Étiquettes
Anti-progressistes, décadences, néo-progressistes, Occident, post-progressiste
Pierre-André Taguieff

Depuis les années 1970, on dénonce le « mythe du progrès[1] », on s’indigne devant les « dégâts du progrès[2] », on met en accusation le « progrès meurtrier[3] », on annonce la « fin du progrès ». Le diagnostic d’une « crise du progrès » n’est pas nouveau : en 1936, le sociologue Georges Friedmann lui avait consacré une étude critique d’une grande acuité[4]. Elle s’est doublée, depuis les années 1970, d’une « crise de l’avenir[5] ». En 1998, l’historien Marc Ferro s’interrogeait sur les « sociétés malades du progrès ». Mais, depuis près de trois décennies, les jurés du grand procès fait au progrès ont rendu leur verdict : la mort[6]. Certains polémistes s’en félicitent, persuadés que le progrès est porteur de maux inédits dans l’histoire, qu’il produit des souffrances sociales nouvelles, voire des catastrophes de divers ordres jusqu’alors imprévisibles[7]. Et d’évoquer le changement climatique, la destruction de la biodiversité et l’épuisement des ressources naturelles. Tous veulent en finir avec le progrès, qu’ils le croient agonisant ou agissant toujours comme une machine folle et dévastatrice.
Anti-progressistes et néo-progressistes
Peut-être faut-il prendre au sérieux ce qui est devenu un refrain chantonné par les intellectuels « radicaux » de gauche et de droite, tandis que d’autres, se présentant comme les défenseurs de la raison, de la science et de l’humanisme, croient, tel Steven Pinker, pouvoir célébrer le « triomphe des Lumières » et dénoncer la « progressophobie » ambiante[8]. Ces derniers ne manquent pas d’énumérer les preuves chiffrées des progrès de divers ordres dus à la science et aux Lumières, non sans pointer les raisons de s’en réjouir : allongement de la vie humaine, amélioration de la santé dans le monde, baisse de la pauvreté, recul de la faim, baisse de l’analphabétisme, élévation du niveau de vie, diminution de la violence, diffusion de la paix dans le monde et hausse de la tolérance, multiplication des régimes démocratiques. Les anti-progressistes, quant à eux, soulignent les effets pervers de toutes ces « avancées » ou s’efforcent de les réduire à des illusions pieuses.
L’affrontement entre « progressophobes » et « progressophiles » se rencontre aujourd’hui dans toutes les familles politiques, d’une façon plus ou moins explicite et selon des rapports de force variables. Le catastrophisme véhiculé par le discours écologiste, nouvelle version de la thèse du déclin de l’Occident (ou plus exactement du monde occidentalisé), s’est inscrit dans la pensée sociale ordinaire.
Si la « mort du progrès » signifie la « fin des Lumières » ou la fin de la « religion du Progrès », elle signe la fin d’un régime de croyances définissant une époque qu’on peut appeler « progressiste » et qui tend à se confondre avec l’époque moderne. Face aux prophéties de la mort du progrès, de nouveaux optimistes veulent « sauver le progrès[9] », confirmant par cette réaction défensive l’incrédulité croissante à l’égard des croyances progressistes. Il faut dès lors compter avec la formation d’un camp néo-progressiste[10], dont les représentants s’efforcent de pointer les aspects positifs de « la modernité », sans mettre en question son unicité – ce qui revient à l’assimiler à la seule modernité occidentale. S’interroger sur le progressisme et son éventuel effacement, pour le déplorer ou s’en féliciter, c’est dès lors s’interroger sur ce que signifie la modernité, ses avatars et les signes de son épuisement.
La foi dans le progrès est analysée par ses critiques soit comme la néo-religion historiciste des Modernes, soit comme un mythe moderne rencontrant désormais une incrédulité croissante. Le philosophe et logicien Georg Henrik von Wright caractérise ainsi le « mythe moderne du progrès » : « On peut dire que la modernité a remplacé [les grands récits pré-modernes] par d’autres récits non moins absolutistes sur l’éducation de l’humanité vers la terre promise de la liberté et de la raison où elle devait entrer après l’effondrement des anciens dieux. Un de ces grands récits est celui que j’ai appelé le mythe moderne du progrès[11]. » Caractériser ainsi le progrès, c’est supposer qu’on a tourné une page majeure de l’histoire de l’Occident.
