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Historien et romancier, Olivier Delorme est notamment l’auteur de La Grèce et les Balkans (3 tomes Gallimard, 2013) et de 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe (H&O, 2017). En ce jour funeste du 4 février, il revient sur la forfaiture qui a jeté un discrédit ineffaçable sur les « démocraties » européennes.

Olivier DELORME, Historien
Depuis le 7 juin 2001, on sait que, en régime d’Union européenne, le suffrage universel n’est plus qu’un simulacre. Ce jour-là, par 53,87 % des votants, les citoyens de la République d’Irlande repoussèrent la ratification du désastreux traité de Nice. Qu’en déduisirent les européistes ? Qu’adresser aux Irlandais un wagon de lourdes menaces et une pelletée de bons sentiments suffirait à les faire revoter pour qu’ils donnent la réponse qu’on attendait d’eux. Ce que les Irlandais firent en octobre 2002.
Puis il y eut les référendums français et néerlandais de 2005 sur le traité constitutionnel. Non et Non. Mais, en 2008, les larbins parlementaires locaux de l’UE décidèrent que ce double Non valait deux Oui. Et l’on administra donc, par lavement parlementaire, le copier-coller lisboète de l’essentiel du traité que ces peuples avaient refusé d’avaler. Forfaiture – de ces représentants indignes comme des chefs d’État et de gouvernement qui l’ont signé. Car enfin l’argument selon lequel Sarkozy avait annoncé durant sa campagne que, s’il était élu, il ferait ratifier un tel traité ne vaut pas un pet de lapin : ce que le peuple a rejeté, seul le peuple peut l’accepter, consulté sur ce seul objet et non lors d’une élection présidentielle, alors que le texte n’est pas même connu et que l’engagement figure dans le bric-à-brac d’un programme électoral, au même rang que la clause léonine figurant au bas de la quinzième page d’un contrat d’assurance.
Mais pourquoi, dès lors, s’arrêter en si bon chemin ? Lorsque les Irlandais s’aventurèrent de nouveau à repousser ledit traité de Lisbonne – cette fois par 53,40 % des votants –, on remit le couvert, assorti des mêmes menaces et des mêmes bonnes paroles qu’en 2001-2002. Puis vint la crise qu’à tort on qualifie de « grecque » et qui n’était que la phase aiguë de l’interminable crise résultant de la volonté de plier l’Europe entière au rapport pathologique des Allemands à la monnaie, lui-même né d’une hyperinflation des années 1920 manigancée par le patronat allemand pour échapper au paiement des Réparations d’un conflit mondial déclenché par le militarisme allemand. A ce propos, il faut répéter et répéter encore, puisque la doxa prétend le contraire, que le national-socialisme ne passa pas du néant au rang de première force politique allemande en raison du prétendument horrible traité de Versailles et de cette hyperinflation, mais à cause de la crise de 1929 du capitalisme américain non régulé, de son exportation en Allemagne par le retrait subséquent des capitaux américains, et de la réponse imbécile apportée à cette situation par le chancelier Brüning[1] : la déflation, c’est-à-dire la même réponse que celle que Merkel impose à la Grèce et à la zone euro grâce au vil consentement des « élites » des pays concernés.
En réalité, c’est principalement parce qu’elle était étouffée par un taux de change absurde au regard des fondamentaux de son économie depuis son entrée dans l’euro que la Grèce a accumulé, et va continuer d’accumuler, déficit commercial et dette. Mais elle n’est pas la seule ! On ne peut pas avoir les structures de l’économie du Portugal, de l’Espagne, de l’Italie, de la France, etc., et la monnaie de l’Allemagne. Et on ne change pas les structures d’une économie, héritées d’un passé long, en lui imposant un carcan monétaire qui l’asphyxie. Car l’euro n’est pas une monnaie commune, c’est une monnaie allemande. Et comme son taux de change se fixe bien davantage en fonction des économies les plus fortes que des plus faibles, mais comme il résulte aussi d’une moyenne entre elles, l’euro est toujours surévalué pour les pays les plus faibles qu’il affaiblit sans fin, et sous-évalué pour les plus forts (Allemagne, Pays-Bas, Autriche) qu’il enrichit sans limite. Les premiers se désindustrialisent, sont affectés par un chômage de masse, accumulent des déficits commerciaux qui, en dernier ressort, se transforment en dette. L’Allemagne et ses semblables accumulent des excédents commerciaux, encore augmentés par le recours à la main-d’œuvre à bas coût qu’ils peuvent puiser à volonté en Europe centrale et orientale grâce au principe de la libre circulation des personnes à l’intérieur du Grand Marché. Double pillage – et bien plus productif que la rapine de guerre.
