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par Michel Juffé

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Observant la conjonction de l’épidémie de Covid et de la décapitation d’un enseignant, le philosophe Michel Juffé propose une réflexion originale et puissante sur quatre concepts politiques-clé. La laïcité, qui partage son étymologie avec «laos» (le peuple), ne signifie pas la substitution d’élites religieuses par des élites civiles, mais représente une autorité qui procède du peuple lui-même, et non de clercs. Pourtant, aujourd’hui, le «laos» participe-t-il vraiment à l’élaboration de ce qu’il nomme santé et sécurité ?

La décapitation d’un professeur de collège, qui avait décidé d’illustrer la liberté d’expression par une présentation des caricatures que Charlie hebdo a rééditées au début du procès de la tuerie de la plupart des membres de sa rédaction en 2015, a soulevé une émotion importante, mais non sans précédent. Notamment, disent de nombreux commentateurs, parce qu’elle est un affront à la République et à son «socle» : la laïcité. Ils se réfèrent à la loi de 1905, sur la séparation des Églises et de l’État.

Or, la loi de 1905 ne parle pas de laïcité. Elle commence ainsi : «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public» (Titre Ier, article 1). «La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte» (Art. 2, début). Il est ensuite question de l’attribution des biens des établissements publics religieux aux associations qui les remplacent. (Art. 3 à 10). Les édifices des cultes restent propriétés des institutions publiques (avec de nombreuses exceptions – art. 11 à 17). Les frais des cultes sont assurés par des associations 1901, qui ne peuvent être subventionnées par l’État et autres collectivités publiques (art. 18 à 24).

Une police des cultes (titre V) est instaurée, dont l’article 31 est souvent cité : «Sont punis […] ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte.» L’article 34 punit lourdement les «ministres du culte» qui outragent ou diffament «un citoyen chargé d’un service public». L’article 35 punit toute expression publique contenant «une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique», ou si elle tend à «soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres», et plus encore si elle provoque «sédition, révolte ou guerre civile.»

L’invocation de la laïcité et de la liberté d’expression

Ainsi, l’indifférence des pouvoirs publics par rapport aux croyances et à leurs manifestations cultuelles ne connaît qu’une limite : celle qui protège l’ordre public, c’est-à-dire les lois et les institutions de la République, et les agents des services publics qui les font vivre.

L’important est le retour à la sphère privée des lieux et exercices de culte, qui n’ont plus à se mêler d’ordre public. Sans pour autant chercher à les supprimer, comme le firent les artisans de la Révolution française. La laïcité peut-elle être réduite à cette séparation ?

Ferdinand Buisson, un des inspirateurs de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, associait laïcité et sécularité : «La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, la constitution de l’État-civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation.»

Pour moi les deux processus sont indépendants l’un de l’autre, même s’ils peuvent se conforter mutuellement. La «sécularisation» signifie qu’il n’y a plus lieu de se référer à une autorité transcendante, que ce soit celle d’un Dieu, de divinités, voire d’une Terre divinisée (Gaïa). La source de nos connaissances concernant le destin de l’humanité, et de la nature en général, est complètement à notre portée, elle peut être appréhendée par l’expérience et, précisément, par l’expérimentation scientifique et artistique.

L’autorité confisquée, au détriment du peuple

Mais la sécularisation peut, dans un mouvement contraire, s’accompagner d’une exclusivité de l’autorité (que pour l’instant je prends en un sens vague), dévolue à une «élite républicaine» : les savants, les grands corps de l’État, les «intellectuels», les experts en tout genre, les élus locaux et nationaux. Ces «décideurs» peuvent consulter les citoyens et les résidents, mais c’est surtout pour faire de la «pédagogie» (assénée depuis le début de la pandémie du Covid). La laïcité, dans cette conception, consiste donc à s’affranchir de toute autorité religieuse, tout en permettant aux religions et autres courants de pensée de s’exprimer et de faire des adeptes. Mais ils ne doivent en rien interférer avec l’autorité de la République, portée par les dirigeants politiques.

