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Michel Juffé
Il manque en France une véritable doctrine englobant toutes les dimensions de la sécurité, laquelle excède de beaucoup les missions du ministère de l’Intérieur, selon Michel Juffé. Et, pour le philosophe, ce n’est pas le projet de loi de sécurité globale qui apporte de solution. Dans une société qui doute, la première question à poser est la suivante : que signifie être en sécurité ?
Né en 1945, le philosophe Michel Juffé fut conseiller au sein du Conseil général de l’écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l’eau, 2017), A la recherche d’une humanité durable (L’Harmattan, 2018) et dernièrementNietzsche lecteur de Heidegger (L’Elan, 2020).
Malgré l’enflure de son titre, le projet de loi sur la «sécurité globale» (octobre 2020) ne touche qu’une partie du code de sécurité intérieure, lequel traite de sécurité publique, de sécurité privée, de sécurité civile et de renseignement.
La «sécurité globale» ne vise que la sécurité publique, sous ses aspects organisationnels. Car bien qu’il soit question, avec une liste disparate, des formes de l’insécurité, il est surtout question de «l’ensemble des acteurs de la sécurité et de la sûreté autour d’un continuum de sécurité». On compte 250.000 policiers et gendarmes nationaux, 21.500 policiers municipaux et 165.000 agents privés de sécurité (chiffres de la Cour des Comptes). Il est donc question de clarifier les rôles et les missions de ces acteurs, et de définir les termes d’un partenariat des «sécurités du quotidien».
Des municipaux étroitement surveillés et voués à des tâches subalternes
La police municipale voit ses champs d’intervention renforcés, sous contrôle étroit des autorités de l’Etat. Grâce à quoi elle va pouvoir immobiliser des véhicules et saisir des objets ayant aidé à commettre des infractions. Mais attention, il faut les y former. J’épargne au lecteur les précautions inouïes prises pour que les agents municipaux puissent être habilités à exercer ces activités qui, apparemment, sont aussi difficiles à exercer que, par exemple, le déminage ou le pilotage d’un porte-avion.
Bref, les polices municipales restent des acteurs mineurs de la sécurité et rien n’est dit sur leur rôle de « proximité », autrement dit de prévention de la délinquance, de médiation entre populations et institutions, et de relation aux personnes fragiles ou en difficulté, en complément de l’action des services sociaux.
Une sécurité privée… de toute moralité
Les agents de sécurité privés voient leur rôle renforcé, tout en étant plus encadrés et évalués. Ils peuvent arrêter des personnes, avec l’accord des agents publics, et les remettre aux mains de ceux-ci. En cas de manquement à leurs règles de conduite, ils peuvent être épinglés sur le site du Conseil national des activités privées de sécurité́ [CNAPS].
La seule ville de Paris compte 748 sociétés de sécurité, 208 sociétés de systèmes de sécurité et 34 sociétés d’enquêtes. Quel contrôle pourrait-on exercer sur leurs activités et quelle vérification des qualités (techniques et morales) de leurs agents ? C’est ce que constatait la Cour des Comptes (rapport publié en février 2018) : certains employés de sociétés de sécurité sont des délinquants ; la plupart n’ont aucune formation ; les cartes professionnelles sont délivrées sans contrôle véritable ; le CNAPS, un établissement public, est entre les mains des sociétés de sécurité privées.
On peut y ajouter l’article 25, peu commenté, qui autorise les agents de la police nationale et les gendarmes à porter leur arme hors service, dans un «établissement recevant du public». Augmentant ainsi les risques de violences policière, de bavure et de dérapage.
Une surveillance à sens unique
Le titre III, sur la vidéoprotection et la captation d’image détaille leur usage et qui est habilité à les utiliser. «Le public est informé par tout moyen approprié de la mise en œuvre de dispositifs aéroportés de captation d’images et de l’autorité́ responsable, sauf lorsque les circonstances l’interdisent ou que cette information entrerait en contradiction avec les objectifs poursuivis.» (Art. L. 242-3). Autrement dit, le public est informé… si l’autorité publique y consent !
