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Haut fonctionnaire, homme politique, essayiste,Henri Guaino a bien voulu préfacer ce premier numéro de notre revue “Grands débats”. Il rappelle l’importance de l’identité, réalité charnelle et non-idée abstraite, et souligne à quel point son déni, sa négation, sa caricature, est porteuse de dangers pour la survie d’une nation.
Par Henri Guaino
L’identité française : a-t-on encore le droit d’employer cette expression sans soulever d’épouvantables polémiques ? Il est vrai que de nos jours, choisir ces deux mots comme titre relève de la provocation. On se souvient des critiques que, il y a trente-cinq ans déjà, Fernand Braudel avait essuyées quand il avait fait paraître l’Identité de la France. Il n’avait dû alors qu’à son immense prestige d’historien de ne pas être cloué au pilori. Il le serait aujourd’hui sans ménagement par une intelligentsia qui condamnerait aussi Marc Bloch ou Lucien Febvre comme elle voue aux gémonies Michelet, coupable d’avoir écrit « l’Angleterre est un Empire, l’Allemagne un pays, la France est une personne », et d’avoir fait de cette personne un acteur de l’histoire.
Un historien de nos jours n’a plus le droit d’évoquer le récit national, encore moins le roman national, même pas l’histoire de France. Un homme politique, encore moins. Jaurès serait désigné à la réprobation universelle pour avoir déclamé un jour, à la chambre des députés, qu’il fallait apprendre aux enfants à « connaître la France, la vraie France, la France qui n’est pas résumée dans une époque ou dans une journée, dans le jour d’il y a des siècles, ni dans le jour d’hier mais la France qui est tout entière dans la succession de ses jours, de ses nuits, de ses aurores, de ses crépuscules, de ses montées, de ses chutes et qui, à travers toutes ces ombres mêlées et toutes ces vicissitudes, s’en va vers une pleine clarté qu’elle n’a pas encore atteinte, mais dont le pressentiment est dans sa pensée ».
Ainsi donc, pour Jaurès, internationaliste dans l’âme mais profondément français par la culture et par la sensibilité, la France aurait une pensée qui lui serait propre et de la pensée française à l’identité française, il n’y qu’un pas, et, pour certains, de la reconnaissance de l’identité d’une nation au nationalisme, il y a encore moins.

Une pensée française ? Une identité nationale? On ne discute plus de leur contenu, on les nie. La France comme un être pensant qui agit dans l’histoire devient un mensonge, une chimère, une construction imaginaire qui infuse dans les esprits le poison du nationalisme ou qui fait obstacle à l’émergence du grand marché unique mondial sans frontières, où tous les consommateurs auraient les mêmes goûts, les mêmes désirs, les mêmes besoins.
Identité, il est vrai, est un mot qui pose problème en ce qu’il peut laisser supposer quelque chose d’acquis pour toujours, d’immuable, une France éternellement la même, alors que tout être vivant est voué au changement, ce changement fût-il, au fil des jours, imperceptible.
Seules les statues sont immuables et encore, le temps, « ce grand sculpteur », les marque-t-il de son empreinte. La France est un être vivant dont la gestation fut lente, l’accouchement douloureux, la survie toujours incertaine et l’éducation à jamais inachevée. Identité ne veut pas dire « éternellement figé ». Elle veut dire « continuité ». «Tel qu’en lui-même l’éternité le change ». L’identité partagée, c’est ce qui permet à un peuple de continuer à se reconnaître comme tel à travers les vicissitudes de l’histoire et les métamorphoses inhérentes à la vie. C’est ce qui nourrit chez un peuple la revendication à disposer de lui-même. Braudel disait qu’il avait longtemps hésité à choisir pour titre le mot “identité” et qu’une fois qu’il l’avait choisi, il l’avait aussitôt regretté, mais qu’il n’en avait pas trouvé d’autre pour dire ce qu’il cherchait à cerner. Et qu’était-ce donc sinon ce qui, dans tout ce qui fait l’histoire, est irréductible à la statistique et dont les savants historiens de cette école des Annales par laquelle l’usage des données quantitatives est entré dans la science historique par la grande porte, connaissaient l’importance ?
