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By Maxime Chaix

Dans un sidérant accès de colère, Emmanuel Macron a publiquement fustigé notre confrère Georges Malbrunot à Beyrouth. Loin d’être un événement anecdotique, cette agression verbale contre un grand reporter confirme l’inquiétante conception qu’a le chef de l’État de la liberté de la presse. Or, comme nous allons le constater, ce n’est pas la première fois que Georges Malbrunot agace l’Exécutif français. En effet, il a dévoilé des informations d’intérêt public que nos gouvernants cherchaient à dissimuler, comme on a pu l’observer dans le cas de l’implication française dans la guerre au Yémen, ou dans l’épineux dossier syrien. Plus que jamais, le journalisme qu’incarne Georges Malbrunot doit être défendu face à la déraison d’État.

Derrière l’agressivité de Macron, la position fragile de la France au Liban 

Spécialiste du Moyen-Orient, auteur prolifique et ancien otage en Irak, Georges Malbrunot est un grand reporter chevronné. À ce titre, que l’on partage ou pas sa lecture de l’actualité internationale, il est clair que cet homme est particulièrement bien informé. Il vient donc de faire plusieurs révélations dans Le Figaro, qui ont suscité la colère d’Emmanuel Macron. Paru le 30 août, le premier article à l’origine de ces tensions nous informait que le chef de l’État pourrait sanctionner les dirigeants libanais s’ils refusaient de suivre les exigences de l’Élysée : « Dans une indiscrétion au Figaro à la fin de sa visite éclair, le 6 août dernier, le Président français a brandi la menace d’imposer des sanctions aux leaders politiques, réfractaires aux réformes et au “nouveau contrat” qu’il appelle de ses voeux au Liban. Cette épée de Damoclès incitera-t-elle les parrains d’un système épuisé et miné par la corruption à enfin bouger ? » Cette question est légitime, d’autant plus que l’efficacité des sanctions au Levant est douteuse, selon Emmanuel Macron lui-même.

En effet, comme l’a rapporté Georges Malbrunot dans le second article litigieux, le chef de l’État « “a réellement une approche différente de celle des États-Unis”, se félicite l’analyste Walid Charara, proche du Hezbollah. “Après l’explosion, il a dit publiquement aux Américains que leur politique de pressions allait échouer, qu’ils allaient étouffer le Liban, et que la seule force qui ne s’effondrerait pas, c’est le Hezbollah.” » Visiblement, nous sommes d’accord avec le Président français sur l’aspect contre-productif des sanctions américaines au Levant, que nous avions critiquées à la suite de l’explosion du port de Beyrouth. « Mais en même temps », il souhaiterait sanctionner les dirigeants libanais pour leur imposer sa feuille de route. La cohérence de cette politique nous échappe. 

Manifestement, ce qui aurait irrité le chef de l’État dans ce deuxième article serait la révélation, par Georges Malbrunot, que « Mohammed Raad, le chef du bloc parlementaire du Hezbollah, “a eu droit à un aparté de huit minutes” avec Emmanuel Macron. Il s’agit de la “première fois depuis la naissance du Hezbollah, en 1982, qu’un Président français échangeait en direct avec un de ses membres”, rappelle Le Figaro, citant en outre “un proche” du Hezbollah, pour qui “cela équivaut à une reconnaissance internationale”, alors que la mouvance est classée terroriste par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. » Non sans pragmatisme, le chef de l’État estime en effet que « “le Hezbollah a des députés élus par les Libanais, il fait partie de la scène politique”, assurait Macron. Sous-entendu : je ne peux pas le rayer de la carte », comme l’a résumé Malbrunot. 