La laïcité, entendue comme la déprise, la libération des prêt-à-penser et des prêt-à-croire, reste, c’est sous-entendu dans la loi de 1905 (et pour la plupart des dirigeants politiques actuels), le remplacement des autorités théologico-politiques par des autorités civiles, mais n’incite pas directement à plus de démocratie, c’est-à-dire au «gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple» (art. 2 de la Constitution). L’article 1 de la Constitution de 1958 mentionne la laïcité à côté d’autres termes clefs non définis : «La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée» C’est un peu vague pour des principes aussi importants.

Précisons ce qu’est l’autorité, car, en retour, cela nous aidera à comprendre ce que peut être la laïcité dans sa pleine extension, et pas seulement comme «séparation» des autorités civiles et des autorités religieuses, et le maintien de celles-ci dans la sphère privée.

L’autorité avise, le pouvoir effectue. Cette séparation est comprise et prônée par les philosophes rationalistes. Pour Hobbes, le peuple est l’autorité (auctoritas), qui délègue le pouvoir au roi (artifex). Pour Spinoza et Locke, le peuple élit des représentants, qu’il peut toujours récuser. L’autorité devrait être avisée, juste, clairvoyante, et même prévoyante. C’est ainsi que ceux qui la respectent (élus, associations de citoyens, particuliers) y consentent. Ce n’est pas une obéissance passive. On peut consentir de deux manières : en étant convaincu, par des arguments, de la véracité ou de la portée d’un avis rendu ; en étant persuadé par des exemples flagrants, explicites. Dans les deux cas, la discussion est possible et le débat est nécessaire, car la vérité n’est pas préétablie. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est inventée selon la fantaisie des interlocuteurs, mais découverte, entendue, comprise.

L’autorité peut être abusive : à la place de l’argumentation, la coercition, voire la terreur ; à la place de la persuasion, la séduction. Le consentement est alors forcé : toute action publique qui s’ensuivra sera mal accomplie, car imposée et non acceptée. C’est, en principe, le rôle des parlements (nationaux, régionaux) d’éviter l’obéissance passive des citoyens face aux membres des exécutifs. C’est aussi le rôle des autorités indépendantes, qui sont supposées ne pas être subordonnées aux exécutifs. Mais, en France, en pratique, nous voyons bien l’excès continuel d’autorité des exécutifs, à commencer par celui d’un président de la République qui tient tous les rôles à la fois.

Nous sommes loin du besoin de rétablir l’autorité, au sens d’un commandement à exercer avec plus de fermeté, par des personnes plus ou moins «autoritaires». La fermeté, il en faut, mais c’est sans rapport direct avec l’autorité.

Dans une République démocratique, l’autorité n’émane pas – sauf si elle est usurpée – d’une réalité supérieure, d’une vérité éternelle, d’un dieu tout-puissant et omniscient, d’un «guide suprême», mais de l’expérience humaine. Cela signifie que, précisément, elle résulte d’une recherche, d’une enquête, d’accumulation d’indices, de preuves. Elle n’est attachée à aucune certitude, nous y reviendrons avec les questions de santé publique. Je le répète : l’autorité avise et on lui demande d’être avisée, de porter des jugements, des appréciations sensées.

L’autorité laïque

Revenons à la laïcité. Elle s’accommode d’une autorité publique dont les sources d’inspiration sont des productions humaines, des interactions entre groupes sociaux, des transactions (selon le terme de John Dewey) entre divers individus ou parties d’une société. Cette autorité n’est pas figée dans des certitudes, mais évolue avec les modes et conditions de vie, même si elle présente aussi d’indéniables continuités, liées aux caractères particuliers de l’espèce humaine. L’autorité laïque émane du peuple, dans son existence réelle, et non hypostasiée dans un idéal de l’humanité… de toute manière définie à partir de modes et de conditions de vie particulières. Si elle se réclame d’une essence transcendante, d’une idéalité humaine ou surhumaine, elle cesse d’être l’autorité du peuple, pour devenir celle de classes, castes, ordres, corporations. Les représentants du peuple (députés, sénateurs, autres élus) sont supposés être délégués à l’exercice de cette autorité.

