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L’économiste Laurence Tubiana, ambassadrice chargée de négociée l’Accord de Paris sur le climat en 2015, a accompagné la Convention citoyenne, qui s’achève ce week-end. Membre du Haut conseil pour le climat, elle ne croit pas à la « politique des petits pas ». Face au réchauffement climatique, il n’est plus possible de reporter l’action, alerte-t-elle.

Propos recueillis par Stéphane Vernay.

Après des mois de travaux de la Convention citoyenne pour le climat (CCC), arrive l’heure du bilan : ses 150 membres ont commencé vendredi à évaluer la réponse du gouvernement à leurs propositions. La journée de samedi sera essentiellement consacrée à des échanges entre citoyens, et dimanche à la proclamation des résultats de leurs votes, avec un système de note de 0 à 10.

Des avis qui seront scrutés, à un peu plus d’un an de l’élection présidentielle et alors qu’Emmanuel Macron s’affiche régulièrement en champion de la lutte climatique. L’économiste Laurence Tubiana, ambassadrice chargée de négociée l’Accord de Paris sur le climat en 2015, a accompagné cette Convention. Elle nous livre ses observations.

La dernière session de la Convention citoyenne pour le climat se tient ce week-end…

Oui, ce sera un moment fort malgré le fait qu’elle se déroule en visioconférence dans un contexte difficile. Les participants seront quasiment tous au rendez-vous, ce qui force l’admiration. Ces citoyens, qui n’avaient rien demandé, ont accepté de s’attaquer à un problème si compliqué que même les gouvernements n’arrivent pas vraiment à résoudre. Ils se sont engagés corps et âme, ont donné beaucoup de leur temps pendant un an et demi, ont été critiqués de toutes parts, mais ils sont là jusqu’au bout. Je salue leur engagement.

À quelles critiques faites-vous allusion ?

Celles de partis, de parlementaires, de lobbys et même d’ONG. L’idée que des citoyens puissent s’exprimer sur des sujets complexes a été attaquée dès le départ. Il y a eu un grand scepticisme, y compris de ceux qui sont engagés pour le climat en France. Et une opposition de principe, désuète parce que simpliste, de la part de certains élus. On les a traités d’incompétents, d’illuminés, d’irresponsables, dit qu’ils étaient manipulés… Ils en ont vu de toutes les couleurs. J’ai trouvé très surprenant que les parlementaires contestent la légitimité de citoyens à proposer des mesures de politique publique. Opposer démocratie représentative et délibérative me semble absurde, ce sont les parlementaires qui ont maintenant la main sur le texte et la décision finale. On parle beaucoup de la défiance des citoyens vis-à-vis des institutions publiques, plus rarement de celle des élus vis-à-vis des citoyens. Mais cette défiance est réciproque.

« Les gouvernements sont rarement en avance sur la société »

Y compris de la part des Parlementaires qui examineront la loi « Climat et résilience » ?

Leurs réticences se sont beaucoup atténuées lorsqu’ils ont vu le sérieux et la qualité des travaux de la Convention. Les propositions formulées au mois de juin sont tout sauf fantaisistes. Les citoyens de la Convention ont proposé ce qui leur paraissait raisonnable. Un exemple : là où d’autres pays européens s’engagent vers la taxation de la viande, la Convention a fait le choix de l’évolution des régimes alimentaires avec des menus végétariens, le développement des protéines végétales… Nous avons à faire face à des problèmes d’une nature totalement inconnue, et qui supposent des changements profonds. La transformation de l’économie vers une décarbonation complète est quelque chose que personne ne sait vraiment faire. On y arrivera qu’à la condition que tout le monde se mobilise, sachant qu’il est quand même assez rare de voir les gouvernements être très en avance par rapport à la société. De nombreux exemples pointent dans l’autre sens.

Pourquoi ?

Les grands élus dialoguent essentiellement avec des institutions. Les parlementaires sont entourés de représentants des industriels, des syndicats, des corps intermédiaires en général… Ce n’est pas toute la société. Des sondages sur les propositions de la Convention citoyenne montrent le soutien des Français aux mesures des citoyens (à part pour la limitation de vitesse à 110 km/h sur autoroute). Par exemple, 90 % des personnes interrogées se sont exprimées en faveur de la réduction massive des engrais azotés de synthèse dans l’agriculture.

Le Haut Conseil pour le climat remarque que les objectifs assortis à certaines propositions ont été revus à la baisse dans le projet de loi climat. Vous le regrettez ?

