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Par Pervenche Berès, députée européenne de 1994 à 2019

Tous les quatre ans, l’élection présidentielle aux États-Unis tient le monde en haleine tant cet État pèse sur la scène internationale ; 2020 n’échappe pas à la règle.

Pour des Européens qui, il y a quatre ans, n’avaient pas voulu imaginer le pire, ni la victoire en juin 2016 du Brexit ni celle en novembre de Donald Trump, l’enjeu est de taille. L’expérience nous oblige à manier l’espoir avec prudence et à nous défaire de toute naïveté.

Après quatre années d’une présidence erratique, l’espoir est porté par le candidat démocrate, Joe Biden, ancien vice-président du président Obama, catholique d’origine irlandaise. Et, après l’élection, en cas d’alternance, le choix du Secrétaire d’État (ministre des affaires étrangères) et de l’entourage sera décisif compte tenu de la personnalité de Joe Biden.

Parmi les responsables démocrates, comment répartira-t-il les rôles en fonction des différents postes à pourvoir, choisira-t-il entre les progressistes ou les «démocrates de Wall Street» en partie restés au pouvoir durant les administrations Clinton et Obama ? Pour les premiers, comme Alexandria Ocasio-Cortez, Elizabeth Warren ou Bernie Sanders, les priorités portent sur la lutte contre les inégalités, la transition écologique – y compris grâce à une réindustrialisation des États-Unis – ou une nouvelle approche du commerce extérieur. Pour les seconds, dont certains considèrent Lawrence Summers ou Tim Geithner, secrétaires du Trésor ou conseiller durant les précédentes présidence
démocrates, comme des représentants parmi les plus visibles, l’administration doit ménager la force des acteurs de la finance américaine et du libre-échange Même s’il ne faut pas jouer le match à l’avance et se souvenir jusqu’au bout qu’un sondage n’est pas une élection, il n’est pas interdit de réfléchir à ce que l’élection de Joe Biden pourrait présenter comme changement pour les Européens et comment ils devraient s’y préparer en fonction de leurs propres priorités.

Sur la scène internationale, quel que soit le résultat, il y aura des continuités. L’attention grandissante portée par les États-Unis d’abord à la puissance de la Chine – alors que le déficit commercial des États-Unis vis-à-vis de ce pays s’est aggravé pendant le mandat Trump –, le désengagement vis-à-vis de l’Europe ou la non-intervention en Ukraine, Lybie, au Sahel, en Syrie n’ont pas commencé sous la présidence de Trump mais sous celle d’Obama et Biden. Mais, il y aura un changement de style et de méthode. Les objectifs vis-à-vis de la Chine seront les mêmes tout en abandonnant la seule priorité de faire changer cet État. La nouvelle administration devrait aussi compter davantage sur les réponses à apporter aux problèmes que connaît l’économie américaine elle-même et
chercher à renouer une relation apaisée avec les alliés traditionnels des États-Unis
au premier rang desquels l’Union européenne.

Cela pourrait bien être un défi pour l’unité de l’Union européenne tant la brutalité de l’administration Trump aura contribué à coaliser ses États membres. Face à ce que pourrait être la nouvelle offre américaine le risque existe de voir les États membres de l’Union européenne réagir en ordre dispersé en fonction de leurs intérêts commerciaux respectifs ou à leur conception du libre-échange et de leur capacité à se penser ou à penser l’Union européenne comme État/espace géostratégique.

Sur le Brexit, une victoire de Joe Biden apporterait un soutien à l’Union européenne dans sa recherche d’une solution viable à propos de la frontière irlandaise.

Pour le reste, les Européens ne devraient pas miser sur une reprise des grandes négociations engageant les partenaires transatlantiques : les échecs successifs de
l’AMI (l’Accord Multilatéral sur l’Investissement), d’ACTA (Accord Commercial Anti-
Contrefaçon) ou du TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) disent
que leur temps, qui fut aussi celui d’un libre-échange souvent naïf, est sans doute
révolu. Cela oblige les Européens à définir ensemble ce qu’ils attendent du renouveau d’une relation avec les États-Unis au lendemain d’une victoire du candidat démocrate. Cela ne va pas de soi tant l’Union européenne, fondée sur le marché intérieur, a longtemps pensé sa puissance d’abord comme seulement commerciale alors qu’elle doit aujourd’hui accepter d’articuler une pensée géostratégique face aux défis de souveraineté dans les relations transatlantiques, quel que soit le futur de l’OTAN. Or, ce n’est pas dans l’ADN de tous ses États membres certains continuant à penser puissance commerciale en dehors des questions de défense confiées à l’OTAN quels que soient les progrès récents.