Définir l’époque post-progressiste
Supposons donc que nous soyons entrés dans une époque post-progressiste et tentons de formuler clairement la question épineuse : comment caractériser cette époque d’une façon non polémique, même si nous la percevons globalement comme répulsive, voire comme un nouvel « âge sombre » ? Comment penser la misère de notre temps sans nous contenter d’épouser les thèmes décadentistes des penseurs antimodernes, serait-ce avec panache ? Sans emprunter paresseusement au pessimisme historique de l’École de Francfort l’idée d’une « dialectique de l’Aufkärung » ? Sans répéter non plus le diagnostic désenchanté des théoriciens postmodernes sur la « fin des grands récits » ?
L’idée de décadence, qui suppose la référence à un âge d’or disparu et le recours à l’analogie de la chute de Rome, n’en permet pas une conceptualisation satisfaisante, même si, pour tel ou tel détail, elle peut exercer une fonction critique éclairante[12]. Où trouver en effet un tel âge d’or ? Dans la Grèce présocratique, à la Renaissance, à l’époque des Lumières, au « siècle du progrès » ? Ou, plutôt piteusement, dans les « Trente Glorieuses » ? C’est là encore recourir paresseusement au modèle d’une évolution linéaire, qui serait péjorative et non plus méliorative – une histoire descendante et non plus ascendante –, et risquer de sombrer une fois de plus dans une vision de l’histoire relevant du mythe. Au début de l’année 1938, faisant référence à la « Russie soviétique », Freud se contentait de noter : « Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie[13]. » La notion d’une néo-barbarie ou d’une barbarie modernisée, quant à elle, reste dans le registre de la polémique, et suppose le schème d’une régression ou d’une involution, ou encore celui d’un retour d’un passé maudit dans le présent, sur de nouvelles bases définies par l’industrialisation, l’impératif technicien ou la mondialisation. Il est difficile dès lors d’échapper à la thèse fondamentale du pessimisme culturel, ainsi formulée par Adorno : « Si la barbarie s’inscrit dans le principe même de la civilisation, il peut sembler désespéré de vouloir s’y opposer[14]. »
S’il faut reconnaître que le modèle de l’« inversion normative[15] » possède une valeur descriptive doublée d’un usage critique – par exemple, concernant les torsions de l’idéal d’égalité, face à l’affirmation action (discrimination positive) ou à un pseudo-antiracisme fonctionnant comme un racisme anti-Blancs non assumé[16] –, il n’échappe pas pour autant au registre de la polémique antimoderne et suppose la projection sur l’époque présente d’une idée d’origine théologico-religieuse, celle d’inversion généralisée : tout ce qui est sacré devient infâme et tout ce qui est infâme devient sacré. Ici encore, la nostalgie est la passion qui tient en laisse la pensée interprétative : on postule l’existence d’un ordre idéal perdu où tout aurait été à sa juste place, quelque chose comme un âge d’or de la normativité d’avant l’inversion. Certains sont portés à penser cet âge d’or comme une sorte d’état naturel qui, dans la modernité tardive, subirait un processus de dénaturation. Pour les penseurs chrétiens, il va de soi qu’un tel ordre perdu ne saurait se confondre avec l’époque moderne, qui a inauguré le mouvement de déchristianisation de l’Occident, ce qui voue la modernité à être perçue comme un phénomène de décadence ou d’éloignement indéfini de la bonne origine.
Quoi qu’il en soit, le « dérèglement moral » de l’Occident[17], dans la modernité tardive, se traduit par le spectacle d’un grand carnaval dans lequel nombre d’excès sont permis et certaines libertés interdites, à commencer par la liberté de critiquer les excès. D’où l’apparition d’un monde où règnent en même temps l’esprit de licence et l’esprit de censure. S’il y a inversion ou dérèglement, c’est dans ce paysage social paradoxal donnant à voir le rigorisme puritain s’insinuer dans de nouvelles bacchanales. L’hyper-conformisme intellectuel s’y pavane sous les noms scintillants de « liberté » et d’« émancipation[18] », embrigadés par des activistes sectaires qui chantent l’émancipation par le voile islamique et empêchent leurs contradicteurs, par des menaces ou des violences, de s’exprimer dans l’espace public. Les nouveaux maccarthystes d’extrême gauche qui, monopolisant la liberté d’expression, sévissent dans le champ universitaire, en France comme ailleurs, accusent de maccarthysme ceux qui, parmi leurs victimes, osent se rebeller contre la censure sauvage qu’ils exercent au nom de grandes causes (féminisme, antiracisme) dont ils s’emparent sans vergogne. Ils sont les principales réincarnations contemporaines de Tartuffe.