Ce n’est pas l’effet du hasard si le terme «laïc» dérive du terme «laos», «peuple». Laos a commencé à désigner la foule, par opposition au «démos» (le citoyen actif). Ce double sens a persisté chez les chrétiens, le laïc étant le fidèle obéissant, alors que le clerc était l’officiant, le directeur des mœurs et des croyances.

Cependant, dans la république romaine, Cicéron (106-43 avant notre ère) déclarait : «Le salut du peuple est la loi suprême» (De Legibus, – 53). La formule romaine érigeait le peuple en véritable personne morale, en entité digne de respect, en citoyens dont l’avis doit être pris en compte, puisque rien ne doit surpasser leur salut. Certes, mais qu’est-ce que le «salut» du peuple ? Il ne peut pas se limiter à des procédures de prise de décision publique. Ces décisions ont un contenu, elles veulent faire advenir des manières de vivre ou les préserver. On peut les appeler «prospérité», «sécurité», «liberté», «réalisation de soi», «bonheur», «salut de l’âme», «harmonie avec la nature», etc. Et chacune de ces formes de salut est susceptible de qualifications diverses. Certaines sont en réaction à des privations (de liberté, par exemple), d’autres cherchent à promouvoir un mieux-être. À cet égard, la définition de la santé par l’OMS ne manque pas d’intérêt, bien qu’elle soit hyperbolique : «La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité» (22 juillet 1946).

Le salut c’est donc en particulier la santé, très (trop ?) largement définie par l’OMS. Pour donner plus de portée politique à cette conception, disons qu’elle couvre, en termes de santé publique, tout ce qui concerne la protection des populations, où l’on distingue sûreté et sécurité. Cette protection est composée, en définitive, des garanties que les populations obtiennent en fonction de l’expérience acquise dans leur vie publique et privée. Autrement dit, la médecine, au sens large, naît de, et se développe par, ce que le peuple souhaite comme étant la «bonne santé». Cette affirmation peut paraître scabreuse, car le peuple n’a aucune connaissance médicale, mais il peut demander aux médecins de lui donner un avis éclairé, y compris sur ce qui est incertain.

La santé publique face à l’épidémie : responsabilité du peuple ?

Que pourrait être une politique sanitaire qui reposerait sur l’autorité du peuple, autrement dit sur un exercice laïc de l’autorité ?

L’actualité – durable – s’y prêtant, je prends l’exemple de l’épidémie de coronavirus. Nous avons vu toutes sortes d’autorités : médicales (elles-mêmes subdivisées en spécialités diverses), politiques, experts divers (en majorité économistes), quelques philosophes, représentants des syndicats patronaux et ouvriers, etc. Un conseil scientifique a été institué, le 10 mars 2020, composé de 12 membres dont 4 non-médecins. C’est la seule instance consultative officielle. Le conseil de défense et de sécurité nationale compte une quinzaine de membres permanents, moitié ministres et moitié hauts fonctionnaires. Ses délibérations ne sont pas rendues publiques.

Passons sur la cacophonie des opinions exprimées, sur la futilité de la plupart des sondages d’opinion (tout y est prémâché, aucune opinion ne peut s’y exprimer), pour en venir à l’essentiel : quand et comment l’autorité du peuple s’est-elle manifestée ? Jamais ! Autant pour le «grand débat» des citoyens ont été mobilisés, autant pour discuter des effets du réchauffement climatique une «convention citoyenne» de 150 personnes a été tiré au sort (dans un échantillon donné), autant les pouvoirs publics n’ont pas jugé utile de consulter les citoyens et les résidents (étant entendu que le diagnostic reste d’ordre médical) pour des questions aussi importantes que : comment se protéger ? comment protéger les autres ? comment agir envers eux qui sont infectés ? comment s’informer ? comment informer les autres ? qui peut conseiller qui, sur quoi ? Peut-être que les réponses auraient convergé ainsi : s’en remettre au corps médical et aux autorités en santé publique. Mais il n’est pas certain que les citoyens, à tous niveaux territoriaux, n’auraient pas cherché à prescrire des règles ou à demander à leurs élus de participer à la prescription de telles règles.

