Étiquettes

, ,

Nathalie Segaunes,Ivanne Trippenbach

Le Président a fait la leçon à son ministre de l’Intérieur lundi matin à l’Elysée, furieux du fiasco de la proposition de loi Sécurité globale qui a dégénéré la semaine dernière en crise politique

Article 24: Macron reprend les commandes à Darmanin © Kak

La majorité a décidé lundi une « réécriture totale » de l’article 24 de la proposition de loi sur la « sécurité globale ». Gérald Darmanin a été entendu lundi soir par la commission des Lois de l’Assemblée nationale, après une visioconférence à huis clos en matinée avec les commissaires LREM aux lois, puis mardi après-midi avec l’ensemble du groupe.

Que reste-t-il, après la folle semaine que vient de vivre la majorité, de la « relation directe » avec le président de la République dont se prévalait Gérald Darmanin ? A l’Elysée lundi midi, Emmanuel Macron a exprimé une colère froide face au fiasco de la proposition de loi Sécurité globale. Et a laissé les participants à cette réunion de crise le faire savoir. Quant au ministre de l’Intérieur, sur la défensive, « il ne faisait pas le coq », sourit l’un d’eux.

« Je ne sais pas comment on s’est mis dans cette situation politique » alors qu’« une majorité de Français soutient les objectifs de la loi », a tonné le chef de l’Etat, qui avait convoqué en urgence, outre Gérald Darmanin, le Premier ministre Jean Castex, les ministres Eric Dupond-Moretti (Justice) et Roselyne Bachelot (Culture) et les présidents des groupes de la majorité à l’Assemblée (Christophe Castaner pour LREM, Patrick Mignola pour le MoDem et Olivier Becht pour Agir). « Comment en est-on arrivé à laisser penser qu’on pourrait limiter la liberté de la presse? » a-t-il insisté, irrité.

Au cours de ce huis clos, Bachelot, Dupond-Moretti et Mignola ont exprimé leurs réserves sur le fameux article 24, qui prévoit de pénaliser la diffusion dans une intention malveillante d’images des forces de l’ordre, et qui a mis le feu aux poudres. Pointant notamment l’absence totale de concertation préalable avec les syndicats de presse, alors que l’article touche à la loi de 1881 qui préserve la liberté de la presse.

« Parisianisme ». Seul contre tous, Gérald Darmanin a reproché aux détracteurs de l’article 24 de « ne lire que Le Monde ». Une antienne de l’ancien maire de Tourcoing, qui se prévaut régulièrement de ses origines provinciales et prétend « gêner le parisianisme ». Mais l’argument n’a manifestement pas convaincu Emmanuel Macron. « Ceux qui pensent que c’est un épiphénomène cantonné à la presse parisienne se trompent », a asséné le Président, conscient que les images du passage à tabac du producteur noir Michel Zecler par des policiers se comportant comme des voyous ont provoqué d’importants dégats dans l’opinion et mis à mal son autorité bien au-delà du périphérique. Pour clore la discussion, le chef de l’Etat a répété qu’il attendait toujours des « propositions » du gouvernement, notamment en ce qui concerne les discriminations, citant l’insulte « sale nègre » proférée par un policier sur ces images.

Concernant l’article 24, ajouté ric rac par Gérald Darmanin dans la proposition de loi Sécurité globale mais qui « provoque le trouble », le chef de l’Etat a tranché : il a exigé sa « suspension ». Un énorme désaveu pour le ministre de l’Intérieur, dont l’entourage affirmait juste avant la réunion à l’Elysée que le retrait n’était pas à l’ordre du jour…

Quelques heures plus tard, Christophe Castaner annonçait la « nouvelle écriture complète » de l’article 24, en le sortant du cadre de la loi de 1881, lors d’une conférence de presse transformée en ode à la République et aux libertés. « La France ne doit être le pays d’aucune violence, ni d’aucune atteinte à quelque liberté que ce soit, a-t-il insisté. En aucun cas, nous n’obligerons les journalistes à s’accréditer en manifestation. En aucun cas, la volonté de l’article 24 était de limiter la liberté d’informer.»

Semblant reprendre ses habits de ministre de l’Intérieur, Castaner a plaidé pour « l’équilibre » entre les droits fondamentaux et la protection des policiers. Le texte dépendant désormais du Sénat, qui doit l’examiner en janvier, le gouvernement ne pourra cependant l’amender qu’à son retour devant les députés.

