Par Caroline Coq-Chodorge
Le 28 janvier, le premier ministre a présenté un diaporama contenant des erreurs et des « projections » qui n’en étaient pas. Le principal graphique est copié-collé d’un document remis la veille par un épidémiologiste à Jean Castex, mais ensuite retouché, et dont le sens a été altéré. Ce scientifique se dit « heurté ». « On en a assez d’être traités en paillassons », réagit le patron des sénateurs socialistes.
Dans la gestion de la crise sanitaire en France, il y a une rupture, qui remonte au 29 janvier. Ce jour-là, au conseil de défense réuni autour d’Emmanuel Macron, la décision est prise de ne pas suivre l’avis du conseil scientifique qui recommandait de reconfiner le pays et de fermer les écoles quatre semaines. « Nous pouvons encore nous donner une chance de l’éviter », déclare à la sortie le premier ministre, en assurant : « J’ai conduit, hier et avant-hier, des concertations avec les représentants des groupes parlementaires et politiques, des associations d’élus locaux et des partenaires sociaux. »
En effet, Jean Castex a tenu un comité de liaison parlementaire le 28 janvier, en visioconférence, aux côtés du ministre de la santé. De nombreux parlementaires n’ont pas, pour autant, le souvenir d’avoir assisté à un exercice de concertation, plutôt à « une vaine et formelle consultation », comme l’ont dénoncé ce jour-là Valérie Rabault et Patrick Kanner, patrons des groupes socialistes de l’Assemblée nationale et du Sénat, dans un courrier adressé au chef de gouvernement. Ils étaient encore loin du compte.
Le diaporama qui leur a été communiqué ce 28 janvier par Jean Castex, et que Mediapart s’est procuré, est non seulement farci d’imprécisions et d’erreurs, mais comporte aussi une falsification.
(PDF du powerpoint dont il est question)
Le premier graphique, en page 2, présente prétendument « le nombre de nouveaux cas » de Covid par semaine, alors de 140 000 environ. Il donne en réalité les chiffres de l’incidence, autour de 200 cas pour 100 000 habitants. Par ailleurs, quasiment aucune infographie n’est sourcée, ce qui est pourtant une règle élémentaire dans la présentation de données scientifiques.
Surtout, le graphique qui prétend présenter des « projections » pour les semaines à venir a été manipulé. Fourni la veille par un épidémiologiste à Jean Castex, remis en mains propres à l’occasion d’un rendez-vous à Matignon en petit comité, ce graphique a été retitré et modifié de façon grossière, au point non seulement d’en altérer le sens, mais de laisser accroire un scénario « médian » qui n’existait pas à l’origine.
Parce que ce graphique a été pris en photo et diffusé sur Twitter par quelques députés qui l’ont pris au sérieux, son auteur initial a vite été identifié. Sollicité par Mediapart pour échanger sur le fond et la validité de ces « projections », le professeur Renaud Piarroux, spécialiste des épidémies, membre de l’Institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique rattaché à l’Inserm, nous a fait part de sa surprise.
