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par Vincent Coussedière
Dans Éloge de l’assimilation, critique de l’idéologie migratoire, Vincent Coussedière propose une réflexion puissante sur le lien entre nationalité et immigration. L’homme est un animal assimilateur, qu’il soit migrant ou non migrant, explique le philosophe qui critique tant les «immigrationistes» que les «anti-immigrationistes», ces deux pôles rejetant le principe d’assimilation au nom d’un universalisme abstrait ou d’un relativisme identitaire. Or, si la capacité d’assimilation n’est pas nulle, elle est en même temps marquée par un principe de finitude.

Professeur agrégé de philosophie, Vincent Coussedière enseigne au lycée de Thann dans la région de Mulhouse et a enseigné à l’Institut d’études politiques de Strasbourg. Essayiste, il a publiéÉloge du populisme (éd. Elya, 2012), Le retour du peuple. An I. (éd. Le Cerf, 2016) et dernièrement Éloge de l’assimilation, critique de l’idéologie migratoire (éd. du Rocher, 2021).
La question de l’immigration est rarement abordée de front par les philosophes, beaucoup plus par les économistes, historiens, sociologues, démographes. C’est pourtant une question qui renvoie à des concepts fondamentaux de la philosophie politique, comme ceux de citoyens et d’étrangers. Un immigré étant défini comme un étranger qui vit depuis plus d’un an dans un autre pays que le sien et qui, tant qu’il n’a pas été naturalisé, n’est pas citoyen du pays qui l’accueille.
Le livre part de l’étonnement que devrait susciter le phénomène de l’immigration comme phénomène social. Nous parlons beaucoup de l’immigration, les polémiques opposent immigrationistes et anti-immigrationistes, mais nous oublions de questionner et de problématiser le phénomène. Nous avons tendance à le naturaliser et à en faire un simple fait : le fait migratoire, qu’il faudrait encourager pour les uns, auquel il faudrait s’opposer pour les autres. Tout se passe comme si l’immigration était le destin, destin réjouissant certains qui font de l’homme un animal migrant, destin désespérant les autres qui font de l’immigration une menace contre l’«identité».
Penser l’immigration, c’est donc d’abord sortir de l’idéologie, en essayant d’aborder la réalité d’un phénomène qui ne peut se comprendre qu’à partir d’une philosophie faisant toute sa place à la dimension sociale et politique de l’existence humaine. L’hypothèse centrale du livre est que pour comprendre la signification et les enjeux du phénomène de l’immigration, il faut partir de la nature sociale et politique de l’homme. Avant l’immigration il y a le phénomène de l’assimilation. L’homme est un animal assimilateur, qu’il soit migrant ou non migrant, et c’est à partir de ce principe que la signification de l’immigration peut apparaître. L’assimilation, repensée à partir de l’oeuvre de Gabriel Tarde comme assimilation imitative, comme imitation, n’est rien d’autre que le phénomène social fondamental.
On ne s’assimile pas à l’«humanité»
Or, ceux qui veulent ouvrir toutes grandes les vannes de l’immigration, célébrant une humanité réconciliée avec elle-même, comme ceux qui veulent les refermer définitivement, afin de protéger leur «identité», partagent un même refus de prendre en considération la nature assimilatrice de l’être humain. Les premiers critiquent l’assimilation parce qu’elle détruirait l’identité de l’étranger, réduisant l’autre au même, les seconds critiquent l’assimilation parce qu’elle menacerait au contraire leur propre identité, altérant le même dans l’autre.
Contre les premiers, qu’on peut appeler par commodité : les «immigrationnistes», cet essai veut montrer que l’assimilation n’est pas un processus de renoncement et d’abandon de soi, mais un processus positif de sublimation et de transformation de soi, lequel concerne aussi bien les nationaux que les étrangers. C’est en tant qu’animal social et politique que l’homme assimile de manière imitative des modèles culturels lui permettant une construction de soi qui n’est jamais achevée. Cependant, on ne s’assimile pas à l’«humanité», mais à une communauté politique qui s’est donnée une forme particulière au cours de l’histoire, en sélectionnant des modèles cumulables et non contradictoires, des modèles qui sont ceux d’une civilisation et d’une nation. Il y a quelque chose de tragique dans la nature assimilatrice de l’homme, on ne peut assimiler tous les modèles de vie, dont certains sont contradictoires avec d’autres, et on ne peut assimiler tous les hommes. L’assimilation imitative est un processus marqué par la finitude humain : elle est finie en compréhension (tous les modèles ne sont pas cumulables et ne se renforcent pas également) et en extension (tous les hommes ne peuvent entrer dans un même processus d’assimilation). C’est pourquoi il y aura toujours des étrangers, toute société humaine se construisant par un processus d’assimilation imitative non universalisable. L’étranger est celui qu’on n’imite pas et qui ne nous imite pas au même point ou nous nous entre-imitons. La tragédie du politique ne vient pas de la simple pluralité des hommes, du simple nombre des hommes, elle vient de la pluralité des modèles que les hommes peuvent adopter dans leur vie commune.