Aux perdants, il ne reste plus qu’à baisser les salaires et les pensions, qu’à sabrer toujours plus dans les dépenses publiques, même les plus vitales – la défense, la santé, l’éducation – pour tenter, toujours en vain, de récupérer un peu de la compétitivité dont les prive le taux de change absurde qui les empêche d’exporter et qui rend moins cher d’importer que de produire chez soi. L’imposture fondatrice de l’euro prétendait, contre toute logique, que la monnaie allait faire converger les économies de la zone ; elle n’aboutit qu’à imposer aux plus faibles une déflation sans fin, qui finira par engendrer quelque monstre politique.
Or donc, les Grecs avaient voté en 2009 pour un Premier ministre, Georgios Papandréou, prétendument de gauche – ou de centre-gauche, comme on dit à présent pour euphémiser la trahison des gauches pour cause d’Europe. Et alors que le pays expirait sous le double poids de l’euro et de la crise déchaînée par la dérégulation néolibérale des marchés financiers (dont l’UE fut un des principaux moteurs), ce Premier ministre demanda l’aide de ses « partenaires » ; ensuite de quoi ceux-ci lui imposèrent de céder son fauteuil, le 11 novembre 2011, à un banquier non élu, ancien vice-président de la Banque centrale européenne, Loukas Papadimos. En réalisant ce coup d’État sans chars ni colonels, les putschistes en col blanc de Berlin, de Bruxelles et – hélas ! – de Paris lui confiaient la charge de faire avaler à son peuple l’imbécile déflation allemande sous la forme du premier des mémorandums qui sont une négation de tous les principes fondamentaux de la démocratie représentative sur laquelle l’Union prétend se fonder. Et comme ce putsch en col blanc avait réussi, on en opéra un autre, cinq jours plus tard, en remplaçant Berlusconi, le président du Conseil issu d’élections – de droite mais trop peu docile – par l’ancien commissaire européen Monti. En une semaine, l’imposture démocratique en régime d’Union européenne montrait toute sa malfaisante puissance : avis aux amateurs qui, dans l’avenir, auraient des velléités de s’émanciper du cadre !
Puis le peuple grec eut l’audace de voter contre cette déflation imbécile. La seule réponse fut bien sûr de tordre le bras au gouvernement issu de ces élections jusqu’à ce qu’il parte ou qu’il accepte de conduire la politique exactement inverse de celle sur laquelle il s’était fait élire. Pour maquiller la capitulation à laquelle il était résolu depuis l’origine ou pour tenter de l’éviter, Tsipras provoqua un référendum qu’il gagna avec plus de 61 % des voix refusant le Diktat européen, avant de s’asseoir sur ses résultats sans trop rechigner, comme on lui en intimait l’ordre à Berlin, à Bruxelles et – hélas ! – à Paris.
Le référendum néerlandais de 2016 (en plus, il n’était que consultatif, alors vous pensez !) qui dégagea une majorité elle aussi de 61 % hostile à la ratification du traité négocié en toute opacité – selon ses tristes habitudes – par l’UE avec l’Ukraine, ne connut pas un sort plus glorieux. Et il se dit aujourd’hui que les Italiens, qui ont voté en 2018 à près de 70 % pour un parti (le Mouvement 5 étoiles) ou une coalition dominée par un parti (La Ligue) hostiles à la poursuite de la politique de déflation, liée à l’euro, ayant embourbé le pays dans une récession sans fin, pourraient se retrouver avec un président du Conseil, ancien président de la Banque centrale européenne. Or, ce Mario Draghi fut à la manœuvre pour, d’une main, étouffer le gouvernement grec qui disait vouloir rompre avec cette même politique de déflation et, de l’autre main, fabriquer en quantité astronomique de la monnaie de singe destinée à permettre aux banques non de financer l’économie mais d’alimenter la spéculation financière et d’éviter l’effondrement des cours de bourse.
Décidément, en régime d’Union européenne, l’essentiel est bien de faire taire les peuples dès qu’ils prennent la parole : continuer à prétendre conjuguer Union européenne et démocratie relève bien de l’imposture.
Mais ce serait une erreur de mettre cela au compte d’une dérive des institutions européennes, ou d’un quelconque déficit démocratique qu’il serait possible de corriger. Car il s’agit, en réalité, du principe sur lequel Jean Monnet et les fameux « saints pères fondateurs » ont construit la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) dès 1952 : les peuples ne faisant que des bêtises, il faut les en empêcher en remettant le pouvoir réel à ceux qui savent mieux que ces peuples ce qui est bon pour eux. Il convient donc de vider le politique de tout contenu tout en conservant des formes, un simulacre : le vote, mais seulement dans la mesure où son exercice n’entraîne aucune conséquence.
Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que les électeurs désertent toujours davantage les urnes. Puisque, en régime d’Union européenne, l’élection n’est plus qu’un concours de beauté entre le pareil et le même, destinée à désigner celui qui, par son costume mieux taillé, son visage plus avenant, parce qu’il débite les mêmes fadaises que ses concurrents avec un peu plus de conviction et qu’il « passe mieux à la télé », sera chargé de conduire la même politique – prédéterminée par des traités donnés pour éternels.
Finalement, il n’y a plus qu’au Royaume-Uni où la parole du peuple compte encore en Europe ! C’est que les Britanniques savent encore qu’une loi légitime ne peut qu’émaner d’un Parlement et que le travail des parlementaires – lorsqu’ils ne sont pas des simulacres de parlementaires – ne consiste pas à enregistrer, pour les traduire en droit interne, des normes édictées ailleurs, ce qui, de l’aveu du ministère français de la Justice, est le cas de 60 % à 70 % des nouveaux textes de loi dans notre pays. Or ces textes émanent d’une technocratie hors contrôle démocratique, inspirée dans ses choix par les lobbys patronaux, gangrenée par un pantouflage érigé en système. Ou bien ils sont produits par une Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui s’est arrogée, contre le principe de séparation des pouvoirs au fondement de toute démocratie, un pouvoir de législateur, en s’accaparant, contre tout bon sens, un droit absolu d’interprétation des traités.
Et qu’on ne vienne surtout pas me parler du prétendu Parlement européen. Encore un simulacre ! Cette chambre des courants d’air et des parlottes en l’air ne décide rien ; elle n’a aucun des pouvoirs qui caractérisent un vrai Parlement. Elle n’en aura jamais. Elle vote des motions dont tout le monde se contrefout. Elle coûte très cher – comme toute cette dispendieuse technocratie qui n’a que l’austérité à la bouche – mais seulement pour les peuples. Et elle ne sert à rien.
S’ils ont voté en faveur du Brexit, c’est aussi que les Britanniques ont compris l’autre imposture fondatrice de l’UE : on est plus forts à plusieurs. Imposture, car à 27 on ne prend jamais de décision, on ne fait qu’élaborer laborieusement et à contretemps des compromis entre des positions opposées qui résultent de l’histoire longue de chacun. On est plus faible parce que le compromis à 27 ne résulte jamais d’une addition de volontés mais toujours d’une soustraction d’objections. On est plus faible parce qu’il vaut mieux être aujourd’hui, dans le monde tel qu’il est, une puissance moyenne, sûre d’elle-même et libre de ses choix, qu’un des 27 membres d’un géant sans cerveau, sans cœur et sans nerfs. Comme il vaut mieux, aujourd’hui, avoir un gouvernement responsable de la stratégie vaccinale et qui, demain, rendra compte devant son peuple des décisions qu’il a prises, plutôt que de s’en remettre à une autorité apatride, incompétente, inefficace, qui n’aura jamais de compte à rendre à personne, mais sur laquelle les gouvernants nationaux s’empresseront de se défausser de leur lâcheté et de leur propre incompétence.
Tout cela, les Britanniques l’ont compris et c’est bien ce qui a mis en rage les gnomes de Berlin, de Bruxelles et – hélas ! – de Paris. Quel exemple pour les autres ! Si on ne force pas les Britanniques à revoter pour qu’ils s’écrasent comme les Irlandais, les Néerlandais, les Grecs, les Italiens et – hélas ! – les Français, alors on va donner de mauvaises idées aux autres. S’ils ne s’écrasent pas, et ils ne le firent pas en confirmant lors de deux élections générales successives que le Brexit devait aller à son terme, alors il faudra les punir durement.
C’est parce que la décision du Brexit et sa confirmation portaient de vrais choix que les électeurs britanniques sont revenus aux urnes plus nombreux que durant les dernières décennies. Et c’est parce que l’on a tenu compte de leur voix que le Royaume-Uni est encore une démocratie, quand les États membres de l’UE n’en sont plus que des simulacres, où se multiplient les lois liberticides destinées à maintenir un statu quo dont les peuples ne veulent plus. Un statu quo qui ne tient déjà plus que par la censure des voix dissidentes dans les médias de service, par les lacrymogènes et les grenades assourdissantes, les yeux crevés et les mains arrachées.
Quant à ceux qui prétendent qu’on pourrait sortir de cette impasse, réindustrialiser, renouer avec une ambition, un avenir, sans briser le carcan qui nous étouffe et nous paralyse, ce sont soit de doux rêveurs soit d’odieux imposteurs.
[1] Son parti, le Zentrum, est d’ailleurs l’ancêtre de la CDU de Merkel.