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Jean-Pierre Filiu

Mouna et Mohammed al-Kurd, des jumeaux de Jérusalem-Est, sont devenus, par leur campagne sur les réseaux sociaux, les nouveaux symboles de la lutte palestinienne contre la dépossession.

Mouna al-Kurd et son frère jumeau Mohammed (Middle East Eye et AFP)

Le mois de mai 2021 apparaîtra peut-être aux historiens du futur comme un tournant dans la longue lutte du peuple palestinien pour son droit à l’autodétermination. Comme le souligne le correspondant du « Monde » à Jérusalem, « une victoire du pauvre, un rappel à l’Histoire ou une tempête parfaite: chacun peut nommer comme il le souhaite les événements de mai, mais quelque chose de nouveau a bel et bien secoué la Palestine ». Des émeutes sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem-Est ont alors entraîné un conflit entre Israël et le Hamas autour de Gaza, mais aussi les manifestations les plus sanglantes en Cisjordanie depuis la seconde intifada et une grève générale, en Israël même, d’une partie des Palestiniens de nationalité israélienne. Cet enchaînement de confrontations a été déclenché par la mobilisation, toujours en cours, des habitants palestiniens du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est, avec en figures de proue les jumeaux Mouna et Mohammed al-Kurd.

UNE CAMPAGNE SUR LES RESEAUX SOCIAUX

Aujourd’hui âgés de 23 ans, Mouna et Mohammed al-Kurd sont nés dans le quartier de Sheikh Jarrah, dans la partie orientale de Jérusalem-Est, occupée et annexée par Israël en 1967. Ils étaient encore enfants lorsque les autorités d’occupation ont décidé d’attribuer la moitié de leur domicile familial à des colons militants, installés à demeure depuis 2009. Mohammed al-Kurd a depuis dénoncé la cohabitation forcée au quotidien avec ces « squatters à l’accent de Brooklyn »:  « ils sont juste assis chez nous, nous tourmentant, nous harcelant, faisant tout ce qu’ils peuvent non seulement pour nous forcer à quitter la seconde partie de notre foyer, mais aussi pour pousser nos voisins à quitter leurs maisons et éliminer ainsi la présence des Palestiniens de Jérusalem ». C’est bien l’enjeu politique et démographique des 350.000 Palestiniens de Jérusalem-Est qui confère au bras de fer de Sheikh Jarrah sa dimension emblématique.

En mars dernier, la menace d’expulsion des résidents palestiniens de ce quartier convainc Mouna et Mohammed al-Kurd de lancer la campagne « Save Sheikh Jarrah » sur les réseaux sociaux. L’écho est en bientôt considérable, le compte Instagram de Mouna atteignant 1,4 millions d’abonnés, soit le double de celui de son frère jumeau. Mohammed al-Kurd consacre son premier recueil de poèmes à sa grand-mère Rifqa, récemment décédée, qui avait dû fuir en 1948 son foyer de Haifa pour, après des années de pérégrinations, s’installer finalement à Sheikh Jarrah. Sa soeur se fait la porte-parole des femmes de son quartier et de « leur profonde angoisse face à la crainte d’être à tout moment expulsées de chez elles ». L’arrestation des deux jumeaux, le 6 juin, suscite une forte émotion, même si elle ne dure que quelques heures. Dès sa libération, Mouna al-Kurd dénonce « les tactiques d’intimidation de l’occupation » et rappelle la détermination des habitants du quartier à « ne pas partir ». Ce message rencontre un écho particulier dans les milieux américains qui assimilent désormais la lutte palestinienne à celle pour les droits civiques aux Etats-Unis.

LE DISCREDIT DES DIRIGEANTS PALESTINIENS

La promotion de Mouna et Mohammed al-Kurd en icônes du combat palestinien fait écho à l’aura internationale qu’Ahed Tamimi, alors âgée de 16 ans, avait acquise en s’opposant, en 2017 en Cisjordanie, à l’intervention de deux militaires israéliens dans sa maison familiale. Condamnée à huit mois de prison, qu’elle a purgés intégralement, la jeune Tamimi, de même que les jumeaux Al-Kurd, incarne cette nouvelle génération palestinienne née durant la phase d’intensification de la colonisation israélienne que le « processus de paix » a accompagnée plutôt qu’enrayée (lors des accords de 1993 entre Israël et l’OLP, les colons étaient 150.000 à Jérusalem-Est et 110.000 en Cisjordanie, contre 220.000 et 440.000 respectivement aujourd’hui). La propagande israélienne a essayé de discréditer ces militants pacifistes en les assimilant à du « Pallywood », qui serait l’équivalent palestinien de Bollywood, mais de telles accusations ont fait long feu: nul ne peut en effet nier la réalité de l’irruption de la violence israélienne dans la sphère privée de ces individus désarmés.

Mais l’émergence symbolique des jumeaux Al-Kurd, comme hier d’Ahed Tamimi, découle aussi du discrédit qui frappe l’ensemble des dirigeants palestiniens. Mahmoud Abbas s’accroche à 86 ans à la présidence de l’Autorité palestinienne, alors que son mandat de 2005, remporté au nom du Fatah, a expiré depuis plus d’une décennie et qu’il a reporté sine die les présidentielles prévues cet été. Mohammed Dahlan, dissident du Fatah et exilé à Abou Dhabi, a beau être soutenu à fonds perdus par les Emirats arabes unis, leur traité de paix de septembre dernier avec Israël s’est avéré n’être qu’un arrangement bilatéral, sans impact réel sur la question palestinienne. Ismaël Hanyeh, le chef du Hamas, longtemps à la tête de la bande de Gaza, s’est largement disqualifié en choisissant, en 2019, de s’installer au Qatar. Quant à Mansour Abbas, le leader d’un parti islamiste siégeant à la Knesset, il vient d’accepter de siéger dans un gouvernement présidé par un ténor de la colonisation israélienne.

En ce sens, la popularité des jumeaux Al-Kurd illustre autant la reconfiguration actuelle de la scène palestinienne que la profonde crise de ses équipes dirigeantes.

Source: https://www.lemonde.fr/blog/filiu/