Étant à la fois dans le Haut Conseil et la Convention, je n’ai pas pris part à cet avis et c’est maintenant aux citoyens de livrer leur avis collectif sur les réponses que le gouvernement a apportées à leurs 149 propositions. Il est tôt pour faire le bilan de la Convention, mais la démarche a beaucoup fait parler du climat, ce qui participe à la prise de conscience du pays. Les citoyens sont parfois plus écoutés que les experts. Mais n’oublions pas qu’à chaque fois qu’on remet une échéance à plus tard, on perd un temps que l’on a plus face à la crise climatique.

« Notre système économique reste fondé sur énergies fossiles »

Nous n’avons vraiment plus le temps ?

Le GIEC dit qu’il nous faut diminuer les émissions mondiales de gaz à effets de serre de 45 % d’ici à 2030. On n’y est pas du tout. La France s’est fixée de réduire les siennes de 40 %, mais elle va sûrement devoir relever ses engagements, probablement autour de 55 %, ou peut-être plus pour rester dans la dynamique européenne et être en cohérence avec l’objectif de neutralité carbone en 2050. Or, tout notre système économique reste fondé sur les énergies fossiles. Il n’y a pas une branche industrielle qui puisse se « désintoxiquer » facilement. Plus la décarbonation sera lente, plus elle sera difficile. Et il y a encore beaucoup à faire pour qu’on se représente ce que c’est qu’une société décarbonée. On est en pleine exploration. Personne n’en a fait un vrai sujet de réflexion collective nationale.

La question n’est pas étudiée ?

Par les pouvoirs publics, pas suffisamment. Une France zéro carbone en 2050, c’est une France sans véhicules à moteur thermique en circulation, par exemple. Le gouvernement dit donc à nos constructeurs automobiles que la vente de voitures essence neuves sera interdite en 2040. Ils devront pourtant s’y mettre bien avant. Les Anglais ont fixé 2030 aux leurs. Il faudrait penser et organiser la transition bien plus tôt pour être prêt à l’heure. On fait très peu de planifications à très long terme dans notre pays, où le cycle électoral pèse encore lourd. Nos politiques ont tendance à raisonner à court ou moyen terme, même quand les nécessités sont bien identifiées.

« Personne ne parle plus du monde d’après »

La crise sanitaire est-elle de nature à accélérer les choses ?

Il y a certainement eu une prise de conscience. Il me semble que le regard des citoyens sur le changement climatique a beaucoup progressé ces dernières années, que les gens sont prêts à des transformations profondes, mais je constate aussi que personne ne parle plus du « monde d’après ». Nous aurons tous probablement d’abord envie de retrouver notre vie d’avant après cet épisode.

Alors qu’il faudrait changer radicalement de modèle économique ?

Notre croissance repose toujours sur l’extraction de ressources naturelles bon marché, qui ne sont pas illimitées. Pour continuer à rémunérer le capital et investir, on a continué dans cette logique extractiviste. On l’a fait au-delà du raisonnable ces vingt dernières années, aussi pour satisfaire des actionnaires ou des agences de notation qui attendent un retour sur le capital investi entre 15 et 20 %. Et même les énergies propres dépendent de panneaux, de batteries qui participent à l’épuisement des ressources et ne sont pas aujourd’hui bien recyclées. On a besoin d’une réflexion sur le système économique, mais je crains que beaucoup de responsables politiques ne tiennent encore ce discours pour de l’utopie complète.

Le monde économique n’a pas pris la mesure du problème ? Les grandes entreprises peuvent avoir un rôle de levier ?

Elles deviennent plus durables, revoient leurs procédés de production, évoluent sous la pression de leurs clients ou de leurs salariés, oui… C’est très bien, mais les progrès restent trop lents, car personne ne réussira seul dans cette histoire. C’est une dynamique interactive, positive, qu’il faut créer. Tous ceux qui organisent la vie collective, dont les entreprises, les syndicats, ont une grande responsabilité et un rôle central à jouer. Ils doivent donner un horizon. Les chefs d’entreprise ont besoin que le politique leur fixe un cadre réglementaire, avoir une visibilité sur leurs investissements. Il y a un grand sujet d’achats publics, par exemple. C’est un levier énorme, que Joe Biden a très clairement dit qu’il allait utiliser. Il va pouvoir mobiliser des sommes vraiment considérables à l’échelle des États-Unis. C’est un outil que nous utilisons encore trop faiblement en Europe et en France.

« C’est le moment d’investir dans le climat »

La relance de l’économie par l’investissement public ne va donc pas s’arrêter avec la fin de la pandémie ?

Je crois qu’on est dans cette période-là pour un certain nombre d’années. Les économistes s’accordent maintenant pour dire que tant que les taux d’intérêt sont presque nuls ou négatifs, c’est le moment d’investir. Ils suggèrent d’arrêter de parler de cette dette, et continuer à investir. Mais là où il faut. Pas n’importe où. C’est tout ce qui permettra de progresser dans la voie de la transition écologique qui devrait avoir la priorité.