Si l’amour de la patrie, cet attachement charnel à ces quatre coins de terre et aux “pauvres honneurs des maisons paternelles” dont parlait Péguy, remonte à la nuit des temps, l’idée de nation a mis très longtemps à éclore dans
les consciences et dans les institutions. Qu’importe la date, celle de Valmy ou une autre, le sentiment national qui en prépare l’avènement est ancien. Ce dernier s’est forgé d’épreuves en épreuves, de guerres en guerres, mais aussi par
les œuvres dans lesquelles se reconnaît le génie d’un peuple. Lucien Febvre a décrit mieux que personne ce « perpétuel travail de remaniement, d’adaptation, de synthèse qui, d’une somme disparate d’individus de provenances diverses, d’une masse hétéroclite de produits importés du dehors, de techniques apprises d’autrui, d’habitudes contractées une fois pour toutes,mais aussi d’idées et de croyances venues, parfois, du bout du monde, réussit à forger, à reforger, à maintenir l’unité perpétuellement changeante elle aussi, mais toujours marquée d’une marque connue. Une marque telle qu’en regardant les créations successives qu’elle estampille, personne ne s’y trompe : elles sont françaises ».
Tout peuple qui s’est livré, dans la longue durée de son histoire, à ce perpétuel travail de remaniement, d’adaptation et de synthèse, s’est forgé une exception culturelle ou, si l’on préfère, une singularité qui se manifeste dans tous les domaines de sa vie, du religieux au politique, de la littérature à la peinture, de la philosophie à la science, de l’art de vivre à celui de mourir, de l’architecture à la cuisine – et Jean-Robert Pitte a raison quand il parle de « géographie
culturelle ». Le présent recueil explore quelques-unes des singularités de cette géographie culturelle française qui est dans nos paysages et dans nos têtes. Elles nous donnent une idée de ce que nous perdrions, si l’identité française venait à être dissoute sous l’effet de toutes les forces qui se coalisent contre elle au-dedans et au-dehors, mais aussi de ce que le monde perdrait, car tout ce qui contribue à uniformiser le monde contribue à appauvrir l’humanité tout entière.
Obsession de son unité, persistance de sa diversité : telle est la France
Mais qu’a donc de si précieux cette identité singulière, sinon d’abord que c’est la nôtre, celle qui nous fait nous reconnaître les uns les autres, comme partageant une même envie de demeurer dans une communauté de destin, celle qui nous fait ce ciment invisible par lequel nous nous reconnaissons des obligations particulières les uns vis-à-vis des autres, jusqu’à donner parfois notre vie les uns pour les autres ?
La difficulté avec l’identité c’est qu’il est bien difficile d’en faire le tour. Elle est la résultante de tant de pensées, de visages, d’événements, d’histoires vraies et fausses, d’objets, de souvenirs, de réminiscences, de parfums, de goûts,
de couleurs, de sensations qu’une devise ne peut pas résumer celle d’une nation et qu’au bout de trois tomes, Braudel n’y était pas encore parvenu non plus. Son “Identité française” un Français n’en découvrira bien souvent le contenu
qu’à travers ce qu’il ne pourra pas s’empêcher d’éprouver malgré lui. Combien, croyants ou non croyants, n’ont pris conscience que dans celle-ci, il y avait des cathédrales, et qu’elles étaient importantes pour eux que le jour où ils
ont vu Notre-Dame brûler ?À ce moment-là, ils n’ont pas pensé à Suger et à Saint-Denis ni aux innombrables bâtisseurs et à leur foi, ni qu’au Moyen-Âge, l’art gothique s’appelait “l’art français”, mais ils ont eu envie de pleurer.
La France est une nation et une patrie. La patrie, c’est le corps, la nation c’est l’idée. Cette idée entretient toujours un rapport étroit avec la géographie, le relief, le climat. On ne peut pas habiter le monde de la même manière, avoir la même conception de la vie selon qu’on l’habite au bord de la Baltique ou sur les rivages de la Méditerranée. La France, intercesseur entre l’Europe du nord et l’Europe méridionale, entre l’Europe continentale et celle de la mer doit à sa géographie d’être un carrefour anthropologique entre les celtes, les germaniques et les latins. Dans L’invention de la France, Emmanuel Todd et Hervé Le Bras avaient relevé la persistance dans la France moderne des modèles familiaux propres à chacune de ces ères culturelles.