Dans cette perspective, on peut considérer que la fin de la chrétienté et celle des Lumières coïncident avec la modernité finissante, ou, si l’on préfère, avec la « fin de la Renaissance », comme l’a soutenu Julien Freund[19]. Notons au passage qu’il est difficile de se passer du recours à la formule « la fin de… » pour appréhender les conditions d’apparition des nouveautés ou des changements en tout genre – qu’on les juge bons ou mauvais –, et qui paraissent « enterrer » ce qui les précède. Car la plupart des « fins de » n’en finissent pas de finir. Il s’ensuit que le « post » du post-progressisme signifie moins un terme qu’un processus de métamorphose : après le progressisme, il y a toujours encore du progressisme, mais sous d’autres formes, souvent non identifiables. L’idée d’une sortie de civilisation, qu’on entende par là sortie d’« une » ou de « la » civilisation, fait partie des nouvelles évidences non dénuées d’équivoque. Car l’on n’échappe pas à l’oscillation entre les figures du « ne… plus » et celles du « pas encore ». La sortie d’un cycle historique est aussi bien une entrée dans un nouveau cycle, qui serait par exemple celui de la « civilisation numérique », s’il s’agit bien d’une civilisation. Mais cette entrée dans une ère nouvelle peut être illusoire.
Ce qui est sûr, c’est que la fin du progressisme comme vision du monde est le symptôme majeur de la fin de la modernité, qui apparaît désormais comme une parenthèse historique, mais dont la clôture reste indéterminée. Pour la penser dans sa complexité et son ambivalence, il faut se garder de la maudire à la manière des écologistes ou de la transfigurer, par exemple en chantant la « belle époque » des Lumières et de la foi dans le progrès, dont il n’est que trop facile d’exhiber les faces sombres – l’invention de la Terreur s’est faite au nom des Lumières. L’ambivalence de la modernité progressiste est la conséquence de ce qu’Adorno appelle le « caractère antinomique » du progrès[20], qui est orienté, d’une part, vers la maîtrise et la domination et, d’autre part, vers la rédemption et la réconciliation finale. C’est pourquoi les réenchantements nostalgiques sont aussi illusoires que les indignations rétrospectives.
L’Occident contre lui-même
Par ailleurs, à la suite de l’offensive intellectuelle menée par les tenants du postcolonialisme et du décolonialisme depuis les années 1980, le relativisme culturel et épistémique radical est devenu une position idéologiquement acceptable dans le champ universitaire et, plus largement, dans le monde des élites culturelles. Ce relativisme est imprégné d’une haine de soi croissante chez les Occidentaux. La civilisation occidentale « blanche » est accusée d’être coupable de la plupart des maux dont souffre le genre humain, comme en témoigne la condamnation prononcée par Susan Sontag en 1967 : « La race blanche est le cancer de l’Histoire humaine[21]. » La science elle-même est dénoncée comme « blanche » ou « occidentale » et accusée d’être au service du « capitalisme, » de l’« impérialisme », du « colonialisme », de l’« hétéro-patriarcat » et du « racisme ». D’où les appels à « décoloniser » tous les savoirs, ce qui implique de valoriser les « épistémologies indigènes » et de promouvoir les « savoirs autochtones ». Et bien sûr de dénoncer la laïcité en tant que masque d’une « islamophobie d’État » ainsi que « l’universalisme », cette invention trompeuse des Occidentaux modernes, ou plus précisément des « mâles blancs ». Or ceux qui s’engagent dans cette polémique anti-occidentale le font en brandissant le drapeau de l’« émancipation » et continuent souvent de se dire « progressistes ». La confusion atteint ici des sommets.