Le problème est que, malgré l’activisme du locataire de l’Élysée au Liban, le sous-secrétaire d’État américain en charge du Proche-Orient « a évoqué l’initiative française » lors d’une visite à Beyrouth organisée le lendemain de celle de Macron, « estimant que “le diable est tapi dans les détails”, et soulignant qu’en fin de compte, ce seraient les États-Unis et leurs alliés saoudiens qui signeraient les chèques. » D’après nos confrères de L’Orient-Le Jour, ces propos « laissent entendre que si les résultats de l’initiative française ne sont pas à la hauteur des attentes de Washington et de Riyad, notamment pour ce qui a trait à l’influence du Hezbollah au sein de l’État, le Liban ne peut pas espérer un déblocage des aides promises lors de la conférence de Paris (CEDRE – avril 2018). M. Schenker a en outre confirmé devant ses hôtes qu’un nouveau train de sanctions américaines allait être bientôt annoncé contre l’Iran et ses alliés », et il est évident que le Hezbollah sera ciblé par ces mesures.

Cette réalité diplomatique est défavorable aux ambitions de Macron vis-à-vis du Liban. Dès lors, on peut comprendre sa susceptibilité sur cette question, sans pour autant excuser sa scandaleuse attitude face à Georges Malbrunot. En effet, ce journaliste a tout simplement fait son travail en décryptant la stratégie libanaise de la France, que les États-Unis et leurs alliés anti-Hezbollah comprennent, comme l’indiquent les déclarations du sous-secrétaire d’État américain en charge du Proche-Orient. Au-delà de cette partie d’échec diplomatique sur l’avenir du Liban, il s’avère que Georges Malbrunot a pu agacer de nombreux dirigeants français ces dernières années, y compris l’actuelle présidence. En effet, comme nous allons le constater, plusieurs de ses articles ont mis l’État dans l’embarras, quelque soit la sensibilité politique des gouvernements concernés par ces révélations.

Georges Malbrunot contre la déraison d’État en Syrie

Selon nous, le fait de critiquer nos dirigeants en révélant leurs abus est une démarche saine lorsque les faits dévoilés sont trop graves pour être dissimulés au nom de la raison d’État. Or, l’Exécutif français mène une politique étrangère qui se décide à huis clos, sans réel contrôle parlementaire, en particulier sur les questions de défense et de renseignement. Dans ce domaine, Georges Malbrunot a dévoilé des informations certes confidentielles, mais d’intérêt général. En effet, ses révélations ont eu le mérite de pointer de graves compromissions chez nos dirigeants, dont les mauvaises décisions ont aggravé les crises en Libye, en Syrie, ainsi qu’au Yémen. Échappant aux mécanismes de contrôle démocratique, ces processus décisionnels offrent une liberté d’action totale au pouvoir exécutif, et permettent donc tous les abus. Nous appellerons cette conception de la puissance incontrôlée la « déraison d’État », dont voici quelques illustrations parlantes. 

En novembre 2011, Georges Malbrunot révèle que les services spéciaux français sont clandestinement engagés dans l’appui militaire de la rébellion anti-Assad en Syrie, « fournissant en sous-main du matériel infrarouge et des moyens de communication. (…) Parmi la palette de soutiens que la France peut fournir aux déserteurs figure également du renseignement satellitaire sur les positions de l’armée syrienne qui les combattent ». Sachant qu’il s’agit d’une opération clandestine, cet engagement invisible des services français en Syrie n’est pas confirmé ni démenti par les autorités. À l’époque, cette intervention était d’ampleur limitée, selon le Canard Enchaîné, et la nébuleuse djihadiste anti-Assad n’était pas encore prédominante au sein de la rébellion – bien qu’elle était déjà très active.

Dans leur ouvrage Nos très chers émirs, publié en octobre 2016, Georges Malbrunot et son coauteur Christian Chesnot nous apprendront que, « dès l’automne 2012, la Direction de la prospective du Ministère des Affaires étrangères avait alerté les pouvoirs publics du péril islamiste [au Levant]. (…) Le cadre de [cette Direction] que nous avons interrogé va plus loin que ce qui est écrit dans l’alerte en question. “Parmi ces financiers privés, le Qatar et l’Arabie y infiltraient des agents stipendiés, des encadreurs professionnels que nos agents de la DGSE connaissaient. Laurent Fabius savait tout cela. Mais il restait droit dans ses bottes. Jamais il n’a douté. Alain Juppé, avant lui, s’était interrogé. (…) Fabius, jamais. Il ne cessait de dire : on ne tape pas assez dur, on ne tape pas assez fort [sur l’État syrien et son armée]. Et personne, je peux vous le garantir, n’osait rien dire autour de lui. Personne ne voulait compromettre sa carrière. Un jour, ajoute ce diplomate, on pourra écrire des choses” sur cet épisode de l’engagement français dans le conflit syrien. »