Il y a au cœur de l’identité française une force mystérieuse qui a accompli le miracle de réunir et de maintenir ensemble des peuples d’une extrême diversité anthropologique pour en faire un seul peuple. Cela a fait une identité forgée contre la nature, contre la biologie, fortement empreinte de transcendance et de verticalité pour compenser les tendances à l’éclatement qui travaillent depuis toujours, et qui travailleront sans doute éternellement, contre l’unité. Obsession de son unité, persistance de sa diversité, telle est la France dans ce qu’elle a de plus permanent. Cette unité, il lui fallait une tête, ce fut Paris. Il lui fallait un cadre, ce fut l’État capétien, jacobin, napoléonien, gaullien, le droit romain. Il lui fallait une unité sociale, elle se fit par l’égalité, le mérite, l’assimilation.

Il lui fallait une unité spirituelle et une unité de civilisation, ce fut longtemps le catholicisme dont le principe de laïcité a pris la place sans en effacer l’héritage et l’empreinte multiséculaire. Il lui fallait une grandeur qui transcende ses particularismes, ce fut l’universalisme, celui du christianisme, celui de l’humanisme, celui des Lumières. Il lui fallait une unité linguistique, elle la fit par la langue française, l’Académie française et la littérature. Il lui fallait une pensée, elle l’a forgée dans un aller-retour incessant du général au particulier, de l’idéal au réel. La France de Clemenceau « toujours soldat de l’idéal », celle de De Gaulle « animé par l’idéalisme qui est depuis l’origine des temps, comme la seconde nature de la France ».
L’identité française est dialectique,en elle s’opposent et se dépassent les contraires
On fait beaucoup de reproches à cette identité française, trop catholique, trop monarchique, trop égalitaire et en même temps trop élitiste, trop portée à la verticalité, à la centralisation, à l’idéalisme, ne faisant pas assezconfiance au marché, aux corps intermédiaires, se défiant des communautés… Toute pensée se trouve confrontée au risque de ses excès. On voit dans les excès de la nôtre qui se manifestent de temps à autre les vieux démons d’une exception culturelle qui mettraient les Français toujours dans l’attente de l’homme providentiel, du sauveur, qui ne feraient avancer le pays que par des spasmes révolutionnaires et qui auraient fait manquer à la France toutes les opportunités que les autres ont su saisir. Mais l’identité française est dialectique, en elle s’opposent et se dépassent les contraires :idéalisme et empirisme, unité et diversité, liberté et égalité, classicisme et romantisme, parisianisme et provincialisme, jacobinisme et girondisme, Descartes et Pascal, Voltaire et Rousseau, tout cela fait la France et les Français.
Et faut-il se plaindre d’une culture, d’un imaginaire d’une pensée qui ont certes accouché des quelques mois de la Terreur mais n’ont engendré ni l’équivalent du totalitarisme nazi, ni de celui du stalinisme ou du maoïsme. On dit la France orgueilleuse, mais elle est masochiste, se plaignant sans cesse de ce soi-disant “mal français” comme l’appelait Alain Peyrefitte, qui au bout du compte ne l’a pas empêchée de toujours se relever des plus grands désastres et dont sont sortis tant de progrès pour l’humanité, de grands hommes d’État, de grands capitaines, d’immenses savants, d’immenses artistes, d’habiles artisans, de paysans qui ont su tirer de la terre ce qu’elle pouvait donner de meilleur, d’ouvriers ne revendiquant que le droit de vivre dignement de leur travail, de patriotes sincères, de soldats attachés à défendre leur pays, de résistants dont Malraux disait qu’ils ne se battaient que pour cette fierté mystérieuse dont ils ne savaient, au fond, qu’une chose, c’est que la France, à leurs yeux, l’avait perdue et qui ont si souvent hissé leur pays au premier rang des nations.