Ce qu’il s’agit de conceptualiser, c’est un mélange d’occidentalisation et de désoccidentalisation négatives du monde, et qu’il nous est difficile de nommer correctement, tant qu’il échappe à la pensée. On peut y voir quelque chose comme une interruption paradoxale du « processus de civilisation[22] » étudié par Norbert Elias, en ce sens que l’accélération des innovations technologiques faisant prévaloir la nouveauté des informations sur leur valeur de vérité et l’imprégnation décoloniale banalisant le relativisme culturel radical ainsi que la « cancel culture » tendent à pulvériser tous les principes et les freins mis en place au cours de l’époque moderne, à commencer par la liberté d’expression, l’égalité en dignité de tous les humains, le respect de l’adversaire dans les débats et le principe de tolérance. Ce sont là les conditions de possibilité et de fonctionnement de toute démocratie pluraliste, qui se trouve ainsi attaquée dans ses fondements et risque en conséquence de se réduire à un simple décor constitutionnel.
À cet égard, le cas d’Internet est exemplaire, notamment en raison de son ambivalence : il illustre un progrès dans la vitesse de diffusion de l’information mais tout autant une régression, en ce que la frénésie communicationnelle qu’il suscite détruit les conditions d’une pensée cohérente, d’une recherche patiente, d’une lecture méditative. La pensée binaire y règne. Les réseaux sociaux ne font pas que déformer les faits, ils créent une nouvelle réalité dans laquelle pensent et ressentent ceux qui s’y engagent. En rendant plus facile et plus rapide la communication, et en l’assujettissant à des émotions fortes produites par l’indignation et la dénonciation, les réseaux sociaux poussent à l’intervention permanente, à l’implication passionnelle et à l’enfermement dans l’instant, suscitant un état d’effervescence qui tend à rendre impossible la réflexion, laquelle suppose un effort continu, donc de la durée. Et cet état, qu’on peut juger pathologique, affecte autant la capacité de lecture que le goût de l’écriture.
C’est pourquoi l’enseignement des « humanités », surtout de la littérature et de la philosophie, est devenu si difficile. Comme la « musique classique », lesdites « humanités » sont devenues des terres culturelles étrangères pour la majorité des individus consommateurs. Simultanément, à l’ère des technologies numériques qui favorisent la diffusion des « fake news » et des croyances complotistes, la confiance dans le savoir scientifique s’érode. L’intérêt pour les dernières innovations technologiques chasse la passion de la connaissance désintéressée. La culture humaniste, d’origine grecque et judéo-chrétienne, n’est plus transmise que dans quelques cercles élitaires. La rationalité scientifique et les traditions culturelles européennes sont ainsi jetées dans les « poubelles de l’histoire ». Il y a bien quelque chose qui s’est perdu avec la banalisation de l’usage des réseaux sociaux. Cette perte peut être pensée comme une forme de déclin ou de décadence affectant la civilisation occidentale. Mais s’ils indiquent le problème, les mots « déclin » ou « décadence », chargés de représentations polémiques, ne constituent pas une véritable conceptualisation du phénomène.
Nihilisme ?
Le diagnostic de « nihilisme » revient souvent sous la plume des intellectuels contemporains. Mais, mis à toutes les sauces depuis un siècle et demi, le terme a perdu sa valeur conceptuelle. Il faut donc le redéfinir en chaque situation d’emploi. Albert Camus définissait sobrement le nihilisme par « l’impuissance à croire », et, plus précisément, « l’impuissance à croire ce qui est, à voir ce qui se fait, à vivre ce qui s’offre[23] ». En ce sens, le nihilisme est une fuite dans les abstractions, qu’elles soient d’ordre religieux, moral ou métaphysique. À l’âge post-progressiste, à l’exception notable des pays musulmans, la fuite ne se fait plus dans la religion ou dans la morale, mais dans la technologie et plus particulièrement dans le monde numérique.