« Je reconnais être l’auteur de ces courbes, mais je n’ai jamais prétendu faire des projections, explique-t-il. Le 27 janvier, j’ai rencontré le premier ministre pour lui présenter une note expliquant la dynamique des deux variants, l’historique et l’anglais. À l’époque, dans les débats, on entendait qu’il ne se passait rien, que le nombre de cas était stable, que le couvre-feu suffisait à maîtriser l’épidémie. J’ai tenté de lui expliquer la gravité de la situation, comme d’autres l’ont fait au même moment : il fallait en réalité suivre l’évolution du nouveau variant britannique, 50 à 70 % plus transmissible. Quasiment absent à Paris en décembre, il représentait fin janvier environ 10 % des virus identifiés : sans changement radical, le nouveau variant allait devenir majoritaire, à une échéance de quelques semaines, et les hôpitaux allaient être submergés, comme en Angleterre. J’ai tracé ces courbes dans un but pédagogique. » Graphique originel du professeur Piarroux

Le professeur Piarroux poursuit : « En bleu, la courbe figure la progression d’un virus presque maîtrisé par les mesures de lutte, avec un taux de reproduction R de 1,05 : une personne positive contamine un peu plus d’une personne. La courbe rouge correspond à un variant 60 % plus transmissible, dont le R est de 1,65 : une personne contaminant 1,65 personne, le variant gagne vite du terrain. La dynamique épidémique globale est la courbe noire, qui additionne les cas liés aux deux virus. »
Ces courbes que Renaud Piarroux avait tracées à l’intention du premier ministre pour expliquer « l’interaction de deux variants » simplement, il les lui avaient remises en format papier, avec une note explicative. Mais le document a été ensuite scanné, retitré pour être présenté comme des « projections » que Renaud Piarroux n’a « jamais prétendu faire ». Une ligne en pointillé a été ajoutée, ainsi qu’une nouvelle légende. (cf graphique page 16 du pdf)
Le graphique présenté aux parlementaires, d’ailleurs, n’est pas facilement lisible. La ligne en pointillé n’est pas une courbe épidémiologique, mais un trait rectiligne très basique. On peut supposer qu’il correspond au scénario médian d’un variant anglais au taux de reproduction R de 1,4, soit 33 % plus transmissible que le variant historique. Seulement, les épidémiologistes ont toujours estimé que le variant britannique était plus transmissible de +50 à +70 %. On pourrait donc y voir une volonté d’atténuer l’impact du variant.
« Je n’ai pas de problème avec le fait que mon travail soit utilisé, même sans en être averti, explique le professeur Piarroux. Mais que le sens même du graphique ait été modifié heurte ma déontologie de scientifique. »
Qui a scanné et modifié son graphique ? Avec quelles intentions ? Des services compétents, par exemple au sein de Santé publique France, ont-ils validé la nouvelle version ? Jean Castex, qui s’était fait expliquer le sens du document en face à face, peut-il ignorer la manipulation ? Sollicité par Mediapart, son cabinet n’a répondu à aucune de nos questions.
Pour le sénateur Bernard Jomier (PS), rapporteur de la commission d’enquête sénatoriale sur la gestion de la crise sanitaire, par ailleurs médecin, « l’ajout de l’hypothèse d’un R à 1,4 pour le variant anglais visait évidemment à atténuer l’effet de progression de l’épidémie. Elle est problématique sans accord de l’auteur et Matignon n’est pas une institution compétente pour modifier les projections ».
L’épidémiologiste et ancien directeur général de la Santé William Dab voient deux interprétations possibles à ces courbes faslifiées: « une intention politique de manipuler les parlementaires, ou une incompétence de conseillers qui ne savent pas faire la différence entre une prévision et une projection. Les deux explications ne sont pas excluantes. Je ne suis pas persuadé qu’il y ait dans les cabinets actuels des compétences capables de distinguer ces enjeux. L’important me semble t-il est que le 27 janvier, par Piarroux et le conseil scientifique, l’exécutif avait les éléments en main pour décider de freiner l’épidémie et qu’il a choisi l’homéopathie plutôt qu’un traitement d’efficacité démontrée ».
« Le président fait du néo-trumpisme mais ne peut pas l’assumer »
Pourquoi les services de Jean Castex ne se sont-ils pas appuyés sur des modélisations officielles ? La note du conseil scientifique présidé par Jean-François Delfraissy, qui préconisait un reconfinement préventif, a été publiée le 29 janvier, soit le lendemain de la rencontre avec les parlementaires. Mais elle s’appuyait sur des modélisations épidémiologiques déjà accessibles au premier ministre, comme au grand public.
L’équipe de Vittoria Colizza, de l’Inserm, un institut de recherche, avait publié dès le 16 janvier les premiers scénarios sur l’impact des variants.