Et si, finalement, les démons des autres étaient pires ? Si aujourd’hui, l’identité française est si malade, comme le sont toutes les identités occidentales, plutôt qu’à cause de ses travers, ne serait-ce pas parce qu’une grande partie des élites politique, intellectuelles, économiquessont convaincues qu’il faut la liquider, faire rentrer par tous les moyens la France dans le moule de la nouvelle idéologie dominante qui veut araser les identités, effacer les frontières, non seulement les frontières économiques, mais aussi culturelles au prétexte que la France, puissance moyenne, ne pourrait plus se permettre le luxe d’une quelconque exception culturelle ou politique ou la folie gaullienne de la grandeur ?
L’estime de soi est toujours la condition pour aller vers les autres
La France sans la grandeur, la France enfin rentrée dans le rang, alignée dans tous les domaines : le contraire de la France du général De Gaulle, de Clemenceau, de Napoléon, de Colbert, du Roi de France empereur en son royaume. On parle de réalisme, on devrait plutôt parler de reniement. « France, mère des arts, des armes et des lois », vas-tu donc céder à ceux qui t’appellent à cette trahison ?
Tout est bon pour y parvenir, de la mondialisation à la construction européenne, de la lutte pour les droits des minorités à la lutte contre le nationalisme, de la guerre des mémoires à la repentance. Les puissances financières qui prônent la dictature des marchés et les minorités agissantes qui sèment sur les campus les germes de leurs idéologies totalitaires, sont alliées contre les identités nationales qu’elles minent, les unes par l’économisme et les autres par le multiculturalisme, l’idéologie du genre, le racialisme, le communautarisme, l’islamisme, l’antihumanisme. La question posée est celle de l’idée que nous nous faisons de la civilisation dans laquelle nous pensons que nous éprouverons
encore le bonheur de vivre. L’identité nationale bien comprise n’est pas un enfermement, une sacralisation de l’ordre et un rejet du mouvement qui seraient mortifères, c’est un rempart en nous contre ce qui menace de nous asservir à l’aplatissement du monde et à l’argent et contre des enfermements identitaires autrement plus dangereux.
Pour une nation, identité veut dire “continuité”. Pour la France, elle veut dire aussi“unité”, elle veut dire “assimilation”. Pour assimiler il faut avoir quelque chose à faire partager et ce quelque chose c’est notre identité culturelle qui ne se limite pas aux principes de la République mais qui s’étend aussi à desvaleurs de civilisation. Si la France, à l’unité si improbable, a toujours réussi à surmonter les pires déchirures de son histoire, c’est parce
que, malgré ce qui opposait les Français les uns aux autres, ils partageaient au fond ce même socle de civilisation qu’aujourd’hui les déboulonneurs de statues veulent détruire.
Ce que semblent ne pas comprendre ceux qui veulent effacer l’identité nationale, c’est que celle-ci est si profondément constitutive de ce que nous sommes qu’ils n’y parviendront pas : on n’efface pas l’identité d’une nation même avec les moyens du totalitarisme, tout juste peut-on la refouler. Ce sont les mêmes que ceux qui avaient ricané quand De Gaulle avait dit que la Russie boirait le communisme comme un buvard. La Russie a bu le communisme, comme la Chine a bu le maoïsme. Les identités nationales malades sont des identités nationales refoulées. Mais il faut craindre alors le violent retour du refoulé. Les contempteurs de l’identité nationale ne préparent pas la paix, par ignorance ou par aveuglement, ils préparent la guerre. C’est leur grand crime et la lâcheté qui conduit à leur céder est leur complice.
Défendre l’identité de la France, la faire aimer, la faire partager à ceux qui veulent s’associer à la communauté de destin du peuple français, n’est pas le signe d’une pathologie nationaliste, d’un repliement sur soi ou d’un mépris des autres mais un impératif intellectuel et moral. L’estime de soi est toujours la condition pour aller vers les autres et c’est par l’authenticité, non par l’imitation, que l’on parvient à l’universel. On ne fait pas aimer vivre ensemble dans un pays dont on apprend dès le plus jeune âge à détester l’histoire, la culture, les mœurs et l’art de vivre. C’est sur la fierté que l’on construit les nations ouvertes sur le monde.
Source: Hors-série « Grands débats« Valeurs actuelles de janvier 2021 préface de Henri Guaino
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