De telles révélations auraient dû déclencher un scandale national, sachant que la France avait été violemment frappée par des commandos de Daech un an plus tôt. Quelques députés, dont Alain Marsaud, Gérard Bapt et Claude Goasguen ont certes tenté d’alerter l’opinion sur le fait que nos services spéciaux avaient soutenu la branche d’al-Qaïda en Syrie. Or, le caractère ultrasensible de cette question l’a reléguée dans les oubliettes de l’Histoire, sachant qu’un faible nombre de journalistes français ont osé enquêter sérieusement sur ce sujet. Couvert par la raison d’État, ce dossier est d’autant plus explosif que nos services spéciaux ont agi en coordination avec leurs alliés occidentaux et moyen-orientaux pour tenter, en vain, de renverser Bachar el-Assad. C’est ce que l’auteur de ces lignes a documenté dans son livre, La guerre de l’ombre en Syrie.

Au lieu de promouvoir une solution politique à ce conflit, les puissances de l’OTAN et leurs alliés régionaux ont encouragé son aggravation, à tel point que la Russie est directement intervenue dans cette guerre et a réussi à empêcher le départ forcé du gouvernement syrien. Convaincus dès l’été 2011 que la chute d’Assad était imminente, nos dirigeants n’ont jamais réellement cherché à dissuader leurs clients du Golfe de soutenir les pires groupes djihadistes sur le terrain, comme l’ont souligné Georges Malbrunot et Christian Chesnot dans Nos très chers émirs. Il s’agit d’une véritable affaire d’État, mais les médias français ne se pressent pas pour la faire éclater au grand jour. 

Georges Malbrunot contre la déraison d’État au Yémen

Sur la question de la guerre au Yémen, la fourniture de renseignements par les services français aux forces saoudiennes et émiraties a été confirmée par plusieurs sources, dont nos confrères d’IntelligenceOnline.fr en avril 2015, l’ambassadeur de France pour le Yémen en mars 2016, et le spécialiste des questions de défense Jean-Dominique Merchet. Lors d’une interview sur TV5 Monde en avril 2019, ce dernier avait déclaré que « le plus important, c’est la question du renseignement. Le renseignement ne tue personne, mais c’est ce qui permet de faire la guerre. Et nous savons que la France fournit du renseignement aux Saoudiens et aux Émiratis et entretient leur matériel pour leur permettre de faire la guerre [au Yémen]. (…) Il est clair que la France participe à ce système saoudien et émirati, en leur fournissant des équipements, de l’information et du renseignement et donc nous sommes engagés, nous avons une part de responsabilité » dans ce conflit, qui a déclenché une gigantesque crise humanitaire frappant plus de 20 millions de Yéménites.  

En octobre 2018, Claude Angeli avait dénoncé dans le Canard Enchaîné la « cobelligérance inavouable de la France au Yémen », rappelant que les services français et américains soutenaient directement ce que Florence Parly avait pourtant qualifié de « guerre horrible » quelques jours plus tôt. En juin de cette même année, Georges Malbrunot avait jeté un pavé dans la marre en révélant que « des forces spéciales françaises [étaient] déployées au Yémen aux côtés de notre allié, les Émirats Arabes Unis, en pointe dans la guerre contre les rebelles houthis soutenus par l’Iran, révèlent au Figaro deux sources militaires françaises, une dans le Golfe, l’autre à Paris. » Démentant ces informations, la ministre des Armées avait alors nié la cobelligérance française « sur ce théâtre », malgré le nombre croissant de journalistes qui affirmaient le contraire.

