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PAR FABRICE ARFI ET KARL LASKE

L’ancien président n’a pas hésité à désavouer à de nombreuses reprises sur procès-verbal ses deux lieutenants de toujours, Claude Guéant et Brice Hortefeux. « Je n’avais aucun élément pour connaître ce qu’était la réalité de leur vie », a-t-il déclaré, dénonçant des « fautes » et des fréquentations « incompréhensibles ».

La stratégie n’est pas sans risque. Pour tenter de se sortir de la nasse judiciaire dans l’affaire des financements libyens, Nicolas Sarkozy a fini par désavouer à de nombreuses reprises devant les juges d’instruction ses deux lieutenants de toujours, Claude Guéant et Brice Hortefeux, qualifiant leur comportement en Libye de « faute », leurs décisions d’« erreurs » et leurs fréquentations d’« incompréhensibles », selon les 139 pages de procès-verbaux d’interrogatoire dont Mediapart a pu prendre connaissance en intégralité.

En se dissociant de la sorte, il valide ainsi les soupçons judiciaires qui pèsent sur ses collaborateurs dans l’affaire libyenne et, avec, l’enquête qu’il a tant critiquée publiquement depuis des années.

« Je n’avais aucun élément pour connaître ce qu’était la réalité de leur vie si tant est qu’on connaît [sic] réellement la vie de qui que ce soit », a dit l’ancien chef de l’État au sujet des deux hommes, qui, entièrement dévoués à la conquête sarkozyste du pouvoir puis à son exercice, ont travaillé sous son autorité hiérarchique, institutionnelle et politique pendant de longues années. « C’est encore plus vrai pour ceux qui nous entourent, ceux qu’on aime et qui peuvent parfois nous décevoir », a ajouté Nicolas Sarkozy, invoquant Socrate et Kierkegaard.

Ces considérations philosophiques semblent avoir eu peu de prise sur la conviction des juges qui ont décidé, lundi 12 octobre, à 20 h 52, au terme de quatre jours d’auditions fleuve, de mettre en examen Nicolas Sarkozy pour « association de malfaiteurs », une première dans l’histoire judiciaire française pour un ancien chef de l’État.

Nicolas Sarkozy, qui est présumé innocent et conteste vigoureusement la moindre malversation, était déjà été mis en examen depuis 2018 pour trois autres incriminations pénales dans ce même dossier : « corruption », « recel de détournements de fonds publics [libyens] » et « financement illicite de campagne électorale ».

Affirmant mettre ses « tripes sur la table » et appelant au « bon sens » des magistrats, dont il qualifie toutefois certaines hypothèses d’enquête d’« intellectuellement stupides » et sans hésiter à leur reprocher des questions qu’ils n’auraient pas à « poser dans un cabinet de juge d’instruction », Nicolas Sarkozy a développé, au bout du compte, une approche de défense extraordinairement banale : si ses proches ont mal agi, ce n’est pas de sa faute à lui.

Le puzzle de l’enquête libyenne, tel qu’il prend forme depuis sept ans sous la conduite des juges Serge Tournaire hier, Aude Buresi et Marc Sommerer aujourd’hui, montre que la réalité judiciaire est peut-être un peu plus complexe dans cette affaire d’État inédite, dont les implications financières, diplomatiques et internationales sont considérables.

Nicolas Sarkozy est littéralement pris en tenaille par le soupçon judiciaire, impliqué, d’une part, par les actions menées « pour son compte » par ses plus proches collaborateurs et, d’autre part, par la manière dont lui-même, ministre de l’intérieur puis président de la République, a servi contre toute rationalité étatique les intérêts de la dictature libyenne en contrepartie d’un « pacte de corruption » noué, d’après les juges, dès 2005.

Un personnage en particulier a occupé des heures entières d’échanges entre Nicolas Sarkozy et les magistrats. Il s’agit de l’intermédiaire Ziad Takieddine, soupçonné d’être l’un des principaux agents de la corruption franco-libyenne présumée, qualifié tour à tour par l’ancien président d’« homme habile et sans scrupules », de « fou » et de « manipulateur ».

De nombreux témoignages d’officiels libyens et français, mais aussi d’innombrables documents obtenus par l’enquête, ont convaincu les juges que Ziad Takieddine avait, en dehors de tout organigramme officiel, joué un rôle pivot d’émissaire occulte du cabinet Sarkozy auprès du régime de Mouammar Kadhafi entre 2005 et 2007.