Le retour des États-Unis dans l’Accord de Paris, c’est une vraie chance pour le climat ?

Leur retour est bienvenu, oui ! Il est de nature à relancer la mobilisation mondiale indispensable pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Les États-Unis sont le deuxième pays émetteur, et leur sortie, décidée unilatéralement par Donald Trump, avait créé un choc négatif, même si l’accord avait tenu. On l’a oublié, mais les États-Unis s’étaient déjà retirés des négociations mondiales en 1997, lors du sommet de Kyoto. D’autres grands pays industrialisés, comme l’Australie ou le Canada, en avaient profité pour se retirer. Seuls les Européens avaient alors continué d’avancer.

Ce n’a pas été le cas cette fois ?

Non, l’Accord de Paris a été plus résilient. L’Australie avait très envie de se retirer à nouveau, le Brésil a failli sortir, mais tout le monde s’est finalement maintenu. Il y a eu une forte opposition de la société brésilienne contre Jair Bolsonaro, en particulier des milieux économiques et politiques, convaincus qu’ils avaient plus à perdre qu’à gagner en quittant le dispositif. Cette fois, seuls les États-Unis sont partis mais les émissions mondiales ont continué à augmenter.

« L’Europe et La France doivent donner l’exemple »

L’Europe et la France, continueront à occuper un rôle central dans cette lutte ?

Essentiel. Les pays qui ont pris ces engagements doivent absolument démontrer qu’ils peuvent réduire significativement leurs émissions, et qu’ils peuvent le faire sans porter un coup à leur prospérité. Leur croissance économique peut s’en trouver modifiée, elle ne sera forcément plus de même nature, à terme, puisqu’ils vont devoir la fonder sur de nouvelles sources d’énergie, des consommations plus sobres, une économie plus circulaire, moins d’obsolescence, mais il faut qu’ils donnent l’exemple. L’Europe doit commencer à le faire sérieusement. Et donc arrêter de repousser les principales mesures à plus tard. On ne peut pas concentrer tous les efforts entre 2035 et 2050.

Ce qui suppose une impulsion publique forte, dans chaque État ?

Et dès maintenant, oui. J’ai vu que chaque ministère, en France, devait élaborer une feuille route spécifique pour réduire les émissions des secteurs dont ils ont la charge. C’est très positif, mais ce serait encore mieux si le rythme des réductions était hissé au rang de facteur de décision. Nous devrions nous inspirer de ce qui est en train de se mettre en place dans la nouvelle administration Biden. Le Président a construit une véritable équipe climat autour de lui, avec des gens d’un niveau de compétence extrêmement élevé, chargés de suivre toutes les grandes institutions américaines. Ils auront autorité sur leurs interlocuteurs, dont les décisions devront être prises en fonction de leur « coût carbone ». C’est la discussion du moment aux États-Unis, et il serait bon qu’elle s’impose à tous.

« Le niveau de conscience des Américains a changé »

Ce n’était pas déjà le cas sous Obama ?

Non, non. La campagne électorale de Biden a vraiment été très focalisée autour du climat, et la société américaine n’était pas la même sous Obama. Il était plus concentré sur les questions de santé au cours de son premier mandat, et il n’avait plus de majorité lors de son second, au moment où il s’est vraiment impliqué contre le changement climatique. La majorité de Biden est faible, mais le niveau de conscience et de mobilisation des citoyens américains n’a plus rien à voir. Près de 65 % d’entre eux pensent qu’il faut vraiment faire quelque chose dans un pays où les climatosceptiques ont longtemps régné – et ont été largement financés. Pour les Républicains, c’était même une identité politique que d’être contre le climat.

Nous n’avons pas d’équivalent en France ?A l’heure du réchauffement climatique, la conquête spatiale a-t-elle encore un sens ? Malheureusement non, nous n’avons pas amorcé cette dynamique. Nous avons bien un grand ministère de la Transition écologique et solidaire depuis le début du quinquennat, mais il n’a pas assez autorité sur les autres ministères. Plutôt qu’un ministre d’État, j’ai toujours plaidé pour que nous ayons un haut-commissariat aux questions climatiques, vraiment opérationnel, et installé à Matignon, parce que son champ d’action serait totalement interministériel. C’est une espèce de « Premier ministre bis », dédié au climat, dont nous aurions besoin.

Source: https://www.ouest-france.fr/environnement/climat/entretien-laurence-tubiana-il-nous-manque-un-premier-ministre-bis-dedie-au-climat-7169837