Faut-il renoncer à la taxation du numérique pour vendre des voitures aux États-
Unis ? Il n’y a pas de neutralité du commerce extérieur et une conception moderne de la sécurité, et donc de la souveraineté, intègre – la crise de la COVID le démontre encore si besoin en était – au-delà des questions de défense, celle du numérique, des GAFA ou de la fiscalité et les travaux sur ces sujets à l’OCDE, des métaux rares, de la gestion des biens communs autour des questions de santé et de la maitrise d’un vaccin ou de la préservation de la planète.

Dans ces conditions, les Européens doivent se préparer à une certaine autonomie, à « compter sur leurs propres forces » y compris pour être ce partenaire d’équilibre
que Joe Biden pourrait espérer à défaut d’être un simple observateur de ce qui se
jouera entre les États-Unis et la Chine. Ils doivent aussi se préparer à faire valoir
leurs atouts, en s’appuyant là où c’est utile sur la société civile qui au sein des deux
espaces est mobilisée pour la transition écologique, contre les excès d’une finance
internationalisée ou contre les discriminations. C’est le cas pour la RDPD
(Règlement général pour la protection des données), la RSE ou la taxonomie, la
réforme du multilatéralisme qu’il s’agisse des règles du commerce international,
de l’OMC ou de l’organe de règlement des différends. De même pour l’OMS, que le
candidat démocrate dit vouloir réintégrer, les Européens pourraient plaider dès la
prochaine Assemblée générale, qui aura lieu mi-novembre, pour un renforcement
de l’organisation notamment en révisant le système d’alerte en cas d’urgence
sanitaire et de prévoir une meilleure coopération entre l’OMS et l’Agence
européenne de contrôle des maladies s’ils adoptent une position commune lors
de la réunion des ministres de la santé le 30 octobre.

C’est ce que le Président Macron a théorisé dans son interview à The Economist il y a un an ; c’est ce que dit le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, dans un interview au Monde le 15 octobre dernier lorsqu’il déclare que l’Union européenne doit être mieux préparée face aux nouveaux risques que sont le terrorisme, les menaces hybrides, la désinformation, les attaques sur les infrastructures critiques, et que Trump nous oblige à réfléchir aux « outils de puissance – économiques, financiers, commerciaux, etc. – nécessaires à la préservation de notre souveraineté. Les idées de taxe carbone aux frontières, de taxation des GAFA, de développement de nos capacités numériques et de
contrôle de nos données sont nées de cela », on pourrait ajouter la lutte contre le
blanchiment d’argent ; c’est le sens du discours prononcé par le Président du
Conseil européen, Charles Michel, lors de son intervention à l’Assemblée générale
des Nations-Unis : « L’UE veut être plus forte, plus autonome et plus ferme, pour
défendre un monde plus juste (…) avec une plus grande conscience de (sa) force,
avec plus de réalisme et, peut-être, moins de naïveté ».

Les 27 devraient se servir de l’agenda de discussions stratégiques, thématiques et
géostratégiques qu’ils se sont fixés pour travailler à une réponse commune à la
donne américaine qui sortira des urnes et pas seulement lors de leur réunion
dédiée à la sécurité et la défense prévue en février 2021.

Une victoire de Joe Biden le 3 novembre rendrait la différence plus grande encore
par l’impact international du changement de politique intérieure. C’est d’abord
vrai sur le plan économique où l’on peut s’attendre à un engagement de
l’administration Biden en faveur d’un Green new deal à l’américaine et un retour à
la lutte contre les inégalités même si sur la fiscalité des GAFA des incertitudes
demeurent…

Sur la politique intérieure, on se souvient que le Président Obama avait, parmi ses
trois priorités de campagne, la santé, l’environnement et la régulation de Wall
Street, arbitré en faveur de la première. Aujourd’hui, Joe Biden n’aura pas le choix,
il devra poursuivre les trois priorités dans le contexte de la COVID et du bilan de la
gestion de la crise sanitaire par Trump, de la dérèglementation des marchés
financiers au cours du dernier mandat et des engagements affichés durant la
campagne en faveur d’un plan de 2000 milliards pour parvenir à doter les États-
Unis d’une production électrique décarbonée à l’horizon 2035 et d’une économie
décarbonée à l’horizon 2050.