Reste que le président du groupe majoritaire à l’Assemblée vit ces derniers jours comme une petite revanche : moqué en juin dernier lorsqu’il avait proclamé la « tolérance zéro » contre le racisme dans la police, débarqué sèchement en juillet, il a été consulté tout ce week-end par l’Elysée et Matignon afin de trouver une sortie de crise. Pas Darmanin.

«Castex, c’est la valise en kevlar de Macron. Il est là pour prendre les coups, mais pour autant, il va falloir que Darmanin arrête de s’essuyer les pieds sur lui»

Jusqu’à cette proposition de loi, Christophe Castaner se gardait de tout commentaire sur l’action de son successeur. Il est sorti de sa réserve dès les premières tensions sur l’article 24. C’est lui qui a demandé que soit organisée, le 19 novembre à Matignon, une première réunion pour réécrire l’article litigieux. « Castaner organise la fronde et dit en privé que c’est une loi liberticide », accusait alors un proche du ministre de l’Intérieur.

Si le président des députés En Marche s’est senti autorisé à monter ainsi en première ligne, c’est qu’il estimait avoir un large soutien dans la macronie. Partout, ces derniers jours, le procès du ministre de l’Intérieur était instruit, certains ne cachant pas leur satisfaction que Gérald Darmanin « se prenne une claque ».

Première « faute » du ministre de l’Intérieur, selon ses détracteurs au sein de la majorité : l’absence de concertation. « C’est une façon de faire inacceptable, dans n’importe quel domaine de politique publique », juge un député influent de la majorité.

« Subtilité ». Deuxième faute : « S’être servi de cet article comme point d’appui pour communiquer sur la ligne sécuritaire qui lui a été donnée ». Floutage des images de policiers en action, obligation pour les journalistes de s’accréditer en préfecture pour suivre une manifestation ou de se disperser après sommation… Autant de déclarations du ministre de l’Intérieur destinées à sculpter sa statue « d’homme de droite qui rétablit l’ordre », comme le résume l’un de ses collègues du gouvernement, mais qui ont hérissé encore davantage les journalistes. Sous ce quinquennat, jamais un tel niveau de tension n’avait été atteint entre la presse et la place Beauvau. Gérald Darmanin, chargé d’incarner la fermeté de l’exécutif sur les questions régaliennes, « a poussé le curseur trop loin, juge un proche d’Emmanuel Macron. Restaurer l’autorité, d’accord, mais un peu de subtilité ne fait pas de mal ».

Troisième faux pas: « Pour se sauver lui-même, Darmanin a créé un problème au sein de l’exécutif », résume un conseiller du gouvernement. « Darmanin s’est fait imposer jeudi matin par le Président une commission ad hoc chargée de réécrire l’article 24, relate un rouage de la macronie. Mais son cabinet a ensuite renvoyé la balle à Matignon, et tout le monde est tombé sur le Premier ministre alors qu’il n’y était pour rien ». Une mauvaise manière qui a fortement déplu parmi les proches du Président. « Castex, c’est la valise en kevlar de Macron, résume l’un d’entre eux. Il est là pour prendre les coups, mais pour autant, il va falloir que Darmanin arrête de s’essuyer les pieds sur lui ».

Cette crise marquera-t-elle un coup d’arrêt à l’ascension de Darmanin ? Une chose est sûre, l’ancien maire de Tourcoing n’a pas encore décroché son « permis poids lourd ». Et Macron n’a pas encore trouvé son Sarkozy ou son Valls pour l’Intérieur. « C’est injuste pour Darmanin car il ne fait que répondre à la commande de Macron », défend l’un de ses soutiens. « C’est un phénix, il renaîtra dans une semaine », relativise un conseiller.

Le politique « doit mener la danse politico-médiatique, sortir chaque mois, chaque semaine, chaque jour l’idée qui sera reprise, disséquée, médiatisée. L’idée pour laquelle on sera pour ou contre », préconisait l’ex-ministre des Comptes publics dans ses Chroniques de l’ancien monde (éditions de l’Observatoire). Une méthode qu’il ne maîtrise pas encore totalement, lui a signifié ce lundi le chef de l’Etat.

L’Opinion