Jurant ne pas le fréquenter, tout en reconnaissant l’avoir rencontré deux fois au début des années 2000, Nicolas Sarkozy a répété à de nombreuses reprises « ne pas s’expliquer » et n’avoir rien su ni rien vu de l’étroitesse des relations entretenues sur le dossier libyen par Ziad Takieddine avec son directeur de cabinet Claude Guéant et son ministre délégué Brice Hortefeux. Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux sont par ailleurs amis depuis l’adolescence ; c’est comme un « frère », avait dit un jour le premier au sujet du second.

« Je découvre les rapports de Ziad Takieddine avec Claude Guéant. Vous me demandez si c’est incompréhensible, la réponse est oui », a notamment affirmé Nicolas Sarkozy. Cela semble avoir toutefois laissé les juges sceptiques, qui, comme l’ont déjà rapporté Le Parisien et Le Point, ont demandé à l’ex-président : « Claude Guéant est-il crédule à ce point pour se faire rouler dans la farine pendant des années par Ziad Takieddine ? »

Et Nicolas Sarkozy de répondre, impitoyable : « Il faut bien le croire, hélas. En tout cas, cette crédulité vous ne pouvez pas la mettre sur mon compte. Pourquoi Claude Guéant a-t-il développé des relations dont je ne connais pas la nature avec Ziad Takieddine, je ne peux pas vous l’expliquer et d’ailleurs, ce n’est pas à moi de vous l’expliquer parce que ces relations de mon point de vue n’étaient pas professionnelles au sens où je ne les avais pas demandées. » Avant d’en remettre une couche : « Si la question posée est “Monsieur Guéant a-t-il tort de faire confiance à Ziad Takieddine ?”, la réponse est oui. »

« Je n’ai jamais demandé à Claude Guéant de voir Ziad Takieddine, jamais ni par oral ni par écrit. Il ne m’a jamais rendu compte des réunions avec Ziad Takieddine, je ne sais pas comment ni combien », a dit encore Nicolas Sarkozy.

Devant les juges, l’ancien président a sèchement démenti les affirmations que leur avait formulées quelques jours plus tôt sur procès-verbal l’ex-chef des services secrets intérieurs français, Pierre Bousquet de Florian (aujourd’hui directeur de cabinet du ministre Gérald Darmanin), qui avait conseillé à son ministre de tutelle Nicolas Sarkozy de se tenir à l’écart d’intermédiaires comme Ziad Takieddine.

Le message n’est, de toute évidence, pas passé, car, comme a dû l’admettre Nicolas Sarkozy, son ami et collaborateur de toujours Brice Hortefeux entretenait lui aussi une relation continue avec Ziad Takieddine. Sans lui en avoir, à l’en croire, jamais parlé.

« Je n’ai aucune connaissance du nombre de visites de Brice Hortefeux au domicile de Ziad Takieddine [elles sont très nombreuses, d’après les juges – ndlr]. Il ne m’en tenait pas informé, ne m’en rendait pas compte. Il savait d’ailleurs depuis le début combien instinctivement je n’aimais pas Ziad Takieddine », a assuré Nicolas Sarkozy.level 2JambonBeurre1Karl Marx Score hidden · 2 hours ago

Et de poursuivre : « Brice Hortefeux connaît Ziad Takieddine dans des conditions qui sont extérieures à moi. Claude Guéant connaît Ziad Takieddine, voit Ziad Takieddine, vous l’avez établi vous-même. Leur connaissance de Ziad Takieddine est indépendante. Ils n’ont pas de réunion à trois […]. Est-ce une erreur pour Claude Guéant et Brice Hortefeux d’avoir des rapports avec Ziad Takieddine ? Je ne peux dire que oui. Cela fait-il de moi le commanditaire de ce que fait en Libye Ziad Takieddine ? Non, c’est impossible de dire une chose comme ça », a dit Nicolas Sarkozy aux magistrats instructeurs.