Cette approche nouvelle viendra en écho aux priorités définies pour l’Union
européenne par la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der
Leyen, autour du Green new deal.

Dans le même sens, on doit s’attendre à ce que l’administration Biden cherche à
réarmer l’industrie américaine. Sans tomber dans le protectionnisme, une telle
approche se retrouve dans les évolutions en cours au sein de la Commission
européenne et l’accent nouveau mis sur le besoin de redynamiser la base
industrielle de l’Union européenne avant même que la crise de la COVID ne
vienne souligner les dégâts de la dépendance européenne à l’égard de la Chine
mais aussi au besoin stratégique de disposer d’autonomie en matière
pharmaceutique ou d’équipement paramédical.

Ces dynamiques internes des deux côtés de l’Atlantique et le retour annoncé par
Joe Biden dans l‘Accord de Paris auront nécessairement des prolongements dans
l’approche des relations commerciales bilatérales sans retour pour autant à la
période pré-Trump. Sur la question des plateformes numériques, l’évolution aussi
pourrait venir de l’intérieur alors que les démocrates de la commission anti-trust
de la Chambre des représentants viennent de publier un réquisitoire contre leurs
pratiques anti-concurrentielles et que les autorités judiciaires américaines
poursuivent pour la première fois Google pour abus de position dominante.
Mais comme le pire et le meilleur viennent souvent des États-Unis, c’est sur leur
propre scène intérieure que l’impact de l’élection de Joe Biden pourrait être le
plus grand pour les États européens alors qu’en France le Rassemblement
national revendique sa filiation avec Trump. Le mandat de Trump, en laissant libre
cours, voire en jouant sur toutes les divisions qui minent et déchirent la société
américaine, en exacerbant le racisme et la xénophobie, en soutenant sans faille le
port d’arme, en laissant faire les complotistes de QAnon et la prolifération des
groupes d’extrême-droite fascisants, en ne luttant pas contre les fakes-news ou
les violences faites aux femmes, fragilise la démocratie. C’est cette évolution de la
société américaine que l’on retrouve avec un effet miroir dans une Europe aux
prises avec les mêmes maux.

Le populisme de Trump, quels que soient les débats à gauche sur l’emploi de ce
terme, trouve une résonance dans les démocraties européennes avec des régimes
qui s’en détournent sur le modèle de la démocratie illibérale mais aussi dans les
États dit démocratiques avec les tensions croissantes entre sécurité et liberté ou
autour du racisme, de la xénophobie, des cyber-attaques, de l’avortement, du
mariage homosexuel, de l’immigration clandestine ou non…

Le plus grand enjeu pour les Européens au regard de l’élection du 3 novembre se
jouera dans la capacité des États-Unis à relever les défis d’une démocratie
moderne après une présidence qui aura miné la fonction au risque de fragiliser la
démocratie elle-même.

C’est sur cette base que Joe Biden pourrait chercher à imprimer sa marque à une redéfinition du multilatéralisme avec un Sommet mondial de la démocratie même si les plus progressistes des démocrates tels que Bernie Sanders ou Elizabeth Warren préfèrent un engagement sur les enjeux de lutte contre la pauvreté. Pour les Européens, ce ne serait pas une question facile. Toutes choses égales par ailleurs, une telle initiative ressemblerait à l’idée de la Troisième voie[1]entre bilatéralisme et multilatéralisme. Elle se heurtera en tout cas à une approche plus inclusive du multilatéralisme telle que devraient la défendre les Européens.

[1] Initiative lancée en 1999 par Tony Blair, et pensée par Anthony Giddens, avec le soutien de Gerhard Schröder et Bill Clinton pour trouver une voie médiane entre la sociale démocratie et le libéralisme afin de contourner la gauche dite classique

Terra Nova