Au lieu d’un «dialogue» vertical entre ministères et autorités locales (avec toutes les tensions, irrésolutions, incompréhensions que cela a provoqué) et d’une «concertation» horizontale entre experts, on aurait pu imaginer une coopération dans la recherche, l’élaboration et la diffusion des informations et une écoute, locale et nationale, de ceux qui pouvaient apporter leur aide dans la prévention, les soins, les mesures de suivi, etc. Entre demander un avis à n’importe qui et n’importe comment et décider entre experts dûment qualifiés, il reste la place publique, c’est-à-dire des lieux où des citoyens peuvent se rassembler et discuter les mesures à prendre, y compris sur les sujets sur lesquels ils sont peu compétents, car leur avis fait autorité au moins d’un point de vue : leur perception des effets des mesures et leurs capacités propres à mettre en place des protections, même si perceptions et capacités sont diverses.

Il eut été possible, alors, d’appliquer des sanctions avec plus de fermeté, car il eut été clair pour (presque) tout le monde que les indications émanaient du laos, du peuple, non en tant que masse d’individus plus ou moins porteurs d’idées toutes faites, mais comme «assemblées générales» porteuses d’opinions construites, débattues, faisant par suite autorité, c’est-à-dire susceptibles d’un consentement éclairé. En ce cas, il eut été superflu d’opposer «sanctions» et «pédagogie». Parler sans cesse de «pédagogie» (et jamais de consultation, de concertation, de coopération), c’est plus ou moins consciemment présupposer que les citoyens sont des élèves à qui il faut enseigner la bonne conduite, et qu’il faudra punir s’ils ne s’y tiennent pas. Ce qui ne signifie pas qu’ils doivent «conduire» les hôpitaux, les forces de sécurité, etc. L’ironie étant que des responsables politiques présentent la «pédagogie» comme le contraire de prendre les gens pour des enfants, que la «pédagogie» est un moyen de rendre les gens responsables. Quelle absurdité !

Il n’est alors pas étonnant que les critiques et les attentes se concentrent sur le «grand frère» qu’est l’État, et en particulier le gouvernement et le chef de cet État. Alors qu’on se plaint de «l’absence d’autorité» sans comprendre que celle qui manque le plus est celle du peuple, lequel n’admettra toute autre autorité que s’il est reconnu dans la sienne. Autrement, s’il est admis qu’il est capable d’autorégulation.

Je ne peux pas en dire plus sur les formes que pourrait prendre la consultation du peuple, mais tant qu’il n’est pas fait appel à son autorité, à côté de celle des dirigeants et des experts, parler de laïcité reste confiné à la question des libertés d’expression des opinions, des cultes et des cultures. Ainsi la santé reste-t-elle, malgré les grands progrès de la médecine et de la chirurgie, une affaire quasiment privée, dont le prototype est le colloque singulier «médecin patient», même lorsqu’il s’agit de santé publique, de conduites collectives, de sécurité publique, etc.

Une véritable liberté d’expression, indépendante des pouvoirs

Venons-en à un deuxième exemple, qui hante les esprits depuis des décennies, hantise renforcée depuis les attentats meurtriers de 2015 et plus récents, et réitérée avec les procès de Charlie Hebdo et le projet de loi qu’Emmanuel Macron a présenté le vendredi 2 octobre 2020. Il est question – inséparablement – de la liberté d’expression (notamment de la presse) et des restrictions ou interdictions qui doivent être apportées à la propagande de «l’islamisme radical», lequel, loin d’exprimer une liberté de penser, tend à étouffer celle-ci en se réclamant de textes sacrés dits intangibles et indiscutables. Qui, en bon Français respectueux des lois de la République, ne rejetterait pas les principes, et les actes meurtriers, parfois à grande échelle, qui en découlent. Qui ne serait «Charlie» depuis que cette revue a été décimée et lorsque ses journalistes vivent constamment sous menace de mort ?