Usant de l’antiphrase, dont il est coutumier, Nicolas Sarkozy interroge à son tour les juges : « Si ce qu’avait à faire Ziad Takieddine était si important et si sensible, pourquoi ne le verrais-je pas, pourquoi ne le recevrais-je pas ? Si cela concernait un pacte de corruption, je sous-traiterais ? Quelle est la logique ? C’est sensible, c’est du financement, et jamais je ne le vois. » À moins que ce soit précisément pour cette même raison qu’il faille des fusibles entre lui et l’intermédiaire ? Simple hypothèse…

Le problème est de taille pour Nicolas Sarkozy et l’ancien président semble l’avoir parfaitement compris. Pour cause : à trois mois d’intervalles, entre septembre et décembre 2005, Ziad Takieddine a organisé des déplacements en Libye de Claude Guéant puis Brice Hortefeux et, dans le dos des autorités diplomatiques françaises sur place, leur a fait rencontrer secrètement sur place un dignitaire libyen de haut rang, Abdallah Senoussi, l’un des corrupteurs présumés, d’après l’enquête.

Mais Abdallah Senoussi, alors chef des services secrets militaires libyens et beau-frère de Kadhafi, est plus qu’un dignitaire : c’est un terroriste d’État, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité et recherché par la justice française pour avoir organisé l’attentat contre l’avion de ligne DC-10 d’UTA au moment où, à deux reprises, les deux plus proches lieutenants de Sarkozy le rencontrent confidentiellement à Tripoli.

« Je n’ai jamais demandé une telle réunion, et si on m’avait demandé mon avis là-dessus, j’aurais clairement dit non. Je vais même plus loin, si on me demande si c’est une erreur, oui, pour moi, c’est une erreur, voir Abdallah Senoussi est une erreur, se laisser conduire par Ziad Takieddine chez Abdallah Senoussi est une erreur. Abdallah Senoussi est recherché par la justice internationale, on n’a pas de contact avec lui, c’est un criminel. C’est ma position », a affirmé Nicolas Sarkozy.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Nicolas Sarkozy a assuré que ni Claude Guéant ni Brice Hortefeux ne l’ont informé de leur rencontre avec un terroriste recherché par la France, alors qu’ils estiment l’un et l’autre avoir été « piégés » par Ziad Takieddine, qu’ils ont toutefois continué de fréquenter pendant des années après…

« Que voulez-vous qu’il me dise ? C’est fait, c’est fait. J’aurais fait quoi ? », s’est défendu Nicolas Sarkozy sur cette inquiétante absence de communication avec Claude Guéant notamment.

« Je vois bien l’idée que vous avez derrière la tête d’un pacte de corruption qui aurait pu être noué avec cette personne qui avait un mandat d’arrêt. Me prenez-vous pour un fou ? Vous, vous me mettez dans une histoire où j’envoie Claude Guéant pour négocier avec un criminel [Senoussi] et un cinglé [Takieddine] un prétendu pacte de corruption ! Cela n’a aucun sens », a tempêté l’ancien président à l’attention des juges.

Question des magistrats : « Comment expliquez-vous, au vu des mises en garde de la DST [services secrets intérieurs français – ndlr] sur le risque qu’Abdallah Senoussi s’invite lors de réunions officielles pour négocier la levée de son mandat d’arrêt que Claude Guéant ne vous dise rien de cet incident, sauf à supposer qu’il n’était pas fortuit ? »

Réponse de Nicolas Sarkozy : « Je ne sais pas comment faire, c’est à se taper la tête contre les murs […]. Vous n’avez aucun élément me liant à Senoussi. »

L’ancien président a toutefois reconnu le « manque de discernement » de Claude Guéant et Brice Hortefeux, avec lequel il a également été obligé de prendre ses distances malgré l’amitié qui les lie : « Brice Hortefeux connaissait Ziad Takieddine bien avant moi […]. Il voit, dit-il, de manière subreptice Abdallah Senoussi. Même réponse que pour Claude Guéant, c’est une erreur […]. C’est une faute pour l’un comme pour l’autre. En revanche, en quoi cela pourrait m’impliquer ? »

D’après les témoignages d’Abdallah Senoussi et Ziad Takieddine, les rencontres secrètes Guéant/Senoussi puis Hortefeux/Senoussi en Libye ont été l’occasion de négociations sur des versements occultes en vue de l’élection présidentielle de 2007.

Et de fait, dans les semaines qui ont suivi ces deux rendez-vous, les services dirigés par le même Senoussi ont envoyé six millions d’euros sur un compte offshore de Takieddine.

Mediapart