L’article 24 est devenu la vedette de ce projet de loi. Il dit : «Le paragraphe 3 du chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté́ de la presse est complété par un article 35 quinquies ainsi rédigé : ‘Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité́ physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police’». Cet article 35 s’inscrit dans une suite d’articles (29 à 35) qui répriment la diffamation et l’injure.
Or, porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique excède de loin la question de la diffamation. Dans le code pénal, il s’agit plutôt de meurtre, de viol, de torture, etc. Pour la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : «Toute personne a droit à son intégrité physique et mentale» (art. 3, § 1). Le champ défini est celui de la dignité et l’article porte principalement sur les manipulations abusives du corps humain.
Ainsi la question principale – masquée par toute une ébullition autour du «délit d’intention» – est celle de l’insertion de ce qui peut être un crime dans un texte sur la diffamation d’une loi concernant la liberté de la presse. C’est insensé, car cela assimile, subrepticement, le fait de filmer ou photographier un agent public à un crime plutôt grave (meurtre, usage illicite d’organes). Accessoirement, c’est un moyen de disqualifier la presse.
Une loi superflue
Pour conclure cet examen rapide du projet de loi sur la «sécurité globale», on peut se demander ce qui est «global», alors que cette loi est faite de bribes et de morceaux, d’attributions aberrantes et ouvre la voie, malgré ses prétentions, à un moindre contrôle des activités de sécurité, et à une surprotection des agents de protection de la population. Le rôle des citoyens et celui des associations qui pourraient œuvrer en faveur d’une sécurité préventive (je vais parler plus loin de prévention) est ignoré.
Cette loi est superflue, et entraîne des remous dont nous aurions pu nous passer. Elle-même est une atteinte à la sécurité, car elle ajoute de la confusion à la confusion.
Qu’est-ce qu’ «être en sécurité» ?
Si on parle de «sécurité globale» et de «continuum de sécurité», on suppose que cette vision globale existe, autrement dit qu’il existe un concept intégrateur des actions de sécurité. Que veut dire «être en sécurité» ? La sécurité est une dimension fondamentale de la vie humaine et de la vie tout court. Je vais, une fois de plus, citer Spinoza : «chaque chose, autant qu’il est en son pouvoir, désire persévérer dans son être». Persévérer dans son être, c’est ne pas disparaître, c’est aussi ne pas être diminué ou transformé de telle sorte que cet «être» soit altéré. Cela ne signifie pas rester identique à soi-même sans le moindre changement. Tout vivant se transforme et, à un degré élevé, l’être humain, par ses institutions, ses cultures, ses symboles. De ce fait, les actions de sécurité forment un ensemble très vaste, aux contours difficiles à définir, car l’appréciation de «désir de persévérer» varie avec ce qu’est la persévérance recherchée.
Que nous distinguions ou non le physique du psychique, la difficulté de cerner «ce à quoi nous tenons» est très grande. Par exemple, qu’est-ce que la conservation de l’intégrité physique ? On ne peut se contenter de dire que c’est garder le corps intact de toute blessure, car cela dépend de la manière dont on apprécie la perfection de son corps : la taille, le poids, la répartition des volumes, les capacités sensorielles, musculaires, la beauté, l’attrait sexuel, l’habileté manuelle, etc., entrent diversement en ligne de compte. Le corps n’est pas qu’un ensemble d’organes voués à des fonctions précises, mais quelque chose à quoi on accorde une valeur qu’on veut protéger. Alors, si on veut protéger le corps sous tous ces aspects, la sécurité devient un ensemble illimité.