Certes, mais la «liberté d’expression» est en réalité bien restreinte, sans avoir besoin de menaces internes ou externes. Si je continue à prendre dans sa plus grande extension la question de l’autorité du peuple (donc, je le répète, de la laïcité), je me demande quand, où et comment le peuple peut s’exprimer librement. D’abord que veut dire «librement» ? Pour s’exprimer librement, il faut d’abord pouvoir s’exprimer (avoir accès à des lieux où la parole peut être entendue et disséminée), et s’exprimer sans crainte (d’être censuré, d’être moqué, d’être interdit de parole), avec une chance d’être écouté et si possible entendu.

Or que constatons-nous, au sujet même de la liberté d’expression (et de ses ennemis) ? Que n’en parlent publiquement que ceux dont la profession est de s’exprimer professionnellement et publiquement. Et avec quelles restrictions :

  • La soumission des médias aux emplacements et rythmes des annonces publicitaires. En 2019, l’État dépensait 3,8 milliards € pour les médias publics, pendant que les médias publics et privés engrangeaient 8 milliards € de recettes publicitaires. LCI, par exemple, chaîne d’information continue, nous offre 10 minutes de publicité toutes les demi-heures.
  • L’appartenance de la plupart des organes de presse à des grands groupes financiers ou industriels (par exemple, toujours avec les chaînes d’information : CNews : Bolloré ; LCI : Bouygues ; BFMTV : Drahi). Trois organes de presse écrite à grande diffusion – Le Canard Enchaîné, Charlie Hebdo et Médiapart – n’ont pas de recettes publicitaires et n’ont pour actionnaires que les rédacteurs et les lecteurs.
  • La très faible formation à l’argumentation et au débat, à la recherche de donnés, alors que toute personne «connectée» est soumise à un flot de données dont la plupart sont insignifiantes, brutes et souvent erronées ou caricaturales.
  • L’extension insidieuse d’une novlangue qui réduit fortement les capacités d’expression, y compris des professionnels. J’en propose un exemple condensé : «Évidemment, face à des problématiques compliquées, il faut ambitionner une stratégie pragmatique, avec un nouveau logiciel et une story qui casse les codes». Triomphe de l’illettrisme !

Le chemin est encore long, vers une libre expression du peuple, d’autant plus long qu’un ersatz remplace cette expression : l’utilisation frénétique et puérile des dits «réseaux sociaux», trop souvent «asociaux», porteurs d’une maladie très contagieuse : l’affabulation, propice à tous les fanatismes.

Comment mieux protéger les porteurs de lumières de ce ceux qui veulent les éteindre ?

Revenons au début : l’assassinat du professeur Samuel Paty. Qu’aurait-il fallu pour que celui-ci – et tous ses collègues victimes d’injures, coups et blessures et menaces de mort – puisse, en sécurité, assumer sa tâche d’explication et d’illustration des principes de la République, et notamment la liberté d’expression ? Je dirais – à la suite les considérations ci-dessus –, plus de laïcité, d’autorité et de sécurité.

