Étiquettes

, , , ,

La question palestinienne semble de plus en plus taboue dans l’Hexagone, tandis qu’elle provoque au contraire de vifs débats à Washington.

Par Soulayma MARDAM BEY

Sur la Palestine, les États-Unis avancent, la France recule

Des militants et des manifestants défilent pour soutenir la Palestine à Washington DC, le 15 mai 2021. Andrew Caballero-Reynolds/AFP

Officiellement, rien ou presque ne semble séparer aujourd’hui les positions du gouvernement français de celles de l’administration américaine au sujet de la séquence politique et militaire qui s’est ouverte dans les territoires palestiniens et à l’intérieur d’Israël au début du mois de ramadan.

D’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, Emmanuel Macron comme Joe Biden se sont montrés pour le moins embarrassés face aux signes annonciateurs d’une troisième intifada à partir de Jérusalem pour se propager en Cisjordanie, à Gaza et jusqu’à l’intérieur des frontières d’Israël, parmi les Palestiniens de 1948. Washington comme Paris ont en revanche fait part de leur soutien à l’État hébreu après que le Hamas eut lancé à partir du 11 mai, depuis la bande de Gaza, des milliers de roquettes contre des cibles israéliennes à Jérusalem, Ashkelon, Ashdod ou encore Tel-Aviv. Côté américain, le président ainsi que le secrétaire d’État Antony Blinken ont à plusieurs reprises insisté sur le droit d’Israël à se défendre, le second allant jusqu’à exprimer mercredi dernier la nécessité d’établir une « distinction claire et absolue » entre « une organisation terroriste qui vise des civils et Israël qui vise des terroristes ». Malgré les inquiétudes soulignées au regard du nombre toujours plus élevé de pertes civiles – aujourd’hui estimé à 200, dont 59 enfants – et des appels au calme, Joe Biden a pour sa part déclaré le même jour ne pas avoir constaté de « réaction disproportionnée significative » dans la « réponse » israélienne contre l’enclave de Gaza. Et les États-Unis sont même allés jusqu’à bloquer à trois reprises l’adoption d’une décision du Conseil de sécurité appelant à une cessation des hostilités.

Côté français, les réactions ont été sensiblement similaires. Emmanuel Macron a ainsi appelé vendredi dernier au « retour à la paix », soulignant au cours d’un entretien avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu « le droit à se défendre » d’Israël tout en faisant part de « sa préoccupation au sujet des populations civiles à Gaza ». Des propos qu’il a ensuite réitérés auprès de Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne.

Désintérêt croissant

Du point de vue officiel des chancelleries occidentales, c’est comme si la séquence politique actuelle avait été ouverte par l’entreprise du Hamas, indépendamment du cadre dans lequel elle avait eu lieu, à savoir la menace d’expulsion de leurs foyers de 28 familles palestiniennes dans le quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est, la répression policière contre les fidèles pour leur entraver l’accès à la Porte de Damas et les défilés de la droite nationaliste et religieuse appelant à l’épuration ethnique de la ville.

Semblables sur la forme, les déclarations officielles de Paris et de Washington interviennent toutefois dans des contextes différents. Côté français, elles illustrent d’une part le désintérêt croissant de la France pour le dossier israélo-palestinien, et d’autre part un tropisme pro-israélien depuis 2007. Côté américain, même si elles restent largement favorables à l’État hébreu, ces déclarations s’inscrivent dans le cadre d’un effort – à tâtons – de rééquilibrage de la diplomatie américaine, après les années Trump qui ont broyé le paradigme d’une solution à deux États. Ces évolutions politiques sont surtout liées à des problématiques internes propres à chacun de ces deux pays. La réception de l’occupation et de la colonisation israéliennes à Paris et à Washington, celles des bombardements contre Gaza ou encore des roquettes lancées par le Hamas en disent plus que la stratégie diplomatique. En témoigne le contraste entre la décision du ministère de l’Intérieur d’interdire les manifestations propalestiniennes à Paris samedi dernier pour « risques de troubles », tandis que des manifestations ont eu lieu dans de nombreuses grandes villes telles que New York, Chicago ou encore Washington. Comment expliquer ce retrait français alors que longtemps, la politique officielle de la France était considérée comme l’une des plus équilibrées parmi les grandes puissances et que le pays abritait par ailleurs l’un des mouvements de solidarité avec la Palestine les plus actifs ?