C’est encore plus illimité si on parle d’intégrité psychique. Celle-ci ne s’arrête pas à des rapports entre individus, les uns risquant d’être victimes d’humiliations, séductions, coercitions et exercices de la terreur. La perte d’intégrité peut être très variable, selon les liens entretenus avec les proches, la vie sociale, professionnelle. L’immunité psychique est semblable à l’immunité physique : on est plus ou moins capable de faire face à diverses sortes d’adversités, de «résilience». On peut être résilient à une humiliation de type raciste et l’être peu à des allusions sexuelles. Nul besoin d’être un fervent adhérant à la psychanalyse pour comprendre que chacun de nous est fils d’une histoire où nos parents et ancêtres ont subi telle ou telle atteinte à leur intégrité et que cela marque, parfois pour longtemps.
Qu’est-ce que la sécurité publique ?
Le droit, depuis la Rome antique, distingue les personnes, les biens et les institutions. Le code de sécurité intérieure (2012) est plutôt précis et extensif : «L’État a le devoir d’assurer la sécurité en veillant, sur l’ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens.» (Art. L. 111.1). D’autres codes contiennent des mesures de sécurité : urbanisme, environnement, route, défense, santé publique, travail, mutualité, éducation, etc. Par exemple, dans les objectifs du code de l’urbanisme figurent : «4° La sécurité et la salubrité publiques ; 5° La prévention des risques naturels prévisibles, des risques miniers, des risques technologiques, des pollutions et des nuisances de toute nature» (art. L.101.2).
Le problème devient alors d’ordonner et, si possible, de hiérarchiser les actions à mener pour que les objectifs de sécurité publique soient atteints sans se contrarier les uns les autres.
C’est ce qui correspond à une doctrine de sécurité. Or, cette doctrine varie selon les domaines (risques dits naturels, terrorisme, corruption, etc.) et le vocabulaire est lui-même varié selon ces domaines. Pour prendre un seul exemple la sûreté nucléaire est du même registre que de la sécurité industrielle et non de la sûreté au sens de la déclaration des droits de l’homme. Il manque, dans notre pays, une véritable doctrine de la sécurité publique, qui, d’une part donne une unité d’action aux diverses branches de la sécurité, d’autre part permette d’articuler entre elles les diverses phases de l’action publique.
Je vais prendre une conception claire : la distinction entre prévention et réparation. Par exemple : les inondations (en temps «normal», 1er type de catastrophe au niveau mondial). Il existe des plans de prévention des inondations, qui visent : 1° à cartographier les zones de risque ; 2° à limiter ou interdire toute construction dans ces zones ; 3° à prendre des précautions pour limiter l’impact d’une inondation ; 4° à préparer les divers corps sociaux qui auront à intervenir en cas d’inondation, y compris les habitants. Sont également prévus les forces à mobiliser après l’inondation, les modes d’indemnisation et de reconstruction, etc. La prévention, bien faite, couvre toutes les phases de la mise en sécurité liées à une inondation. Ce schéma est applicable à tout type d’action de sécurité.
Je ne m’attarderai pas à la question des personnels à spécialiser, former, employer, organiser, pour mettre en œuvre une doctrine de sécurité. Car toute proposition de réforme sur les personnels dépend des missions confiées aux services publics de sécurité. Par exemple, le «Beauvau de la sécurité» n’abordera pas la question des missions, même dans le cadre restreint de la police nationale, mais celui des conditions d’exercice du métier. Quelles que soient ces missions et leur évolution, on peut cependant douter qu’une formation initiale d’un an soit suffisante pour qualifier des gardiens de la paix. Celle des infirmiers est de 3 ans, des instituteurs de 2 ans (après une licence), des assistants sociaux de 3 ans : tous métiers de contact avec des personnes.
Si une conception intégratrice de la sécurité prévalait, il deviendrait plus aisé de définir les missions des services publics et de les hiérarchiser, de coordonner souplement les actions sectorielles des diverses administrations d’État, d’accroitre la compétence des collectivités territoriales (et pas seulement celle des polices municipales), et d’impliquer les citoyens dans les mesures de prévention des dangers en tout genre (au lieu de leur vendre des dispositifs d’auto-défense). Tout cela mériterait un débat public national, et sans doute européen.