S’agit-il d’une crise, d’un passage ou d’une rupture ? Ceux qui s’en inquiètent perçoivent le processus comme une menace pour les libertés individuelles, en ce que le capitalisme mondialisé se serait emparé du numérique pour modeler les représentations, les croyances et les émotions. Selon la sociologue Shoshana Zuboff, nous serions entrés dans ce qu’elle appelle « l’âge du capitalisme de surveillance », qui aurait été « inventé en 2001[24] ». Elle le définit comme « un nouvel ordre économique qui revendique l’expérience humaine comme matière première gratuite à des fins de pratiques commerciales dissimulées d’extraction, de prédiction et de vente », la destinant ainsi à « être traduite en données comportementales ». Elle considère que « les démocraties libérales ont livré l’architecture du futur numérique aux entreprises privées du secteur technologique dont elles dépendent à présent pour leurs capacités de surveillance[25] ». C’est pourquoi le capitalisme de surveillance apparaît comme « une menace pour la nature humaine, au XXIe siècle, aussi cruciale que l’a été le capitalisme industriel pour le monde naturel aux XIXe et XXe siècles ». Il y a là à la fois un vrai problème et l’apparition d’une nouvelle forme de catastrophisme, qui s’ajoute à la grande peur écologiste.
Décivilisation ou dissolution ?
Ira-t-on dès lors, comme la sociologue Nathalie Heinich, jusqu’à parler d’un processus global de « décivilisation[26] », au sens où la civilisation moderne se retournerait contre elle-même, l’accroissement de ses progrès techniques engendrant une multitude d’effets pervers qui finiraient par annuler les « acquis » de la civilisation moderne ? Ce qui ferait de celle-ci une civilisation hypermoderne qui prendrait la figure d’une contre-civilisation sans antécédent historique. On connaît la pointe d’Albert Einstein : « Le progrès technique est comme une hache qu’on aurait mise dans les mains d’un psychopathe. » L’avantage conceptuel d’une telle hypothèse est qu’elle se passe de la présupposition anhistorique d’un âge d’or. Elle revient à supposer que le processus de la « civilisation des mœurs », qu’on juge positif, est entré dans un régime d’auto-perversion, d’auto-négation ou d’auto-destruction. Il faut bien sûr se garder de penser ledit processus civilisateur, visant principalement le contrôle de la violence interindividuelle, comme un nouvel âge d’or.
Ce phénomène historiquement inédit, puisque lié à l’accélération technologique récente, peut être analysé à partir de trois modèles : celui de la confusion des valeurs (le bien ne se distinguant plus du mal, le vrai du faux, le beau du laid, le juste de l’injuste), celui de l’inversion des valeurs (le faux devenant le vrai, etc.) et celui de la relativisation radicale des valeurs, mode d’autodestruction de tout système de valeurs, qui, pour être consistant, implique une hiérarchisation. L’image d’une dissolution et celle d’une déliquescence viennent à l’esprit. D’autres suivent : décrépitude, corruption, dégradation, effondrement. Mais, dira-t-on, ce ne sont que des images. Peut-on penser cependant le phénomène négatif en question sans recourir à des images, des métaphores et des analogies ? Il se pourrait que nous soyons voués, dans ces domaines de la réflexion, à rester dans les limites de la pensée analogique ou symbolique[27]. En outre, le champ de l’argumentation ne se confond pas avec celui de la démonstration[28]. Pour les philosophes, l’analogie n’est pas un « simple relai », ni un « auxiliaire de la pensée qui se cherche[29] », et les métaphores ne se réduisent pas à des échafaudages. Il en va tout autrement pour le travail scientifique, s’il est vrai que « toute science doit partir d’une métaphore pour s’achever dans une algèbre[30] ». Voilà qui suffit à nous rappeler que la pensée philosophique, même lorsqu’elle se fixe des normes rationnelles empruntées à la science, ne saurait se transformer en pensée scientifique. Penser le sens et la valeur d’une époque reste une affaire philosophique.
Progrès et décadences multiples
Dans Histoire et décadence, Pierre Chaunu énonce ce postulat : « Pour qu’il y ait place pour la décadence, il faut qu’il y ait le progrès[31]. » Précisons : chez les Modernes, pour qu’il y ait place pour la décadence dans le champ des représentations et des croyances, il faut qu’il y ait la croyance au progrès. Selon Chaunu, à l’âge moderne défini par la foi dans le progrès, la décadence ne peut être pensée que comme contre-progrès, ce qui ne signifie pas barbarie. À suivre Elias, pour qu’il y ait barbarie chez les Modernes, il faut qu’il y ait civilisation comme fait global et comme conscience du fait civilisationnel. La barbarie peut ainsi être pensée comme un contre-processus de civilisation, c’est-à-dire comme une grande régression historique. Voilà qui nous conduit à relire Turgot qui, dans le « Plan du second Discours sur les progrès de l’esprit humain » (vers 1751), faisait cette remarque de grande importance : « Les progrès, quoique nécessaires, sont entremêlés de décadences fréquentes, par les événements et les révolutions qui viennent les interrompre. Aussi, ont-ils été fort différents chez les différents peuples[32]. » La leçon est à méditer.