Au final, vu le manque d’intérêt médiatique pour cette question, Riyad et ses alliés sunnites sont souvent décrits comme les principaux responsables du désastre humanitaire qui frappe le Yémen. Or, Washington, Paris et Londres leur ont apporté un soutien militaire décisif depuis le printemps 2015, mais sans que leurs opinions publiques respectives n’en aient conscience. En juin 2018, Georges Malbrunot avait d’ailleurs observé que, face aux Houthis, l’ambassadeur français pour le Yémen démentirait « la présence de forces spéciales françaises auprès des Émiriens [dans le conflit yéménite], révélée par Le Figaro ce week-end. (…) Normal : les États ne reconnaissent généralement pas une telle présence. » Dans le monde du Renseignement, c’est ce que l’on appelle le « démenti plausible », qui permet à nos dirigeants de masquer leur engagement dans des opérations particulièrement sensibles et controversées, comme au Yémen actuellement. En plus d’encourager des crimes de guerre massifs et une crise humanitaire de grande ampleur, l’implication occidentale dans ce conflit est problématique pour une raison moins connue, mais tout aussi scandaleuse.

En mars 2016, l’ambassadeur français pour le Yémen Jean-Marc Grosgurin avait déclaré devant le Sénat être au courant que « les forces gouvernementales » soutenues par nos alliés saoudiens et émiratis constituaient alors « un “patchwork” de miliciens » incluant des « islamistes » et des « membres d’AQPA », c’est-à-dire al-Qaïda dans la Péninsule Arabique. Il souligna ainsi les « relations ambiguës » de nos alliés saoudiens vis-à-vis de ce réseau terroriste, qui avait pourtant revendiqué l’attentat contre Charlie Hebdo l’année précédente et formé au combat l’un des frères Kouachi en 2011. Lors de cette audition, aucun Sénateur ne s’en est ému, et notre Exécutif a pu librement continuer de soutenir ses alliés saoudiens et émiratis dans leur sale guerre au Yémen. Hélas, cette information n’est jamais sortie dans la presse francophone, mise à part dans nos colonnes. Elle est pourtant d’intérêt public, en ce que les agissements de nos alliés saoudiens et émiratis dans la guerre au Yémen ont directement renforcé le réseau djihadiste à l’origine du massacre de la rédaction de Charlie Hebdo.

La liberté de la presse : notre dernier recours contre la déraison d’État

Dans notre démocratie, la sacrosainte raison d’État empêche les citoyens d’en savoir plus sur les opérations inavouables de leurs dirigeants au MoyenOrient et au-delà. Or, il s’avère que Georges Malbrunot est l’un des rares journalistes à dévoiler des informations compromettantes sur les abus de nos gouvernants à l’étranger, et notamment sur leurs compromissions vis-à-vis des pétromonarques, qui ne reculent devant rien pour renforcer leur influence à travers le monde.

En clair, la raison d’État permet à l’Exécutif d’agir comme bon lui semble sur l’échiquier international, en empêchant tout contrôle parlementaire dissuasif vis-à-vis de ses activités illégales et clandestines. Or, ces opérations sont financées par nos impôts et menées en notre nom, mais sans notre consentement, et sans même que l’on n’en soit informé autrement qu’à travers les révélations de journalistes courageux, tels que Georges Malbrunot. Nous tenions donc à saluer ses nobles combats contre la déraison d’État, au vu des catastrophes engendrées par l’aveuglement de nos élites – en particulier depuis les « printemps arabes ». Qu’il soit assuré de notre modeste soutien en cette période difficile, dans un contexte où notre gouvernement fait preuve d’une défiance de plus en plus préoccupante à l’égard des journalistes. La liberté de la presse n’est pas un vieux principe dépassé. Plus que jamais, la défense de cette règle est l’un des enjeux majeurs de notre époque, du moins pour celles et ceux qui se préoccupent de l’avenir de nos démocraties.

Pour conclure, nous rappellerons cette célèbre citation d’Albert Londres, dans laquelle il expose sa définition d’un métier que notre chef de l’État méprise ouvertement : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur, et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie. »

Maxime Chaix

Deep-News