Par Marion Dupont
Les images de longues files d’attente s’étirant devant l’aide alimentaire ont fait grand bruit dernièrement : elles en appellent d’autres, venues tout droit des années 1930, de la Seconde Guerre mondiale ou des Restos du cœur. Mais que signifient réellement ces choix iconographiques ?

Pour des raisons sanitaires désormais familières, on fait la queue partout, tout le temps : devant la boulangerie, le supermarché, les services publics, les laboratoires d’analyse. La file d’attente, un phénomène de société ? Elle n’avait pas complètement disparu de nos vies d’avant : faire la queue était déjà une activité banale et quotidienne, notamment en ville, à la caisse ou au musée. La « queue chic », celle qui fait se presser les fans aux portes des boutiques de luxe ou à l’entrée des événements courus, est même un « attribut de la modernité », comme le soulignait déjà la sociologue Anne Dujin pour Le Monde en 2015. Mais la file d’attente qui occupe les esprits et les unes des journaux aujourd’hui est d’un autre type : c’est celle qui voit se presser un nombre toujours plus grand de personnes aux distributions d’aide alimentaire depuis le début de l’épidémie.

Les yeux des passants, des photographes et du public sont attirés par ces files d’étudiants, de salariés, de chômeurs à temps partiel ou complet qui s’allongent devant les stands associatifs. On y voit la difficulté des circonstances actuelles ; on les lit comme un symptôme précoce de la crise sociale prête à prendre le relai de la crise sanitaire. La file d’attente a cette particularité de donner corps à la foule et au manque qui la provoque ; docile et graphique, elle se laisse facilement photographier. Autant de qualité qui expliquent sa forte présence dans l’iconographie médiatique de la pauvreté.
Une histoire de la mise en scène politique de l’assistance
La facilité avec laquelle nous faisons cette association visuelle est pourtant déconcertante : on peut après tout faire la queue pour beaucoup de raisons, et le dénuement peut être mis en image de bien d’autres façons. Quelle histoire se trouve alors derrière cette association privilégiée entre file d’attente et pauvreté ? Si certains peintres s’essayent bien à représenter la foule qui s’amasse devant les œuvres de charité dès la fin du XIXe siècle, Jean-Noël Retière, professeur émérite de sociologie à l’Université de Nantes, voit la véritable naissance de cette iconographie dans des cartes postales des années 1920 – 1930. Largement diffusées par des syndicats et des partis politiques, elles représentent des chômeurs faisant la queue pour la soupe populaire : « Le pauvre a alors une image de victime. Ces images mettent en scène une entraide, une solidarité de classe qui, bien sûr, servent un discours politique », argumente-t-il. Avec la crise de 1929, elles servent notamment à appuyer la revendication de mesures de soutien à la population de la part de l’État.
Auteur, avec Jean-Pierre le Crom, d’une Socio-histoire de l’aide alimentaire (Presses Universitaires de Rennes, 2018), Jean-Noël Retière s’est appuyé pour ce travail sur une étude de la région nantaise. Il constate que, dès 1936, un changement intervient dans ces représentations. Alors qu’une forte crue de la Loire inonde certains quartiers de la ville, des images des sinistrés sont utilisées pour attirer la compassion de la population, susciter des dons, et légitimer les dispositifs d’aide mis en place par les pouvoirs publics. « Ce qui se met alors en place, constate Jean-Noël Retière, c’est un discours de la pauvreté ponctuelle, uniquement due à la catastrophe. Peu importe que ces personnes aient pu être dans le besoin avant l’inondation : ces images médiatiques en font des pauvres de conjoncture, des nécessiteux ». Une distinction hautement symbolique et dont l’émission Le Cours de l’histoire a retracé les origines.
La figure de la victime des circonstances trouve dans la file d’attente son incarnation visuelle : au petit événement qu’est la file, répond le grand événement qui a poussé les démunis à attendre ou à venir chercher de l’aide. C’est le cas des célèbres clichés de queues de la Seconde Guerre mondiale, très médiatisés pour leur capacité à concrétiser visuellement les conséquences de l’économie de rationnement. Si ces files sont surtout le résultat de pénuries, cette iconographie tend à montrer que tous les Français sont alors des victimes de l’Occupation, que cette pauvreté n’est due qu’à l’ennemi et que chacun, indistinctement, aurait pu se retrouver dans cette position, renforçant un sentiment de communauté nationale pourtant malmené.
Le piège rhétorique du « nouveau pauvre »
Le véritable boom de la représentation des files d’attente devant l’aide alimentaire a lieu en 1985, avec la création des Restos du cœur : la mobilisation médiatique autour de Coluche aboutit à une iconographie abondante et qui a marqué les esprits. Ces images, souligne Jean-Noël Retière, servent des représentations très spécifiques : « Dans le champ scientifique comme dans le champ médiatique se déploie alors un discours sur ‘la nouvelle pauvreté’ : ces gens qui se pressent ne seraient pas des pauvres chroniques, mais des pauvres de conjoncture. Et depuis, chaque période a ses ‘nouveaux pauvres’, imputables à telles ou telles circonstances exceptionnelles ».

Mettre en avant la gravité d’une situation ponctuelle permet, encore une fois, d’attirer la compassion et de justifier l’action de la nouvelle association. Mais cette iconographie frappante fait boule de neige et réapparaît à chaque « crise » : chaque occurrence tend alors à montrer que dans nos sociétés, la grande détresse est conjoncturelle, et non pas chronique et reproduite de génération en génération – quand, à l’inverse, des représentations similaires montrant des files d’attente dans des pays de l’ex-Union soviétique ou dans des pays Afrique seront perçues comme des signes de dysfonctionnements structurels. C’est en les considérant dans un ensemble iconographique plus large que les images diffusées par Brut le 29 janvier peuvent révéler davantage que les simples conséquences de l’épidémie : une tendance de fond, que peu de statistiques viennent éclairer.