Le progrès, bien que linéaire et nécessaire, portant en lui un risque de décadence, celle-ci est à penser comme « le négatif du progrès[33] », ce qui ne signifie pas négation de tout progrès. Une évolution globalement linéaire n’exclut ni les interruptions, ni les régressions, ni les détours imprévus. Pour les partisans de la conception nécessitariste du progrès, désormais sur la défensive, les décadences ne sont que des parenthèses dans la grande marche irréversible du progrès dans l’histoire. Mais cet optimisme historique nuancé se heurte à un ensemble informel de faits polémiques concernant l’état actuel de la civilisation occidentale, allant des passions négatives la visant (haine, mépris, ressentiment) aux causes objectives de son possible effondrement.
Certes, le rejet du progrès n’est pas nécessairement lié à la haine de l’Occident en tant que civilisation. Il n’est pas non plus un indice non ambigu de la fin de la modernité occidentale. Mais il constitue l’un des symptômes du profond malaise qui la traverse, dont dérive l’impossibilité de la définir d’une façon positive et consensuelle. Ce qui est sûr, c’est d’abord que l’Occident a perdu le monopole de la puissance, qu’il détenait depuis la fin du XVe siècle, ensuite que l’identité de l’Occident est devenue floue, comme en témoigne le fait que le mot « Occident » a largement perdu son sens, alors que, non sans paradoxe, l’occidentalisation du monde est criminalisée.
Crise de civilisation ou décadence finale
La question qui se pose aujourd’hui est celle de savoir si les phénomènes que nous percevons comme négatifs ou régressifs sont des indices d’une crise de civilisation ou des signes d’une décadence finale. Il faut reconnaître cependant que nous sommes prisonniers de couples d’opposés qui nous imposent un style manichéen dans la position des problèmes : civilisation/barbarie, progrès/décadence, etc. La simplification et la globalisation induites par ces termes constituent un obstacle rhétorique et conceptuel qui empêche de penser librement les phénomènes sociohistoriques. Les progrès et les régressions s’entremêlent au point qu’il peut sembler abusif et trompeur d’employer des expressions telles que « le progrès » ou « la décadence », qui incitent à l’essentialisme. Mais nous ne sommes pas les maîtres du lexique ni des usages langagiers. Nietzsche avait pointé la difficulté : « Dans tout effort de connaissance, on trébuche sur des mots pétrifiés, éternisés, et le choc rompra plus facilement la jambe que le mot[34]. » C’est pourquoi la désessentialisation est une tâche de tous les jours.
Le processus observable est en effet ambigu et paradoxal : la désoccidentalisation chaotique du monde suit comme son ombre son occidentalisation, dont les aspects pathogènes sont aujourd’hui, sous l’emprise d’une puissante mode intellectuelle transnationale, mis au premier plan (impérialisme, racisme, crise environnementale, etc.). Mais comment, sinon par une décision inévitablement subjective, cesser d’osciller entre la thèse d’une métamorphose incontrôlable de l’âge progressiste et celle d’une sortie convulsive de la modernité, qui pourrait signifier le début de la fin de la civilisation européenne ? Peut-être est-il sage d’imaginer le pire pour se donner les moyens de l’éviter.
[1] Georg Henrik von Wright, Le Mythe du progrès [1993], tr. fr. Philippe Quesne, Paris, L’Arche, 2000 ; Ronald Wright, La Fin du progrès ? [2004], tr. fr. Marie-Cécile Brasseur, Paris, Éditions Naïve, 2006 ; Jacques Bouveresse, Le Mythe moderne du progrès, Marseille, Agone, 2017.
[2]. CFDT, Les Dégâts du progrès. Les travailleurs face au changement technique, Seuil, 1977.
[3] Eugen Drewermann, Le Progrès meurtrier. La destruction de la nature et de l’être humain à la lumière de l’héritage du christianisme [1981], tr. fr. Stefan Kaempfer, Paris, Stock, 1993.