De laïcité. La défense du droit d’expression n’est pas qu’une question scolaire et concerne toutes les populations, à commencer par celles qui cohabitent sur un territoire donné : quartier, village, ville. La France compte 7.230 collèges, à la rentrée 2020. La liberté d’expression (pour en rester à cet exemple) commence par la possibilité de s’exprimer publiquement, donc la possibilité de participer à des réunions publiques, d’en organiser, à commencer par les écoles, si présentes sur l’ensemble du territoire. L’initiative peut venir des enseignants, mais il serait plus laïc qu’elle vienne aussi, et conjointement, d’associations locales (y compris religieuses), des pouvoirs publics locaux, et d’autres partenaires. Au lieu que les enseignants soient à la fois isolés et pris dans le rapport infernal élèves/parents d’élèves/enseignants. Bref, apprendre la laïcité, c’est exercer la laïcité, dans et hors de l’école. Si un enseignant se sent membre d’un collectif, et que celui-ci dépasse les murs de l’école, il est beaucoup plus probable que ce corps social composite sera plus difficile à intimider, menacer et agresser qu’un individu supposé isolé.

D’autorité. Il est souvent répété que les enseignants ont perdu beaucoup de leur autorité. C’est vrai, mais non au sens usuel du terme. L’autorité des enseignants est fort restreinte, d’abord par la pression hiérarchique qu’ils subissent, ensuite par leurs formateurs et par les experts, internes et externes, du système éducatif. De plus, les parents d’élèves ont été pourvus d’une pseudo-autorité, venant d’une présupposition non-fondée : ils seraient les premiers éducateurs des enfants. Or, ils ne le sont – quand ils le sont – que pour la sphère privée. La première autorité publique – mais non la seule – pour des enfants mineurs (des collégiens en particulier) est celle du corps enseignant. Mais qu’est-ce qu’un «corps enseignant», qui ressemble beaucoup à un clergé de type catholique, puisque les connaissances, les modes d’enseignement et l’organisation jusqu’au détail près (succession des chapitres d’un programme, temps dévolus à telle «matière», horaires, etc.) sont fixés par un organe central national ? Rétablir (ou plutôt établir) l’autorité des enseignants serait faire d’eux des coauteurs des enseignements qu’ils délivrent, des manières d’enseigner, des participants à une évaluation collective des orientations de l’enseignement et à des bilans des moyens engagés par les diverses collectivités publiques.

De sécurité. Dans le cas précis du professeur Paty, il s’avère que celui-ci s’est retrouvé quasiment seul face aux plaintes et menaces dont il a été l’objet. Comme en témoignent d’autres enseignants ou ex-enseignants, devant se débrouiller individuellement. Pour que la sécurité des enseignants (et d’autres personnels éducatifs le cas échéant) soit assurée (sans garantie de protection absolue), l’éducation à la citoyenneté (dont fait partie celui à la liberté d’expression) pourrait s’établir sur diverses mesures, dont :

  • Un enseignement collectif, par l’ensemble des enseignants (et non réservé aux professeurs d’histoire- géographie) ;
  • Un enseignement qui mette la collectivité scolaire (enseignants, élèves et autres agents publics concernés) en contact étroit avec les collectivités territoriales ;
  • Des recours collectifs (auprès des exécutifs locaux, auprès des tribunaux) et des possibilités aisées d’expression dans la presse locale, lorsque des enseignants sont menacés et empêchés d’exercer cette formation à la citoyenneté ;
  • Une véritable mobilisation des médias locaux et nationaux pour contribuer à cette éducation (de vrais débats argumentés, des invités non-professionnels, des enquêtes et reportages, etc.), au-delà des commentaires plus ou moins avisés sur les «incidents» liés à son exercice.

Pour finir, en entrant dans le débat sur l’évolution des lois, il me semble que la laïcité pourrait faire l’objet d’un article de la Constitution française, en précisant, entre autres, qu’elle inclut la liberté d’expression et d’opinion, qu’elle promeut et protège l’autorité du peuple, qu’elle entraîne l’éducation du peuple à la citoyenneté et qu’elle respecte toutes les croyances en les éclairant.

Note de la rédaction : cet article était en grande partie écrit lorsque Michel Juffé a appris la mort du professeur Samuel Paty. Il l’a modifié et augmenté en conséquence. La nouvelle version a été publiée samedi 25 novembre à 20h37.

iPhilo