Dans la projection la plus optimiste (https://static.mediapart.fr/etmagine/default/files/2021/04/08/capture-d-e-cran-2021-04-08-a-18-53-25.png?width=342&height=363&width_format=pixel&height_format=pixel), le variant historique (en orange) est maîtrisé, tandis que le variant anglais, plus transmissible, gagne du terrain au fil des semaines (courbe verte en pointillé). La dynamique globale de l’épidémie, additionnant les deux variants, est la courbe verte.

Le 25 mars dernier, à la sortie d’un Conseil européen, Emmanuel Macron a refusé de faire tout « mea culpa » et a mis en cause la validité du travail de modélisation des épidémiologistes : « Nous avons eu raison de ne pas confiner la France à la fin du mois de janvier, parce qu’il n’y a pas eu l’explosion qui était prévue par tous les modèles. »
Les modèles paraissent au contraire solides. Le 16 janvier, Vittoria Colizza annonçait 17 500 hospitalisations en semaine 12 ( 22-28 mars) : il y en a eu en réalité 12 572, selon les chiffres de Santé publique France.
Mais là n’est pas le sujet pour Renaud Piarroux, troublé par cette mise en cause des scientifiques par le président de la République. « Les projections sont faites pour dire, à un moment T : voilà ce qui va se passer, si rien ne change. Elles sont forcément fausses, car les choses changent toujours : de nouvelles mesures de freinage, bien qu’insuffisantes, ont été prises ; les comportements de la population changent aussi, quand l’épidémie s’accélère. Les projections ne sont pas là pour dire l’avenir, mais pour éclairer l’action publique. »
Le professeur Piarroux affirme qu’il y avait, fin janvier, une convergence d’analyse entre épidémiologistes sur l’impact du variant anglais. « À Paris, le samedi 9 janvier, une réunion a eu lieu, regroupant une trentaine d’experts de l’AP-HP, des universités parisiennes, du conseil scientifique, de l’Institut Pasteur, etc. Nous étions unanimes pour considérer que nous allions exactement dans le même sens que l’Angleterre, avec juste quelques semaines de retard. » L’inconnu était simplement le nombre de semaines.Nombre d’épidémiologistes ont donc plaidé pour un reconfinement préventif. « On était alors autour de 20 000 cas par jour, explique Renaud Piarroux*. Après quatre semaines d’un reconfinement strict, qui aurait été très efficace, on serait redescendu autour de 10* 000 cas, peut-être 5 000. On aurait alors relâché les mesures, l’épidémie serait repartie, mais on l’aurait maintenue autour de 20 000 cas par jour, jusqu’à ce que les vaccins fassent leur effet. Comme prévu, nous sommes contraints de reconfiner en avril, de faire exactement le même effort, mais avec près de 40 000 cas par jour, et une efficacité moins forte qu’en février puisque le virus est désormais plus transmissible. Les mesures seront relâchées grâce à l’efficacité des vaccins, mais le nombre de patients en réanimation restera élevé pendant longtemps. Dans les deux scénarios, l’effort de la population, l’impact psychologique et économique sont les mêmes. La seule différence, ce sont des milliers de morts, et un hôpital submergé pour la troisième fois, et qui n’en sortira pas indemne. »
La démocratie ne sort pas indemne non plus de l’épisode : le président de la République a pris seul une décision aux conséquences lourdes, après avoir maintenu, pendant des mois, la représentation nationale dans le brouillard. Et le 28 janvier, de fausses projections ont donc été présentées aux députés, au milieu d’informations sommaires et parfois erronées sur l’état de l’épidémie. Dans leur courrier à Jean Castex, les socialistes Valérie Rabault et Patrick Kanner avaient pourtant demandé au premier ministre de leur « communiquer au préalable les modèles épidémiologiques et l’ensemble des données et rapports dont [il] dispos[ait] pour appuyer [leur] analyse de la situation ».