[4] Georges Friedmann, La Crise du progrès. Esquisse d’histoire des idées, 1895-1935, Paris, Gallimard, 1936.
[5] Krzysztof Pomian, « La crise de l’avenir », Le Débat, n° 7, décembre 1980, pp. 5-17 ; Pierre-André Taguieff, L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000.
[6] William Pfaff, « Du progrès : réflexions sur une idée morte » (1995), tr. fr. Jean-Pierre Bardos, Commentaire, n° 74, été 1996, pp. 385-392 ; Robert Redeker, Le Progrès ? Point final, Nice, Les éditions Ovadia, 2015.
[7] John H. Bodley, Victims of Progress [1975], 4e éd., Mountain View, CA, Mayfield Publishing Co., 1999.
[8] Steven Pinker, Le Triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme [2018], tr. fr. Daniel Mirsky, Paris, Éditions des Arènes, 2018.
[9] Peter Wagner, Sauver le progrès. Comment rendre l’avenir à nouveau désirable [2015], tr. fr. Nathalie Karagiannis, Paris, La Découverte, 2016 ; Étienne Klein, Sauvons le Progrès. Dialogue avec Denis Lafay, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2017.
[10] Matt Ridley, The Rational Optimist: How Prosperity Evolves, New York, HarperCollins, 2010.
[11] Georg Henrik von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., p. 68.
[12] Julien Freund, La Décadence. Histoire sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience humaine, Paris, Sirey, 1984 ; David Engels, Le Déclin. La crise de l’Union européenne et la chute de la République romaine – quelques analogies historiques, 2e éd. revue et corrigée, Paris, Éditions du Toucan, 2013.
[13] Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste [1939], tr. fr. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1986, p. 131.
[14] Theodor W. Adorno, Modèles critiques. Interventions – Répliques [1963-1965], tr. fr. Marc Jimenez et Éliane Kaufholz, Paris, Payot, 1984, p. 205.
[15] Chantal Delsol, intervention dans l’émission « L’Europe décadente de Julien Freund », 10 octobre 2020, https://www.youtube.com/watch?v=cjY7cdOmowg.
[16] Pierre-André Taguieff, L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2020.
[17] Philippe Bénéton, Le Dérèglement moral de l’Occident, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017.
[18] Sur les instrumentalisations et les corruptions idéologiques de l’idéal d’émancipation, voir Pierre-André Taguieff, L’Émancipation promise. Exigence forte ou illusion durable ?, Paris, Les Éditions du Cerf, 2019.
[19] Julien Freund, La Fin de la Renaissance, Paris, PUF, 1980.
[20] Theodor W. Adorno, Modèles critiques, op. cit., p. 158.
[21] Susan Sontag, réponse à l’enquête « What’s Happening to America ? », Partisan Review, hiver 1967, pp. 57-58.
[22] Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation [1939], Francfort/M., Suhrkamp, 1992.
[23] Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 90.
[24] Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir [2018], tr. fr. Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, Paris, Éditions Zulma, 2020, p. III.
[25] Ibid., p. V.
[26] Nathalie Heinich, « Le processus de civilisation est en train de se retourner en son contraire sous le coup des réseaux sociaux », 26 octobre 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/26/nathalie-heinich-le-processus-de-civilisation-est-en-train-de-se-retourner-en-son-contraire-sous-le-coup-des-reseaux-sociaux_6057351_3232.html.
[27] Pour une discussion, voir Jules Vuillemin, De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, Paris, Flammarion, 1967 ; Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, pp. 323-399.
[28] Chaïm Perelman, Le Champ de l’argumentation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1970.
[29] Ibid., p. 276.
[30] Max Black, Models and Metaphors : Studies in Language and Philosophy, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1962, p. 242.
[31] Pierre Chaunu, Histoire et décadence, Paris, Librairie académique Perrin, 1981, p. 69.
[32] A.-R.-J. Turgot, « Plan du second discours sur les progrès de l’esprit humain », in Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, Paris, Alcan, t. 1, 1913, p. 303.
[33] Pierre Chaunu, Histoire et décadence, op. cit., p. 81.
[34] Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux [1881], I, § 47, tr. fr. Julien Hervier, in F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, t. IV, Paris, Gallimard, 1970, p. 48