liban par Hafez el-Assad, après la publication de mon livre, Chronique du Liban rebelle, qui était un livre de soutien à tous les Libanais qui luttaient pour leur liberté, quelle que soit leur confession. J’ai d’ailleurs fait graver sur la chape du fourreau de mon épée d’académicien un cèdre, symbole du Liban et de mon attachement indéfectible à ce pays.
J’ai beaucoup de souvenirs émouvants liés au Liban. Le dernier date de la semaine dernière. Le jour de l’explosion tragique qui a ravagé Beyrouth : à 14 heures, une étudiante, Ghada Saouli, soutenait à l’université de Beyrouth son master 2 sur mon dernier roman. Elle a eu le temps de m’envoyer un sms pour me dire qu’elle était reçue avec mention. Et le souffle de l’explosion a traversé toute la ville.
La Conférence des donateurs réunie dimanche 9 août à l’initiative du président Emmanuel Macron a réuni une trentaine de chefs d’État. Emmanuel Macron a notamment exprimé le souhait d’une action rapide et efficace pour que l’aide « aille très directement à la population libanaise ». Pouvez-vous commenter les enjeux de cette conférence et les perspectives qu’elle ouvre ?
L’enjeu est très simple. Il en va de la survie du Liban. Ce pays a connu des guerres et des divisions dans un passé encore proche. Depuis quelques années, il a été confronté aux conséquences de la guerre que les pays occidentaux ont fait tragiquement durer en Syrie, espérant à tort un départ de Bachar el-Assad. Cette guerre que nous avons soutenue, au prix de liaisons dangereuses avec des groupes islamistes, a entrainé un exode massif de la population syrienne. Il y a un certain temps maintenant que 1 500 000 syriens sont réfugiés sur le sol libanais, les Européens ne font pas grand-chose, c’est un euphémisme, pour les aider à rentrer chez eux. Il y a six millions de Libanais. Cette présence massive syrienne est un élément de déstabilisation politique et économique énorme.
Par ailleurs, les Libanais ont connu aussi des difficultés avec des investisseurs traditionnels des pays du Golfe. Rappelez-vous le « kidnapping » du Premier ministre Saad Hariri par MBS (dans l’indifférence internationale, à l’exception d’Emmanuel Macron), c’était en novembre 2017. Puis un grand mouvement de contestation, qui réclamait à juste titre des réformes et la fin de la corruption, a paralysé le pays, avant que la Covid ne fige l’activité économique du Liban comme celle des autres pays. Ajoutons à cela une relation tumultueuse avec Israël et un différend frontalier (les fermes de Chebaa), l’importance prise par le Hezbollah, etc. Enfin l’État islamique n’a pas dit son dernier mot, prêt à entrer dans n’importe quelle danse du chaos. La tragédie de l’explosion, l’une des plus importantes depuis Hiroshima, a rajouté du malheur à un pays déjà vacillant et qui n’arrivait plus à boucler ses fins de mois.
D’où l’importance de la visite du Président Macron, au lendemain même de la catastrophe. Les petits pays ne peuvent survivre sans la protection des grands et sans leur bienveillance. La présence du président Macron à Beyrouth a signifié aux Libanais qu’ils n’étaient pas seuls et que la France restait leur amie. C’est énorme. Et c’est normal. Connaissez-vous un peuple qui ait autant la passion de la langue et de la culture française ? Ont suivi dans la foulée l’annonce d’aides françaises, puis européennes et enfin celles mises en œuvre par cette conférence internationale.
Beaucoup de pays tentent (sans bienveillance) de s’immiscer dans la politique libanaise et de peser sur l’avenir du pays. La France s’est rapprochée du Liban dans le malheur sans aucune idée d’ingérence (il me semble d’ailleurs qu’après l’intervention américaine en Irak, ou l’intervention franco-britannique en Libye, nous devons nous méfier de ce concept qui amène souvent le mal au nom du bien). Ce fut un mouvement du cœur. Le président français a apporté aux Libanais l’amitié de nos compatriotes, notre solidarité active – au moment où je vous réponds, le porte-hélicoptère Tonnerre est en route pour Beyrouth – et il a rappelé l’importance de quelques vertus essentielles dans le développement d’une démocratie. Ne soyons pas naïfs. Le Liban est une démocratie bien imparfaite, mais gardons-nous de donner des leçons, et dans le paysage du Moyen-Orient, le Liban reste un pays singulier, unique, et prisé par tous ceux qui aiment la liberté. J’espère que le président Michal Aoun, qui a incarné cette liberté libanaise et la volonté populaire de s’émanciper des pouvoirs féodaux, même s’il n’a pas de prérogatives constitutionnelles fortes, saura rapidement retrouver l’usage de sa parole.
Comment évoluent les équilibres confessionnels du pays ? Quelle peut-être l’évolution constitutionnelle du Liban ?
Les équilibres confessionnels dépendent aussi de la démographie. C’est aux Libanais de décider de leur avenir et d’éventuelles réformes de leurs institutions. Je voudrais simplement rappeler qu’il est vital pour les Libanais, chiites, sunnites, grec orthodoxes, maronites ou athées, pour tous ses pays voisins, et pour nous Européens, que la vie chrétienne ne disparaisse pas de ce pays. Tout l’Orient a été frappé par un exode massif de Chrétiens, après les exactions de l’État islamique en Irak, à Mossoul, l’ancienne Ninive, à Karakosch ou en Syrie. Les Chrétiens sont là chez eux depuis deux mille ans. Et il y a maintenant longtemps qu’ils sont à la peine. Les Chrétiens d’Orient, souvent menacés, souvent sur le qui-vive, habiles à traverser les épreuves, portant avec la mélancolie de ceux qui savent une part de la mémoire et de la sagesse du monde. Ils ont souvent créé chez eux les conditions d’un dialogue spirituel avec l’Islam, et inventé une diplomatie de coexistence au quotidien. La croix jette sur toutes les cités d’Orient une ombre qui favorise la démocratie et des réconciliations que l’on penserait impossibles. C’est aussi pour cela que nous avons besoin d’un Liban libre.