Contre les seconds, qu’on peut appeler par commodité les «anti-immigrationistes», cet essai rappelle l’insuffisance du concept d’«identité» pour penser la communauté nationale produite par de multiples actions d’imitation. La nation elle-même s’est construite par assimilation imitative. On peut penser par exemple à la diversité des communautés régionales, de leurs langues, de leurs mœurs, qui se sont progressivement assimilées en une unique nation française et une unique langue française. Cette dernière illustre d’ailleurs en quoi le processus d’assimilation n’est pas un processus d’abandon mais de sublimation et d’enrichissement par dépassement des différences. Il serait ridicule de défendre que la langue française, à condition bien sûr qu’elle soit maîtrisée dans tout son potentiel, est plus pauvre que les langues régionales dont elle retient au contraire les richesses et la diversité en les sublimant. En reprenant Gabriel Tarde, il faut comprendre que l’assimilation imitative ne repose pas seulement sur l’«imitation-coutume», qui conserve simplement le passé, mais qu’elle repose aussi sur l’«imitation-mode», qui assimile des modèles étrangers, et que c’est ainsi qu’elle ouvre la possibilité de l’innovation. Les étrangers ne menacent pas forcément la nation et la nation peut au contraire se renforcer en les assimilant. Il est paradoxal, de la part des «identitaires» de prétendre défendre la nation en n’ayant plus aucune confiance en son pouvoir d’assimilation.
Cet Éloge de l’assimilation se veut donc aussi une «critique de l’idéologie migratoire» dont il propose une généalogie inédite, remontant à l’immédiat après-guerre et à l’oeuvre de Sartre, qui est le premier à chercher à faire honte à la tradition française de l’assimilation, et à réclamer le respect et la reconnaissance de toutes les «identités» absolutisées, dont celle des immigrés. Il montre comment le «travail de taupe» de la critique de Sartre de l’assimilation va cheminer lentement, à travers la gauche et le parti socialiste, mais aussi à travers la droite, pour conduire à son abandon et à son remplacement par l’idéal d’intégration, puis d’inclusion. Or il ne sera possible de renouer avec une politique d’assimilation qu’à condition de prendre conscience de la profondeur historique et idéologique de sa culpabilisation, laquelle commence avec Sartre et se termine avec Erdogan, lorsque celui-ci déclare aujourd’hui devant des immigrés turcs, en France comme en Allemagne, qu’il faut la refuser car elle est comparable à un crime contre l’humanité.
Le sens de l’effort
Mais cet essai prend aussi ses distances avec la critique identitaire de l’immigration. Ce n’est pas au nom de l’«identité» menacée qu’il entend prendre la mesure du phénomène migratoire, mais au nom du génie français de l’assimilation. Fabriquer de nouveau des Français est une exigence qui s’impose aux nationaux comme aux étrangers qui prétendent à la naturalisation. L’assimilation est le secret de cette fabrication. Elle n’est pas de l’ordre de la captation imaginaire d’une identité perdue et fantasmée, elle est de l’ordre de l’action. Assimiler est l’action de se rendre similaire en s’entre-imitant et en imitant des modèles communs, action qui suppose une discipline et une transformation de soi. Assimiler la langue par exemple, ce n’est pas la réduire à soi, mais s’élever à elle par un travail de transformation de soi. Assimiler suppose la transmission de modèles qu’on admire parce qu’il sont admirables, parce qu’ils sont incarnés par des hommes qui en ont la charge et qui ne cessent d’agir pour se maintenir à leur niveau, et parfois pour les perfectionner.
Tel est le sens que cet essai donne à l’idée gaullienne de grandeur, une grandeur essentiellement spirituelle, c’est-à-dire vivante, qui réclamera beaucoup d’efforts pour être défendue, à égale distance d’un universalisme abstrait prétendant supprimer les frontières, et d’un relativisme identitaire pensant qu’il suffira de les refermer pour reconstruire la France.
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