Depuis la guerre de 1967 et l’occupation par Israël de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, la position officielle de Paris, telle que conçue par le général De Gaulle, se caractérisait à la fois par une plus grande indépendance diplomatique vis-à-vis des États-Unis, une révision à la baisse des relations militaires avec Israël et la volonté de jouer un rôle d’intermédiaire entre les différents acteurs de la région. Mais Jacques Chirac est le dernier chef d’État français à avoir témoigné d’un véritable intérêt pour la question palestinienne. « La réaction de la France aujourd’hui n’a rien de surprenant. Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, la traditionnelle volonté d’équilibre entre les parties prenantes du conflit n’existe plus », commente l’essayiste et journaliste Akram Belkaïd. Les facteurs internes derrière ces évolutions sont de nature plurielle. « La France abrite des communautés pour lesquelles ce conflit revêt une importance particulière. Les uns, Arabes, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, dénoncent un abandon des Palestiniens. Les autres, de confession juive, mettent en garde contre une résurgence de l’antisémitisme. Or, ce conflit n’est pas religieux mais d’essence coloniale », souligne Akram Belkaïd.

Héritière d’une double histoire

Depuis quelques années, une double dynamique semble à l’œuvre. La première relève d’une offensive menée par plusieurs figures politiques ou intellectuelles pro-israéliennes visant à confondre dans le débat public les défis auxquels ferait face la France avec ceux auxquels serait confronté Israël. Face à la série d’attentats jihadistes commis au nom de l’islam par de jeunes Français qui ont frappé l’Hexagone au cours de la dernière décennie, plusieurs personnalités ont appelé à une « israélisation » des méthodes antiterroristes. Ou tout du moins en ont évoqué les bienfaits. C’est le cas par exemple du maire de Nice Christian Estrosi, du centriste Hervé Morin ou encore de l’ancien Premier ministre sous la présidence de François Hollande, Manuel Valls. Des parallèles qui vident de leur contenu politique, historique et social aussi bien la question de l’occupation israélienne que celle de la relation de la République à ses citoyens d’origine arabe et/ou de confession musulmane. L’autre offensive s’est déroulée à partir de la fin des années 2000 sur les réseaux sociaux, ces derniers ayant servi de caisse de résonance à un antisémitisme virulent sous couvert d’antisionisme. Ce, alors que plusieurs attentats islamistes ont pris pour cible la communauté juive, que ce soit par exemple à l’école Ozar Hatorah de Toulouse le 20 mars 2012 ou encore à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes à Paris le 9 janvier 2015. Plusieurs sondages et études ont depuis souligné un sentiment d’abandon grandissant des juifs français, et l’accroissement des départs vers Israël. Or la France est l’héritière d’une double histoire, aussi bien vis-à-vis de sa population de confession juive – avec la collaboration – que d’origine arabe – avec surtout la guerre d’Algérie. « À l’égard d’Israël, la France est corsetée par un immense sentiment de culpabilité par rapport à la collaboration et à la politique antijuive du régime de Vichy. Cela pèse encore aujourd’hui et, de manière régulière, des écrits universitaires ou des créations artistiques (films, pièces de théâtre, romans) illustrent ce sentiment qui impose parfois une certaine autocensure », note Akram Belkaïd. « On la retrouve dans la presse française qui dans sa grande majorité continue de propager la thèse de deux acteurs de force égale, Israël et la Palestine, qui se feraient face », poursuit-il.

« L’ancien consensus ne fonctionne plus »

Aux États-unis en revanche, une nouvelle génération est à l’œuvre pour changer ce narratif. Toute une jeunesse d’origine arabe qui s’est forgée politiquement dans le sillage du 11-Septembre d’une part et de la guerre lancée en 2003 contre l’Irak monte au créneau pour, non seulement, dénoncer la politique étrangère de Washington mais aussi inscrire la question de la libération nationale palestinienne dans un contexte plus global de lutte contre différentes oppressions. Une politique fondée sur les coalitions s’est ainsi consolidée, galvanisée par les campus américains et les réseaux sociaux et permettant de connecter la Palestine à d’autres combats comme celui contre les violences policières visant la communauté afro-américaine par exemple. Résultat de ce militantisme en amont ? La gauche du Parti démocrate est aujourd’hui de plus en visible dans la critique qu’elle formule de la politique israélienne, en privilégiant un discours fondé sur les droits humains, porté notamment par des membres du Congrès telles qu’Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar ou encore Rashida Tlaib et défendu par le candidat à la primaire du parti Bernie Sanders.

« L’ancien consensus qui dominait depuis 1967 et surtout depuis la fin de la guerre froide – un soutien fort à Israël mais aussi à une solution à deux États, et un soutien limité à l’AP, ainsi qu’une opposition soigneusement calibrée aux colonies – ne fonctionne plus. À droite, les groupes chrétiens évangéliques et autres ont embrassé l’annexion et la cause d’un Grand Israël, rejetant un véritable État palestinien indépendant, explique Hussein Ibish, chercheur à l’Arab Gulf States Institute, basé à Washington. Pendant ce temps, à gauche, il y a beaucoup plus de pressions pour prendre en compte les droits humains, y compris sur la Palestine. L’on considère maintenant que les activités d’Israël dans les territoires occupés sont coloniales et oppressives, et qu’il est insensé d’appeler à la “paix” sans la fin de l’occupation. »

OLJ